Les grandes figures historiques du Japon

Ishigaki Rin : une poétesse qui réconcilie le présent et le passé du Japon

Culture Livre

Janine Beichman [Profil]

Ishigaki Rin (1920-2004) a vécu pendant une période particulièrement mouvementée de l’histoire de l’Archipel. L’œuvre laissée par la poétesse japonaise est pourtant le reflet d’une vision du monde profondément ancrée dans la vie quotidienne paisible qui était la sienne. Voici un aperçu du parcours de cette étonnante femme de lettres émaillé de traductions de plusieurs de ses poèmes et de ses écrits les plus importants.

Une conscience aiguë des liens invisibles qui unissent les êtres humains

Ishigaki Rin a décrit ce qu’elle a découvert en partant de chez elle dans trois recueils composés d’essais qu’elle a pour la plupart écrits après avoir commencé à vivre seule. D’abord « Le pays fermé de l’humour » (Humor no sakoku) publié en 1973, puis « Se réchauffer les mains auprès des flammes » (Honô ni te o kazashite), paru en 1980, et pour finir « Le tambour de la nuit » (Yoru no taiko), sorti en 1989. Ces textes constituent une véritable mine de renseignements non seulement sur la vie d’Ishigaki Rin mais aussi sur les gens, les animaux et les changements sociaux qu’elle a observés pendant la dernière partie de sa vie en flânant dans les rues de Tokyo et à l’occasion de voyages dans d’autres régions du Japon. Au cours de ses balades de ci de là à travers l’Archipel, elle a pris des notes sur tout sans jamais perdre pour autant conscience de la période de la guerre. Comme pour beaucoup de survivants de tragédies, un bonheur présent peut déboucher de façon inattendue sur une porte vers le passé qui va dévoiler les souffrances et les traumatismes endurés comme un rideau de gaze éclairé par la mémoire. En voici pour preuve un court texte intitulé « Dans l’arrondissement de Minato » (Minato-ku de) écrit par la poétesse à l’âge de soixante-cinq ans.

Dans l’arrondissement de Minato

« Et si on s’arrêtait ici ? » a proposé la jeune rédactrice en chef en me conduisant vers un espace-café niché tout près des caisses d’un supermarché. Il s’agit d’une des boutiques les plus chics d’un quartier de Tokyo à la végétation bien dense. On a l’impression que l’endroit a été spécialement conçu pour les clients désireux de faire une pause avant de rentrer chez eux. Je remets mon texte à la jeune femme dès que nous sommes assises autour d’une petite table. Elle commence à le lire et j’attends qu’elle ait fini. Entretemps, on nous apporte du café et je commence à boire le mien à petites gorgées. Un garçonnet dont la tête arrive à peine à hauteur de la table arrive soudain en trottinant et il me dit quelque chose que je n’arrive pas à comprendre.

Je me penche pour l’écouter. « Tu sais le jouet, il est cassé ! » Il tient quelque chose qui ressemble à une petite voiture en plastique. Je n’ai aucune idée de ce qui a pu se passer mais pour lui témoigner ma sympathie, je dis à l’enfant : « Oh là là, mais c’est terrible ! » À en juger par son sourire, il semble satisfait de ma réponse et repart en trottinant comme il était venu. Quand il arrive à proximité des caisses, il se retourne et me fait un signe de la main accompagné d’un autre grand sourire. Une jeune femme svelte debout à ses côtés regarde elle aussi dans ma direction et elle me salue en souriant. Je suppose que c’est sa mère et qu’elle garde toujours un œil sur lui quand il profite du moment où elle fait ses courses pour explorer les alentours.

L’enfant qui est apparu tout à coup à côté de moi doit avoir dans les quatre ans. On dirait un frère jumeau des adorables chérubins représentés dans la peinture classique européenne, avec les ailes en moins. J’ai été si émue par la confiance avec laquelle il est venu vers moi et m’a parlé que je suis restée quelques minutes complètement stupéfaite. Qui sait, j’aurai peut-être un jour l’occasion de le rencontrer à nouveau. En tout cas, je l’espère vraiment. Pourquoi ai-je eu droit à un pareil instant de grâce au milieu de mon train-train quotidien ? De l’autre côté de la boutique, la mère de l’enfant est en train de me saluer.

Je dois préciser que tout ceci s’est déroulé dans l’arrondissement de Minato où je suis née et où j’ai passé les vingt-cinq premières années de ma vie. Le jouet dans la menotte de l’enfant m’a rappelé un souvenir gravé dans ma propre main. Vers la fin de la guerre, le quartier Yamanote de Tokyo a été bombardé. Ma maison et le quartier où je vivais ont été entièrement détruits et beaucoup de gens sont morts. La veille, une amie qui habitait dans une préfecture voisine avait passé la nuit chez moi. Le lendemain, quand elle était partie, elle m’avait donné un œuf en guise de cadeau. À l’époque, un œuf était quelque chose de si précieux que je l’avais mis dans le tiroir de mon bureau. Il a donc brûlé en même temps que notre maison. Si je m’étais empressée de le manger, je n’aurais probablement pas gardé trace de lui dans ma mémoire. Mais l’œuf disparu dans les flammes a laissé une légère sensation, un souvenir fugace dans la paume de ma main.

Dans le supermarché de ce quartier plein de grands immeubles résidentiels, on trouve absolument tout ce qu’on veut et il suffit de le parcourir pour approvisionner la cuisine d’une famille. À l’heure actuelle, tous les magasins d’alimentation exposent des sortes de montagnes constituées de boîtes empilées contenant chacune dix œufs impeccables. En les voyant, j’ai l’impression de me trouver dans une sorte de rêve.

Voilà où j’en suis. Maintenant que j’avance en âge et que je vis seule, la rencontre d’un bambin aussi adorable qu’un ange me remplit d’une sorte d’amour pur qui n’existe que dans les rêves. Dans ces conditions, pourquoi ne pourrais-je pas penser à mes souvenirs d’une guerre qui a pris fin il y a quarante ans comme à un autre rêve ? »

« Le tambour de la nuit » (Yoru no taiko), p. 115-117.  

Une poésie qui célèbre le présent aussi bien que le passé

Un texte ne peut rendre compte à lui seul de la complexité de l’écheveau des émotions d’Ishigaki Rin. « Dans l’arrondissement de Minato » met toutefois en lumière un aspect important de son fonctionnement. Pour la poétesse et essayiste japonaise et beaucoup d’autres auteurs, le présent ne peut jamais oblitérer le passé et le travail de toute une vie qui consiste à s’efforcer de les réconcilier est une préoccupation constante. Dans le même temps, les œuvres d’Ishigaki Rin donnent l’impression diffuse qu’elle a conscience des liens invisibles qui unissent les êtres humains et de la mort qui approche. Une conscience qui a sans doute rendu sa réaction vis-à-vis du petit garçon qu’elle ne s’attendait pas à revoir encore plus forte.

La poétesse Ishigaki Rin a célébré le Japon d’aujourd’hui et d’hier en suivant naturellement le cours de son destin. Et elle a toujours gardé une conscience aiguë du passé tout en évoluant dans le présent avec beaucoup de curiosité et de plaisir.

(Photo de titre : Ishigaki Rin. Kyôdô)

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Janine BeichmanArticles de l'auteur

Chercheuse, traductrice et poétesse. Professeur émérite de l’Université Daitô bunka gakuin de Tokyo. Titulaire d’un doctorat en littérature japonaise de l’Université Columbia de New York. Auteur de nombreux ouvrages dont « Masaoka Shiki, vie et œuvre » (Masaoka Shiki: His Life and Work), « L’étreinte de l’oiseau de feu : Yosano Akiko et le retour de la voix des femmes dans la poésie japonaise moderne » (Embracing the Firebird : Yosano Akiko and the Rebirth of the Female Voice in Modern Japanese Poetry), et « Sous le remue-ménage inlassable des planètes : choix de poèmes » (Beneath the Sleepless Tossing of the Planets : Selected Poems), une traduction de poèmes d’Ôoka Makoto qui a été couronnée par le prix pour la traduction d’œuvres de la littérature japonaise décerné en 2019-2020 par la Commission des amitiés nippo-américaines.

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