La poétesse Yosano Akiko et l’amour entre femmes : un récit sincère et émouvant

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Janine Beichman [Profil]

Le récit sincère et émouvant de la célèbre poétesse Yosano Akiko et de son attirance passionnée pour une camarade de son école pour filles soulève des questions sur la manière dont l’amour et la sexualité sont perçues à différentes époques.

« J’ai accepté de devenir une jeune fille stupide »

De nombreuses questions peuvent se poser sur les sentiments d’Akiko, sur leur égocentrisme ou leur possessivité, entre autres. Mais la poétesse elle-même introduit le plus intéressant d’entre-eux plus loin dans son récit : comment une fille comme elle, intellectuelle, ambitieuse, cultivée, a-t-elle pu perdre son temps avec une amitié si impossible, pour une personne qui semblait inférieure, essentiellement intéressée par les jolis rubans et les ragots sur les célébrités de l’époque ? Elle l’explique ainsi :

« Il peut sembler difficile à croire que la personne que j’étais alors puisse avoir été satisfaite en parlant des choses à la mode ou des ragots sur le théâtre d’Osaka et ses acteurs. Pour l’expliquer, il faut que je décrive ma condition psychologique difficile de l’époque. D’un côté, je savais très bien que les choses dont je parlais avec M, en tant qu’une de ses meilleures amies, étaient triviales et sans importance. J’ai toujours été une lectrice assidue de livres nouveaux et anciens, avec un véritable appétit pour la connaissance, et ce depuis l’âge de 11 ou 12 ans (12 ou 13 dans le kazoe-doshi original). Une passion pour l’apprentissage brûlait en moi comme un feu. Et quand j’étais à l’école, la chose qui me faisait le plus peur, c’est que M prenne connaissance de cette passion, et qu’à cause d’elle, nous devions nous séparer. Pour le bien de mon amour pour M, j’ai accepté de devenir une jeune fille stupide. »

« Au sein des amours passionnés, il doit y en avoir certains qui ne sont pas aussi irrationnels que le mien. Ma situation ressemblait à celle d’un homme qui prétend manquer de culture quand il s’amuse avec une geisha. Et pourtant, je l’aimais passionnément, à un degré qui me surprend aujourd’hui encore… »

La poétesse qui était capable d’écrire ce témoignage soigné et poignant de sa vie d’adolescente est souvent considérée comme celle qui, après un premier recueil de poésie audacieux, est simplement devenue l’incarnation de la bonne épouse et de la mère sage. Cet essai met un terme à cette idée, tout comme de nombreux autres de ses proses et de ses poèmes qui traitent des hauts et des bas de son long mariage avec Yosano Tekkan (Hiroshi), l’amour de sa vie.

L’amour non sexuel plus fort que la passion sexuelle ?

Mais pour revenir à la question par laquelle j’ai commencé : Akiko était-elle queer, dans le sens où elle aurait eu une expérience érotique passionnée avec une femme ? En prenant pour preuve cet essai, je dirais que non. La raison est qu’au début de celui-ci, elle déclare explicitement que quand elle parle d’amour homosexuel entre femmes, elle ne parle pas de relation sexuelle, c’est-à-dire de lesbianisme, qu’elle considère comme une perversion. Mais si elle insiste bien sur ce fait, elle déclare également que l’amour non sexuel peut être plus fort que la passion sexuelle entre un homme et une femme. Au regard de notre époque, c’est un paradoxe, et c’est justement ce paradoxe qui est à mon avis l’élément le plus important de cet essai.

Akiko a grandi à une époque pendant laquelle les amitiés romantiques entre femmes étaient courantes et bien documentées au Japon, en Europe et aux États-Unis. En fait, elles existent encore, mais elles se sont perdues dans une taxonomie étourdissante et variée de sexualités, du binaire (homme-femme) au pansexuel. Akiko elle-même, comme si elle avait prévu la fin du genre en tant que concept binaire, avait écrit :

« La distinction entre hommes et femmes que l’on a fait jusqu’à aujourd’hui n’est-elle pas trop superficielle, et basée sur une seule partie ? Il y a des hommes parmi nous qui par leurs traits du visage, par leur peau, par le timbre de leur voix, et même par leurs dispositions et leurs sentiments, sont comme des femmes. Et de la même manière, il y a de nombreuses femmes qui sont en tous points comme des hommes. Je pense donc qu’il y a un certain nombre d’hommes capables d’enfanter, et de femmes capables d’écrire, d’enseigner, de s’occuper d’une ferme ou de faire de la philosophie. Si nous faisions la théorisation et les expériences nécessaires, nous pourrions bien découvrir que de distinguer les hommes et les femmes selon leurs rôles dans la reproduction est une erreur. »

Dire qu’Akiko est queer, c’est lui imposer notre conception de l’amour. La poétesse a vécu durant une période pendant laquelle la perception des amitiés romantiques entre femmes était en train de changer, de l’acceptation au rejet. Dans son classique de 1981, « Surpasser l’amour des hommes » (Surpassing the Love of Men) Lillian Faderman écrit que « la vision supposément libérée de la sexualité du XXe siècle » a créé sa propre rigidité. Avec la libido considérée comme son instinct de premier plan, « les amitiés romantiques enrichissantes qui étaient autrefois courantes sont considérées comme impossibles ».

Dans notre époque obsédée par la sexualité, il est difficile d’imaginer un attachement asexuel qui puisse surpasser « l’amour des hommes » en terme d’intensité, mais l’essai d’Akiko parle de cette réalité. Souvent, elle semble merveilleusement contemporaine, ou tout du moins moderne, hormis dans ce domaine.

Était-ce toutefois vraiment le cas ? Il se pourrait bien qu’elle ait mis le doigt sur quelque chose d’universel et d’inchangé, que cette chose ait aujourd’hui plusieurs noms ou pas. Comme toujours, quand Akiko parle honnêtement de ses émotions, elle nous en apprend beaucoup sur les nôtres.

(Photo de titre : deux jeunes femmes se promenant sur le pont Benkei de Tokyo. Photo tirée de Shôjo Gahô, décembre 1913)

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Janine BeichmanArticles de l'auteur

Chercheuse, traductrice et poétesse. Professeur émérite de l’Université Daitô bunka gakuin de Tokyo. Titulaire d’un doctorat en littérature japonaise de l’Université Columbia de New York. Auteur de nombreux ouvrages dont « Masaoka Shiki, vie et œuvre » (Masaoka Shiki: His Life and Work), « L’étreinte de l’oiseau de feu : Yosano Akiko et le retour de la voix des femmes dans la poésie japonaise moderne » (Embracing the Firebird : Yosano Akiko and the Rebirth of the Female Voice in Modern Japanese Poetry), et « Sous le remue-ménage inlassable des planètes : choix de poèmes » (Beneath the Sleepless Tossing of the Planets : Selected Poems), une traduction de poèmes d’Ôoka Makoto qui a été couronnée par le prix pour la traduction d’œuvres de la littérature japonaise décerné en 2019-2020 par la Commission des amitiés nippo-américaines.

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