La pandémie de grippe espagnole au Japon sous le regard de la poétesse Yosano Akiko

Culture Livre

Janine Beichman [Profil]

Au tout début du XXe siècle, Yosano Akiko a réussi à se faire une place dans l’histoire de la littérature japonaise. En dehors des multiples recueils de poèmes qui l’ont propulsée au premier rang de la scène littéraire, elle a écrit une série de textes remarquables sur l’épidémie de grippe survenue au Japon aussitôt après la Première Guerre mondiale. Un témoignage instructif particulièrement d’actualité avec la crise sanitaire.

Peur de la mort et instinct maternel

Yosano Akiko a abordé le problème de la mort une seconde fois dans un article intitulé « La terreur de la mort » (Shi no kyôi), paru le 12 février 1923. Les journaux de l’époque contenaient, semble-t-il, plus d’avis de décès et de notices nécrologiques que de coutume. Un médecin qu’elle connaissait lui avait d’ailleurs affirmé que le virus de la grippe sévissait encore.

Les enfants de Yosano Akiko ont été affectés l’un après l’autre par de la fièvre et de la toux. Sa famille a ensuite appris qu’un neveu de son mari, qui faisait des études de médecine à Berlin, avait succombé à une pneumonie la veille de son retour au Japon. Le jeune homme qui avait moins de trente ans était mort en un rien de temps. Touchée au vif par la précarité de la vie, Yosano Akiko a eu l’impression que ses enfants eux-mêmes étaient menacés.

Un an plus tôt, le calme et le renoncement avec lequel son ami le grand romancier Mori Ôgai (1862-1922) avait accueilli la mort, avait pourtant rempli la poétesse d’admiration. Les gens de sa trempe « ne craignent pas la mort comme les autres. Quand elle arrive, ils meurent aussi simplement que s’ils rentraient chez eux », avait-elle déclaré.

Mais Yosano Akiko ne se sentait pas capable d’une pareille équanimité. Elle considérait qu’elle faisait partie des « gens ordinaires » (bonjin) qui ressentent une vive inquiétude face à la mort. Elle conclut son texte en utilisant le même argument qu’en 1920, dans « La peur de la mort ». En tant que parent, « je ne peux pas me permettre de mourir ». « Je suis une mère de famille et à ce titre, je combattrai la mort jusqu’à mon dernier souffle sans avoir la moindre honte de me comporter en lâche. »

Le grand écrivain Mori Ôgai (1862-1922) est mort en 1922, à l’âge de 60 ans. La photo ci-dessus a été prise six ans plus tôt, en 1916. (Avec l’aimable autorisation de la bibliothèque de la Diète nationale)
Le grand écrivain Mori Ôgai (1862-1922) est mort en 1922, à l’âge de 60 ans. La photo ci-dessus a été prise six ans plus tôt, en 1916. (Avec l’aimable autorisation de la bibliothèque de la Diète nationale)

Mais le message de Yosano Akiko dans « La terreur de la mort » ne s’arrête pas là. Plus haut dans le texte, elle évoque la crainte que lui inspire habituellement la mort et qu’elle attribue à son âge (45 ans), à la fréquence des accidents vasculaires cérébraux dans sa famille et au fait que ses deux parents sont décédés d’une hémorragie cérébrale. Elle raconte que lorsqu’elle apprend la disparition de quelqu’un, elle « se met à trembler comme s’il s’agissait d’un présage » de son propre trépas. « J’ai l’impression que mon cœur fond comme une neige légère. » Toutefois ajoute-t-elle, « une sorte de défi et de courage finit par émerger des profondeurs de mon âme terrifiée et déprimée par la mort. Je ne peux pas mourir. Quoi qu’il advienne, je dois vivre. »

Une force vitale profonde

La réaction de la poétesse face à la mort s’explique peut-être par la présence de ses enfants. Mais il y a aussi chez elle une forme d’audace et de courage, une sorte d’énergie vitale irrationnelle qui est une réponse à la terreur que lui inspire la mort et dont elle ne cherche même pas à comprendre l’origine. Bien que ce soit la seule fois où elle y fasse allusion dans ses écrits sur la pandémie de grippe espagnole, ce comportement semble correspondre beaucoup plus à sa nature profonde que tous les autres qu’elle peut invoquer.

Dans le monde où vivait Yosano Akiko, les maladies contagieuses, notamment le choléra et la tuberculose, étaient monnaie courante et les gens mouraient plus souvent chez eux qu’à l’hôpital. Elle a dû voir la mort de près, probablement dès l’âge de neuf ans, quand sa grand-mère paternelle qui vivait sous son toit a rendu son dernier soupir. D’après ce qu’elle dit dans « Mon enfance » (Watakushi no oitachi), c’est alors qu’elle a pris conscience de l’existence de la mort et qu’elle a commencé à en avoir peur.

Dans « Un matin » (Aru asa), elle avoue qu’une fois adolescente, la crainte de mourir est devenue une véritable obsession pour elle, obsession qui a fini par se transformer en une attirance secrète. Ce côté obscur de sa personnalité a disparu lorsqu’elle a découvert la poésie et l’amour et que sa vie est devenue ce qu’elle appelle elle-même « une danse, celle des flammes de mon existence. Il me faut danser sans honte cette vie de douleur, de violence, d’amour et de bonheur. Nouvelle danseuse, je veux m’élancer en tourbillonnant dans la libération de l’existence. »

Eros et Thanatos

Mais Yosano Akiko n’en a pas moins gardé une conscience aigüe de la présence de la mort, tapie derrière la vie, conscience qui se manifeste sous la forme tantôt d’une peur tantôt d’une attirance. Dans son œuvre aussi bien poétique qu’en prose, elle a évoqué ses multiples grossesses et ses accouchements comme autant de confrontations avec la mort qui ont abouti à une renaissance pour elle. La terreur de la mort de Yosano Akiko va indéniablement de pair avec un ardent amour maternel. Quand elle était malade, elle a écrit des poèmes dans lesquels elle souhaite en finir et mourir et d’autres où elle rêve d’un monde merveilleux après la vie.

Mais dans le même temps, au moment de choisir, la mort est toujours contrecarrée par une mystérieuse énergie vitale surgie du plus profond d’elle-même, une force étrange et bienfaisante qu’elle ne peut expliquer. Le va et vient permanent entre les deux pulsions à la fois contraires et complémentaires que constituent la vie et la mort, la création et la destruction, et Eros et Thanatos, est omniprésent dans l’œuvre de Yosano Akiko et il fait toute sa force.

(Photo de titre : des étudiantes japonaises équipées d’un masque pour les protéger du virus de la grippe espagnole, en février 1919. © Mainichi Shimbun/Aflo)

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Janine BeichmanArticles de l'auteur

Chercheuse, traductrice et poétesse. Professeur émérite de l’Université Daitô bunka gakuin de Tokyo. Titulaire d’un doctorat en littérature japonaise de l’Université Columbia de New York. Auteur de nombreux ouvrages dont « Masaoka Shiki, vie et œuvre » (Masaoka Shiki: His Life and Work), « L’étreinte de l’oiseau de feu : Yosano Akiko et le retour de la voix des femmes dans la poésie japonaise moderne » (Embracing the Firebird : Yosano Akiko and the Rebirth of the Female Voice in Modern Japanese Poetry), et « Sous le remue-ménage inlassable des planètes : choix de poèmes » (Beneath the Sleepless Tossing of the Planets : Selected Poems), une traduction de poèmes d’Ôoka Makoto qui a été couronnée par le prix pour la traduction d’œuvres de la littérature japonaise décerné en 2019-2020 par la Commission des amitiés nippo-américaines.

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