La pandémie de grippe espagnole au Japon sous le regard de la poétesse Yosano Akiko

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Janine Beichman [Profil]

Au tout début du XXe siècle, Yosano Akiko a réussi à se faire une place dans l’histoire de la littérature japonaise. En dehors des multiples recueils de poèmes qui l’ont propulsée au premier rang de la scène littéraire, elle a écrit une série de textes remarquables sur l’épidémie de grippe survenue au Japon aussitôt après la Première Guerre mondiale. Un témoignage instructif particulièrement d’actualité avec la crise sanitaire.

Un manque flagrant de réactivité de la part des autorités

Yosano Akiko a ensuite évoqué la pandémie de grippe du début du XXe siècle dans « Pensées et impressions » (Oriori no kansô), publié le 12 février 1919. À l’époque, les effets de la première vague avaient commencé à diminuer avec toutefois un léger rebond. « La pandémie est de retour », affirme-t-elle en racontant comment elle a été contaminée à deux reprises avec son mari – Yosano Tekkan (1873-1935) – l’année précédente, alors que leurs enfants l’ont été l’un après l’autre.

Elle dénonce la situation déplorable de l’hygiène en milieu urbain, notamment dans les tramways bondés « comme des boîtes où l’on contamine de force les gens », avec « des poignées en cuir répugnantes » qui ne sont jamais désinfectées. Elle s’en prend aussi à l’état sanitaire déplorable des écoles, où il n’y a ni chauffage adéquat, ni lavage des mains, ni gargarismes. Elle déplore l’absence totale d’intérêt du ministère de l’Éducation pour ce genre de questions et avoue que, bien qu’elle soit favorable aux écoles maternelles – une innovation pour l’époque –, elle préfère que ses enfants en âge d’y aller restent à la maison.

Yosano Akiko (1878-1942), la poétesse japonaise la plus célèbre du XXe siècle. Cliché non daté. (Avec l’aimable autorisation de la bibliothèque de la Diète nationale japonaise)
Yosano Akiko (1878-1942), la poétesse japonaise la plus célèbre du XXe siècle. Cliché non daté. (Avec l’aimable autorisation de la bibliothèque de la Diète nationale japonaise)

L’omniprésence de la mort

Entre octobre 1919 et juillet 1920, le Japon a été la proie d’une seconde vague de grippe qui a culminé à partir de la mi-janvier. Ce pic de l’épidémie a duré trois semaines. Si le taux de contamination s’est avéré moins élevé que précédemment, celui de la mortalité a nettement grimpé tant et si bien que la crise sanitaire a fait à nouveau la une de la presse. C’est dans ce contexte que Yosano Akiko a publié un texte intitulé « La peur de la mort » (Shi no kyôfu), le 25 janvier 1920.

Contrairement aux deux articles précédents qui traitaient de questions d’ordre pratique et médical, « La peur de la mort » est entièrement consacré aux effets psychologiques de la pandémie. « En voyant les ravages provoqués par le virus et des gens en pleine santé tomber malades et mourir en l’espace de cinq ou sept jours, on en vient à penser à la précarité de l’existence et à la mort elle-même.

En temps normal, on considère que la vie va de soi et on se soucie seulement d’en profiter le plus possible. Mais à l’heure actuelle, nous sommes terriblement sensibles à l’impermanence des choses, comme les adeptes du bouddhisme. La peur de la mort en est même arrivée à occuper une place plus importante dans notre conscience que la quête obsédante de leur pitance pour ceux qui sont obligés de travailler pour survivre que ce soit avec leur esprit ou avec leur corps. »

L’intensité du texte atteint son point culminant quand Yosano Akiko écrit : « À présent, nous sommes entourés de toutes parts par la mort. Chaque jour, quatre cents personnes meurent rien qu’à Tokyo et Yokohama. Demain, ce sera peut-être notre tour. Mais je veux combattre le mieux possible cette mort contre nature, et ce jusqu’au bout, en brandissant bien haut l’étendard de la vie. »

Pour conclure, la poétesse affirme « J’ai fait l’expérience de la peur de la mort en accouchant et face à l’épidémie de grippe actuelle. Et c’est dans ces moments-là que j’ai senti la profondeur de mon désir de vivre non pas pour moi-même mais pour mes enfants que je dois élever. Quand les êtres humains deviennent des parents, leur attachement à la vie prend une toute autre dimension et une nouvelle coloration. L’amour pour ceux qui sont issus de leur propre corps inclut celui l’humanité toute entière. »

Des méthodes pour combattre la grippe complètement d’actualité

En octobre 1920, pendant la troisième vague de grippe qui s’est abattue sur le Japon de juillet 1920 à juillet 1921, Yosano Akiko s’est à nouveau exprimée à ce propos dans un texte intitulé « Hygiène et traitements » (Eisei to chiryô). De toute évidence, elle avait pris conscience qu’il était inutile de demander au gouvernement d’en faire plus, même si de son point de vue, son action était loin d’être suffisante. Dans « Hygiène et traitements », elle s’intéresse uniquement à ce que les individus peuvent faire pour eux-mêmes et leur famille. Elle pense que ce type d’épidémie est fait pour durer, ce qui s’est avéré exact.

« La saison où l’ogre effroyable de la grippe se réveille est de retour. »  En écrivant « La peur de la mort », elle s’était promis de tout faire, en tant que personne, pour résister à la maladie. Dans « Hygiène et traitements », elle explique comment elle s’y prend pour y parvenir. Ses méthodes sont d’ailleurs pratiquement les mêmes que celles qui ont cours aujourd’hui.

D’abord, une bonne alimentation, ensuite des gargarismes pour éliminer les toxines, en particulier quand on rentre chez soi après avoir côtoyé des foules. Elle conseille de fournir aux employés des entreprises et des usines des produits pour qu’ils puissent se gargariser régulièrement sur leur lieu de travail. Elle révèle aussi qu’elle a eu droit à des piqûres périodiques prescrites par Ômi Kôzô, son gynécologue et ami de longue date.

À l’époque, la majorité des spécialistes considéraient que les « vaccinations » étaient inutiles, mais Yosano Akiko n’était pas de cet avis. Aucun des membres de sa famille et des patients d’Ômi Kôzô n’ayant été victime de la grippe, elle est même allée jusqu’à donner l’adresse de la clinique de son médecin à ceux qui voulaient se faire vacciner. La grande poétesse japonaise avait indéniablement un côté pragmatique ne serait-ce que dans l’attention extrême qu’elle portait à la santé de sa famille.

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Janine BeichmanArticles de l'auteur

Chercheuse, traductrice et poétesse. Professeur émérite de l’Université Daitô bunka gakuin de Tokyo. Titulaire d’un doctorat en littérature japonaise de l’Université Columbia de New York. Auteur de nombreux ouvrages dont « Masaoka Shiki, vie et œuvre » (Masaoka Shiki: His Life and Work), « L’étreinte de l’oiseau de feu : Yosano Akiko et le retour de la voix des femmes dans la poésie japonaise moderne » (Embracing the Firebird : Yosano Akiko and the Rebirth of the Female Voice in Modern Japanese Poetry), et « Sous le remue-ménage inlassable des planètes : choix de poèmes » (Beneath the Sleepless Tossing of the Planets : Selected Poems), une traduction de poèmes d’Ôoka Makoto qui a été couronnée par le prix pour la traduction d’œuvres de la littérature japonaise décerné en 2019-2020 par la Commission des amitiés nippo-américaines.

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