La pandémie de grippe espagnole au Japon sous le regard de la poétesse Yosano Akiko

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Janine Beichman [Profil]

Au tout début du XXe siècle, Yosano Akiko a réussi à se faire une place dans l’histoire de la littérature japonaise. En dehors des multiples recueils de poèmes qui l’ont propulsée au premier rang de la scène littéraire, elle a écrit une série de textes remarquables sur l’épidémie de grippe survenue au Japon aussitôt après la Première Guerre mondiale. Un témoignage instructif particulièrement d’actualité avec la crise sanitaire.

La « poétesse de la passion » 

En 1915, Yosano Akiko (1878-1942), la poétesse japonaise la plus célèbre du XXe siècle, a composé un poème intitulé From an Old Nest (« Du fond d’un vieux nid ») qui pourrait curieusement servir d’ode aux mois de confinement que nous venons de vivre.

Du fond d’un vieux nid

Tempêtes dans le ciel, ne m’invitez pas à vous suivre dans votre errance sans but, de ci de là, franchissant les montagnes et ravivant les champs –

Je suis si terre à terre que je ne le supporterais pas.

Parfums de fleurs sauvages, ne bruissez pas pour moi.
Si je devais me transformer en senteur florale
Ce serait pour parfumer le temps, l’espace d’un instant –

Avant de disparaître à jamais.

Oiseaux dans les arbres, ne chantez pas pour moi.
Vous qui êtes nés avec des ailes, vous volez
De branche en branche

En chantant de fleur en fleur.

Tout, absolument tout vous détourne de moi.
Je repose dans le nid du premier amour,
répétant encore et encore avec ma petite voix

le murmure qui ne change jamais.

Yomiuri Shimbun, 25 juillet 1915. « Vêtement de danse » (Maigoromo), 1916

La fin du poème nous réserve une véritable surprise. Le « vieux nid » est remplacé non pas par un « nouveau » comme on pourrait s’y attendre, mais par celui « du premier amour » Pourquoi ? L’amour survit au temps. Yosano Akiko en a toujours été convaincue, même dans les moments les plus difficiles de son mariage. Par ailleurs, que veut-elle dire par « murmure qui ne change jamais » ? S’agit-il de mots d’amour ou d’autre chose ? Quelle que soit la réponse, son poème nous rappelle qu’après tout, on peut avoir des raisons d’aimer rester chez soi. Il y a en effet des choses que l’on ne trouve nulle part ailleurs.

Une féministe engagée

Le ton romantique et inspiré de ce poème met en lumière une des facettes les plus remarquables de la personnalité de Yosano Akiko. Mais il ne faut pas oublier que la « poétesse de la passion » a été aussi la mère de treize enfants dont onze ont atteint l’âge adulte ainsi qu’une écrivaine engagée, auteur d’un nombre impressionnant d’essais souvent consacrés à la cause des femmes. Elle s’est notamment illustrée à l’occasion du débat sur la protection de la maternité qui s’est tenu au Japon entre 1918 et 1919.

À cette occasion, elle a publié de nombreux articles dans des revues à grand tirage avec ses amies féministes Hiratsuka Raichô (1886-1971), Yamakawa Kikue (1890-1980) et Yamada Waka (1879-1957). Au même moment, elle a commencé à faire paraître - dans le « Journal du commerce de Yokohama » (Yokohama bôeki shimbun), un des journaux progressistes de l’époque, une série de textes sur la pandémie de la grippe espagnole qui a fait des dizaines de millions de victimes à travers le monde à l’issue de la Première Guerre mondiale.

L’épidémie de « grippe espagnole » au Japon

Entre 1918 et 1921, le virus de la « grippe espagnole » a contaminé quelque 500 millions de personnes à travers le monde et il en a tué entre 17 et 50 millions, et peut-être même 100 millions si l’on en croit certains spécialistes. En clair, il s’est avéré plus meurtrier que la Première Guerre mondiale qui a pourtant fait plus de 20 millions de morts.  Au Japon comme ailleurs, il est impossible d’avoir des chiffres exacts à ce sujet, mais on estime que 42 % de la population de l’Archipel a été infectée et que le nombre des décès se situe autour de 400 000. L’épidémie a comporté trois vagues successives, à des dates légèrement différentes en fonction des pays. Au Japon, la première vague a eu lieu entre août 1918 et juillet 1919, la seconde, la plus virulente, entre octobre 1919 et juillet 1920, et la troisième, de juillet 1920 à juillet 1921.

En novembre 1918, au moment du pic de la première vague, Yosano Akiko a publié un article intitulé « Écrit depuis mon lit, avec la grippe » (Kanbô no toko kara) alors que dix autres des treize membres que comptait sa famille étaient affectés par le terrible virus. La première moitié du texte est consacrée à l’épidémie. D’après Yosano Akiko, la propagation de la grippe dans le monde entier était inévitable en raison des progrès des moyens de transports. D’autant que le degré élevé de contagiosité du virus était tout à fait inédit. La vitesse à laquelle une simple fièvre pouvait se transformer en pneumonie suivie d’une mort brutale prouvait à elle seule qu’il fallait absolument prendre des mesures pour enrayer sa diffusion.

La poétesse japonaise explique ensuite que, malheureusement, la tendance des habitants de l’Archipel à fermer les yeux au lieu de regarder les choses en face n’a fait qu’aggraver le problème. « Pourquoi », s’insurge-t-elle, « le gouvernement n’a-t-il pas ordonné, à titre de mesure préventive, la fermeture des lieux où un grand nombre de personnes se côtoient de très près, notamment les épiceries, les écoles, les salles de spectacle, les usines et les expositions importantes ? » Elle stigmatise le manque de vigueur et de réactivité des autorités ainsi que de graves négligences au niveau de la distanciation sociale et de la limitation des rassemblements, inadmissibles au XXe siècle.

Après quoi, elle rappelle le point de vue des médecins selon lesquels la grippe se manifeste par une forte fièvre suivie d’une pneumonie qui provoque la mort du patient. Le traitement qui s’imposait était donc un antipyrétique destiné à faire tomber la température. Mais il avait malheureusement le défaut d’être trop coûteux pour les pauvres. Yosano Akiko demande donc que le secteur public et le secteur privé collaborent pour rendre ce type de médicament accessible à toute la population. Et elle conclut d’une façon bien à elle en faisant un parallèle entre les classiques chinois et ses convictions démocratiques modernes.

« Jean-Jacques Rousseau n’a pas été le premier à plaider en faveur de l’égalité. Confucius avait affirmé bien avant lui ‘Ce n’est pas la pauvreté que je déplore, mais l’inégalité’. Et dans le Vrai classique du vide parfait (Lie zi), il est dit que ‘L’idéal sous le Ciel, c’est l’égalité’. Etant donné les nouveaux principes éthiques qui sont les nôtres aujourd’hui, je pense qu’il est vraiment insensé de priver certains de nos semblables du meilleur traitement et de leur infliger encore plus de souffrances et d’inquiétudes sous prétexte qu’ils sont pauvres.

Suite > Un manque flagrant de réactivité de la part des autorités

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Janine BeichmanArticles de l'auteur

Chercheuse, traductrice et poétesse. Professeur émérite de l’Université Daitô bunka gakuin de Tokyo. Titulaire d’un doctorat en littérature japonaise de l’Université Columbia de New York. Auteur de nombreux ouvrages dont « Masaoka Shiki, vie et œuvre » (Masaoka Shiki: His Life and Work), « L’étreinte de l’oiseau de feu : Yosano Akiko et le retour de la voix des femmes dans la poésie japonaise moderne » (Embracing the Firebird : Yosano Akiko and the Rebirth of the Female Voice in Modern Japanese Poetry), et « Sous le remue-ménage inlassable des planètes : choix de poèmes » (Beneath the Sleepless Tossing of the Planets : Selected Poems), une traduction de poèmes d’Ôoka Makoto qui a été couronnée par le prix pour la traduction d’œuvres de la littérature japonaise décerné en 2019-2020 par la Commission des amitiés nippo-américaines.

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