Les grandes figures historiques du Japon

Mori Ôgai, un géant intellectuel, pionnier de la la littérature moderne, médecin et haut fonctionnaire

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Ôtsuka Miho [Profil]

Le centenaire de la mort de Mori Ôgai, le géant de la littérature japonaise, connu par des titres comme La Danseuse, L’Intendant Sanshô, ou encore Vita Sexualis, a été célébré le 9 juillet 2022. Comment a vécu cet homme de lettres, qui a aussi été médecin militaire et haut fonctionnaire ?

Apprentissage du français, et l’expérience de la guerre avec la Russie et la Chine

Ôgai a aussi joué un rôle de premier plan en tant que médecin militaire. Après avoir participé aux guerres sino-japonaise et russo-japonaise comme médecin-chef, il est muté à Kokura, dans la ville de Kita-Kyûshû, où il est chef de la médecine de la douzième division de l’infanterie. Il y reste de 1899 à 1902 mais n’est pas satisfait de cette mutation qu’il vit comme une relégation. Pendant cette période, il réduit son activité littéraire, car il pense que ses supérieurs ne voient pas d’un bon œil le fait qu’il mène deux carrières à la fois. Il s’occupe en étudiant le français avec un missionnaire français qui habite Kokura et la pensée Zen et Chittamatra avec un moine zen. Ces années vont nourrir son attitude au monde.

En 1902, à l’âge de 40 ans, il revient à Tokyo comme médecin-chef de la première division de l’infanterie, et en 1907, à l’âge de 45 ans, il atteint le rang de chef du service médical du ministère de l’Armée. Maintenant qu’il n’a plus besoin de se préoccuper de l’opinion de ses supérieurs, il se remet à publier avec frénésie malgré ses nombreuses occupations. En 1909 paraît Vita sexualis, un roman censuré car il décrit les expériences sexuelles de son héros et traite amplement de sa vie sexuelle. En 1910, il publie La Tour du silence, œuvre dans laquelle il critique les restrictions sur la liberté d’expression dans les domaines littéraire et intellectuel que le gouvernement a imposées et renforcées après « l’Affaire de la haute trahison ». Ôgai écrit à cette époque de nombreux romans modernes qui contiennent des critiques acérées de de la société contemporaine.

Un grand intérêt pour les empereurs

En 1912, l’empereur Meiji meurt et l’ère Taishô commence. Pendant la transition, le suicide du célèbre général Nogi Maresuke, qui a préféré suivre son souverain dans la mort, stupéfie le pays. Ôgai en est aussi choqué, et il écrit Le Testament d’Okitsu Yagoemon (1912), basé sur l’histoire du personnage historique du même nom, un samouraï qui s’était donné la mort pour la même raison au début de l’époque d’Edo. C’est le début d’une série de romans historiques, dont plusieurs, comme Saigo no ikku (1915, non publié en français), ou Le bateau Takasebune (1916) sont encore étudiés par les lycéens japonais.

Mori Ôgai en uniforme militaire et son cheval, en 1912 (Musée commémoratif Mori Ôgai)
Mori Ôgai en uniforme militaire et son cheval, en 1912 (Musée commémoratif Mori Ôgai)

En 1916, âgé de 54 ans, il quitte l’armée. Son intérêt pour l’histoire s’approfondit encore, et il se lance dans l’écriture de biographies de penseurs de la fin de l’époque d’Edo. Parmi elles figurent Shibue Chûsai (1916) et Hokujô Katei (1917 à 1920), deux œuvres qui allient recherche historique et littérature, dans un nouveau style qu’il crée. Chûsai et Katei sont des intellectuels, des médecins, et des serviteurs de l’État, et ils ont tous les deux aussi participé à la vie littéraire et artistique. Ce qui revient à dire qu’il écrit à propos d’hommes qui ont été ses prédécesseurs.

En 1917, à l’âge de 55 ans, il devient haut fonctionnaire à l’Agence de la maison impériale, où il cumule les rôles de directeur de son musée et de sa bibliothèque. À ce titre, il se passionne pour la recherche historique, pour préparer l’avènement du nouvel empereur attendu pour un avenir proche. Pour lui, le nom de la nouvelle ère qui s’ouvrira ainsi que le nom posthume de l’empereur précédent doivent être choisis en se fondant sur des données historiques. Après avoir terminé la rédaction de Teishikô (1921), dans lequel il présente les références des noms posthumes des empereurs historiques, il se lance dans la rédaction de Keigôkô, envisagé comme un ouvrage de référence sur les noms d’ères, mais la détérioration de son état de santé l’empêche de le terminer. Il meurt le 9 juillet 1922, à l’âge de 60 ans, des suites de la tuberculose et d’atrophie rénale.

Un père affectueux pour ses enfants

Mori Ôgai était un géant intellectuel capable de pratiquer l’interdisciplinarité. Sa connaissance des cultures japonaise, chinoise et occidentale lui a permis de mener des recherches dans des domaines très variés, allant de sa première spécialité, la médecine, jusqu’à l’esthétique et l’histoire, et il a aussi eu une carrière de médecin militaire et de haut fonctionnaire. Dans le domaine littéraire, il a pratiqué tous les genres — roman, critique, théâtre, poésie japonaise de formes classique et moderne, et même sino-japonaise, avec des œuvres en avance sur leur époque qui ont stimulé ces contemporains.

Dans l’intimité, Ôgai était un père aimant qui ne ménageait pas son affection pour les quatre enfants qu’il a eus avec deux femmes, Toshiko, et Shige, épousée en secondes noces. Ceux-ci ont tous fait carrière dans les lettres, et ont écrit leurs souvenirs de leur père dans des ouvrages où l’on perçoit leur amour profond pour lui, comme « Le Chapeau de mon père » (Chichi no bôshi, 1957, non publié en français), le livre de sa fille aînée, la romancière Mori Mari, ou « Les dernières années de mon père » (Bannen no chichi, 1936, non publié en français) par sa deuxième fille, l’essayiste Kobori Anne. Le portrait que ses enfants dresse de leur père est plein de vie.

(Photo de titre : Mori Ôgai en 1912. Musée commémoratif Mori Ôgai)

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Ôtsuka MihoArticles de l'auteur

Professeur à l’Université féminine du Sacré-Cœur de Tokyo, spécialiste de littérature japonaise moderne et plus particulièrement de Mori Ôgai. Née en 1965 à Tokyo, elle obtient sa licence à l’Université féminine Ochanomizu, et son doctorat de littérature à l’Université de Tokyo. Elle commence sa carrière universitaire à l’Université de Saitama, puis devient maître de conférence à l’Université du Sacré-Cœur avant d’y être nommée professeur. Elle est aussi directrice du musée commémoratif Mori Ôgai. Auteure de « Lire Ôgai » (Ôgai wo yomihiraku, Chôbunsha 2002), elle a collaboré notamment à « Les waka de l’Empire » (Teikoku no waka, Iwanami Shoten, 2006), « Lettres adressées à Mori Ôgai pendant son séjour en Allemagne » (Nihon kara no tegami : Bunkyô-kuritsu Mori Ôgai kinenkan shozô zaidoku jidai Mori Ôgai ate 1884-1886, Bunkyô-kuritsu Ôgai Kinenkan, 2018).

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