
Les grandes figures historiques du Japon
Higuchi Ichiyô : la courte vie intense de la première écrivain professionnelle japonaise
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Poussée par la nécessité...
N’ayant pas beaucoup d’argent à leur disposition, les Higuchi se sont installés dans un endroit qui deviendra l’arrondissement de Taitô, à Tokyo, non loin du quartier des plaisirs de Yoshiwara. C’est également le décor du récit Qui est le plus grand ? Ils ont trouvé une petite nagaya (maison en rangée) avec un loyer peu coûteux qui leur servait à la fois de lieu de résidence et de boutique vendant des produits d’entretien et des sucreries bon marché. La rue était infestée par les moustiques, avait des problèmes de drainage, et nombre de ses résidents vivaient dans une grande pauvreté. En ces lieux, Ichiyô a rencontré de nombreuses personnes qu’elles n’avaient pas l’habitude de fréquenter, dont un conducteur de pousse-pousse vivant non loin, et d’une personne habillée de haillons qu’elle avait d’abord prise pour un mendiant, avant de réaliser qu’il s’agissait d’un client. Bien qu’elle ait été surprise par le nombre de conducteurs de pousse-pousse qu’elle avait vu se diriger vers le quartier des plaisirs, elle avait appris que de nombreux curieux s’y rendaient avec des femmes, et que par conséquent, le nombre de visiteurs n’était pas nécessairement corrélé à de larges profits pour les bordels. Leur propre boutique manquait de fonds, et leur choix de vendre des sucreries pour enfant ne leur assurait que de maigres revenus. Tandis que les trois femmes faisaient de leur mieux pour apprendre les ficelles de leur nouveau métier, les dettes s’accumulaient, et au bout de seulement dix mois, elles ont dû fermer boutique.
Elles ont déménagé en mai 1894 vers ce qui est aujourd’hui l’arrondissement de Bunkyô. De nombreuses boutiques douteuses se trouvaient non loin de leur quartier, et l’une d’entre elles était le genre de boutique de saké semblable à celle décrite dans Eaux troubles. Ichiyô s’était liée d’amitié avec les femmes qui travaillaient dans les environs. Les prostituées lui demandaient d’écrire des lettres pour leurs clients et discutaient avec elle de leurs vies et de leurs aventures. Pendant que sa mère et sa sœur continuaient de gagner leur vie avec leurs aiguilles dans leur maison de Bunkyô, Ichiyô travaillait dans une nécessité désespérée, avant de connaître le succès grâce à un grand nombre d’œuvres uniques au cours de ce qui sera connu comme sa période artistique des « 14 mois miraculeux ».
Des histoires sur les plus vulnérables
Même lorsqu’elle travaillait pour le commerce familial à côté de Yoshiwara, Ichiyô n’a jamais abandonné l’écriture de fictions. Elle recevait alors des demandes de contributions de la part des employés du magazine Bungakukai. Il lui arrivait parfois de laisser sa sœur travailler au magasin tandis qu’elle se rendait à la librairie. Son immersion dans cet environnement complètement différent l’a amenée à faire preuve de plus de considérations envers les personnes en situation de précarité, et a également entraîné un changement des thèmes de ses histoires.
La fiction japonaise moderne trouve sa source dans l’affirmation de Tsubouchi Shôyô, qui avait étudié la littérature et les drames anglais, que la mission de cette forme d’art est de reproduire la psychologie humaine. Cependant, les ouvrages « Portrait des étudiants contemporains » (Tôsei shosei katagi, non traduit en français) de Shôyô, Nuages flottants de Futabatei Shimei et La Danseuse de Mori Ôgai sont tous centrés sur des intellectuels de la classe moyenne. Autour de la période de la guerre sino-japonaise (1894-1895), les clivages et les tensions économiques se faisaient grandissantes, et les fictions de cette époque se sont penchées sur le sort des pauvres, qui constituaient alors la majorité de la population. Les journaux et les magazines ont commencé à présenter des séries qui parlaient des habitants des bidonvilles, déplorant leurs conditions de vie misérables. Ces publications ont contribué à faire grandir l’intérêt social pour la condition des plus démunis. On peut dire que Higuchi Ichiyô a elle aussi fait partie de ce mouvement. Elle a également été très influencée par les jeunes gens progressistes qui travaillaient pour Bungakukai.
Prostitution, harcèlement et violence domestique
Le chef d'œuvre de Ichiyô, Qui est le plus grand ?, parle de la façon dont une jolie jeune fille de 14 ans, devenue prostituée à Yoshiwara, fait face à son destin. La plupart des péripatéticiennes entraient dans le commerce du sexe après avoir été vendues par leurs parents. Cette histoire lyrique garde la tête froide dans son traitement de la cruauté des enfants du voisinage, qui piétinent sans vergogne les derniers jours de la guillerette héroïne Midori. Elle est deux fois blessée par ses camarades d’école Chôkichi et Shinnyo, et doit faire face à l’humiliation et au rejet de celui qu’elle aime. Le jour du festival du temple, elle finit par réaliser que ses jours d’enfance sont derrière elles, et change complètement de façon d’agir. Cette fiction a été acclamée par Mori Ôgai et par les autres grands auteurs de l’époque, assurant définitivement la place de Ichiyô dans le canon littéraire.
Le manuscrit de Higuchi Ichiyô intitulé Qui est le plus grand ? s’est vendu pour 21 millions de yens (150 000 euros) lors d’une vente aux enchères en 2019. (Jiji)
Dans Eaux troubles, Oriki est serveuse dans une boutique de saké. Cette jeune fille particulièrement populaire auprès de ces clients avait eu une aventure avec un homme marié appelé Genshichi qui s’était terminée un an auparavant, lorsque ce dernier a fait faillite. Elle commence à avoir des rendez-vous avec un autre client fortuné, mais, alors que les lecteurs en apprennent plus sur sa solitude et sur ses origines modestes, elle est poignardée par Genshichi, qui n’avait de cesse de la harceler.
La Treizième nuit parle d’une femme mariée à un bureaucrate qui avait été attiré par sa grande beauté. Elle avait ensuite subi sept années de violence domestique. Cette histoire montre la souffrance et la douleur d’une personne impuissante : l’héroïne désire quitter son époux, mais ne sait pas comment se sortir de sa situation.
À travers ces quelques descriptions de ses histoires les plus célèbres, on peut voir à quel point Ichiyô a puisé dans son environnement pour révéler au grand jour les cruelles réalités de la vie des femmes de l’ère Meiji (1868–1912). Ses travaux décrivent également de manière vivante les problèmes de communication entre les hommes et les femmes. La solitude accablante de ses héroïnes touche les cœurs des lecteurs, et les thèmes tragiques de ses histoires, de nature universelle, restent toujours d’actualité.
Ichiyô est décédée de la tuberculose le 23 novembre 1896, à l’âge de 24 ans. Ses histoires laissent de nombreuses zones d’ombre, et il convient au lecteur d’utiliser son imagination pour donner du sens à certains détails de l’histoire, ou pour comprendre les sentiments des personnages à de nombreux endroits des textes. C’est l’un des autres attraits majeurs des œuvres de Ichiyô.
(Photo de titre : portrait de Higuchi Ichiyô. Jiji)