
Les grandes figures historiques du Japon
Takemitsu Tôru : un compositeur à l’écoute de Dame nature
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Un ambassadeur culturel entre le Japon et le monde
En 1965, Takemitsu est récompensé du prix d’excellence de la prestigieuse Tribune internationale des compositeurs pour son œuvre Textures, un morceau pour piano et orchestre. Aucun compositeur asiatique n’avait jamais remporté ce prix. Deux ans plus tard, en 1967, a lieu la première de November Steps, le morceau dont nous avons parlé au début de cet article.
Plus tard, tout en continuant à composer principalement des œuvres pour des instruments occidentaux, son style de « rigueur », dont Stravinsky avait lui-même fait l’éloge, évolue vers des harmonies luxuriantes et opulentes. Tout en continuant à habiter au Japon, il se rend fréquemment à l’étranger. Il se considère comme un pont entre le Japon et l’Occident, déployant toute son énergie pour approfondir les dialogues et les échanges internationaux. Il compose pour lui mais il ne s’arrête pas là. Il organise également des festivals de musique et invite des artistes étrangers à se produire au Japon. Et cette idée d’échanges ne le quitte pas ; réciproquement, il présente des musiciens japonais dans des festivals à l’étranger.
Moment de complicité autour d’un bol de soba (nouilles de sarrasin) avec le compositeur d’origine grecque Iannis Xenakis en 1970, lors de l’exposition universelle d’Osaka. Takemitsu Tôru était alors directeur artistique du « Pavillon d’acier ».
Pour certains, la musique de Takemitsu Tôru est difficile à appréhender. Ils n’ont peut-être pas totalement tort. Les titres de ses œuvres sont souvent poétiques et abstraits, de sorte qu’il n’est parfois pas aisé de comprendre de quoi il s’agit. De même, les divisions rythmiques de la musique sont souvent ambiguës, et les thèmes ont tendance à se répéter, à tourner en rond sans vraiment se développer selon une ligne droite et marquée. Cette structure mélodique, qui se perd dans les méandres de la musique, n’est pas sans rappeler les peintures traditionnelles sur rouleau ou encore les jardins paysagers japonais.
Jardin du temple de Saihô-ji, à Kyoto. Takemitsu aimait à se rendre dans ce jardin, l’esthétique austère des jardins zen souvent pour lui source d’inspiration.
Il n’est pas rare que des musiciens étrangers disent ressentir quelque chose de typiquement « japonais » lorsqu’ils interprètent la musique de Takemitsu. Peut-être existe-t-il des points communs entre son style expressif, qui a tendance à privilégier le timbre et la qualité acoustique des sons, et la cuisine japonaise, qui cherche à faire ressortir le goût de chacun des ingrédients. Mais y a-t-il autre de chose de typiquement « japonais » dans la musique de cet artiste ?
Takemitsu aimait à donner à ses créations des titres montrant qu’elles étaient fondées sur des visions allant bien au-delà des frontières de l’Archipel. Rain Dreaming, par exemple, évoque les « rêveries » des cultures aborigènes australiennes, A Bird Came Down the Walk et Far Calls, Coming Far! empruntent leurs titres respectivement à Emily Dickinson et à une phrase qui apparaît dans la dernière page du roman « Finnegans Wake » de James Joyce. Nostalghia évoque un film du même nom d’Andrei Tarkovsky. Et ce ne sont là que quelques exemples. En fait, il est plus difficile de trouver des œuvres de Takemitsu dont les titres sont typiquement japonais.
Les éléments de la nature sont une importante source d’inspiration pour Takemitsu. Il s’agit notamment de la pluie, de l’eau en général, du vent, des oiseaux ; c’est peut-être cela que certains considèrent comme typiquement « japonais ». Mais ce sont également des thèmes universels : la nature est ni plus ni moins que le terreau qui permet à tout être humain et à sa culture d’exister, terreau dont eux aussi font intrinsèquement partie. Pour le musicologue Peter Burt, si l’on peut distinguer la présence du « Japon au niveau des idées philosophiques et esthétiques » dans la musique de Takemitsu, c’est cependant quelque chose qu’il cherchait à éviter au niveau le plus accessible de la mélodie et des autres éléments structurels de sa musique.
La mer de la tonalité
À la fin de sa vie, Takemitsu a écrit qu’il souhaitait « nager dans un océan qui n’aurait ni ouest ni est ». Il puisait son inspiration dans les vastes étendues d’eau, source de toute forme de vie et symbole de la mort mais aussi de la renaissance. Ses mélodies qui s’écoulent doucement et ses harmonies luxuriantes évoquant le vent, la lumière, les oiseaux et la nature dans son ensemble, rappelaient ce que Takemitsu aimait lui-même à appeler la « mer de la tonalité » (chôsei no umi).
Si les œuvres de Takemitsu sont souvent ponctuées de notes anguleuses aux rythmes enjoués et de dissonances, sa musique termine sur un univers de clarté et de chaleur, enveloppant l’auditeur dans un soyeux cocon de sons. La respiration régulière propre à sa musique redonne au corps et à l’esprit leur l’équilibre ; l’auditeur se retrouve en totale harmonie avec la nature. Grâce à cette musique, la vie humaine s’en trouve comme plus forte, suffisamment forte pour pouvoir espérer, encore et à nouveau, et trouver du réconfort dans l’anxiété comme dans l’adversité. C’est pour cela que la musique de Takemitsu continue d’être jouée dans des salles de concert du monde entier, aux côtés d’autres classiques. Sa musique lui a survécu, ce qui est particulièrement rare chez les compositeurs contemporains.
Takemitsu Tôru à l’écran, lors d’un symposium d’une journée consacré à son œuvre, dans le cadre du festival Milano Musica à Milan, en Italie, en 2009 (© Vico Chamla).
Un autre aspect de l’œuvre de Takemitsu élargissant sa portée est la façon dont elle incorpore les différents styles de musique que l’auteur lui-même aimait particulièrement. Sa musique porte en elle les influences de compositeurs extrêmement variés de musique classique tels que Bach, Debussy et Alban Berg, ou encore de jazz et de styles plus abordables et nouveaux. On peut notamment citer des compositeurs tels que Olivier Messiaen et John Cage. Takemitsu aimait par exemple la musique des Beatles et a même fait des arrangements pour des morceaux chantés par John Lennon et Paul McCartney à la guitare sèche. Sa musique peut être décrite comme une joyeuse rencontre entre des styles classiques, contemporains et populaires.
De nombreux écrits de Takemitsu ont été traduits en plusieurs langues. À droite, un exemplaire en français, dont la couverture a été réalisée en collaborations avec le designer Sugiura Kôhei.
Compositeur de musiques de films
Comment évoquer Takemitsu Tôru sans parler des musiques de films qu’il a composées, domaine auquel il s’est consacré une grande partie de sa vie ? Au total, il aura apporté sa contribution à des partitions audacieuses et complexes pour une centaine de films, notamment pour des monuments du cinéma tels que Kobayashi Masaki (Kwaidan et Hara-kiri), Teshigahara Hiroshi (La Femme des sables, Le Visage d’un autre), Shinoda Masahiro (Fleur pâle, Orin la proscrite), Kurosawa Akira (Dodes’ka-den et Ran) ou encore Philip Kaufmann (Soleil levant).
Récompense de Kwaidan au Festival international du film de Cannes en mai 1965 (prix spécial du jury). Takemitsu, qui en a composé la musique, était présent à la cérémonie, accompagné du réalisateur Kobayashi Masaki (à gauche) et de l’actrice Aratama Michiyo.
Même les plus jeunes générations qui n’ont pas connu Takemitsu de son vivant portent en elles son héritage. Citons notamment l’auteure Asabuki Mariko et la troupe de danse Noism, dirigée par Kanamori Jô, danseur de renommée mondiale, qui ont respectivement publié de nouvelles œuvres basées sur les écrits du compositeur et sur sa musique de cour traditionnelle gagaku. Aujourd’hui, 25 ans après la mort de Takemitsu, sa musique continue de passionner et de fasciner, tant par son ouverture d’esprit, que par sa diversité ou encore sa volonté de sans cesse chercher à élargir ses domaines d’influence, non plus seulement à la musique mais aux arts en général.
Une scène de Traces Garden de la troupe Noism, inspirée de l’œuvre In an Autumn Garden de Takemitsu pour orchestre de gagaku (© Kishin Shinoyama, 2021)
(Photo de titre : portait de Takemitsu Tôru, pris en juin 1993, © Clive Barda/Arena PAL/Aflo. Toutes les photos sont avec l’aimable autorisation de sa fille Takemitsu Maki)