Les grandes figures historiques du Japon

La voie du thé selon Sen no Rikyû, ou la fusion de l’art et de la nature

Culture Art

Tanaka Sendô [Profil]

Sen no Rikyû (1522-1591) est considéré comme le plus éminent des « sages du thé ». Il a révolutionné de façon durable l’esthétique japonaise en procédant à une fusion de l’art et de la nature qui s’est exprimée de façon concrète sous la forme des pavillons de thé et des bols à thé de style Raku. Et sa conception de la cérémonie du thé est à l’origine de plusieurs écoles toujours en activité à l’heure actuelle.

Des céramiques d’une stupéfiante beauté

Sen no Rikyû a confié la réalisation des bols qu’il souhaitait utiliser dans le cadre de la cérémonie du thé à Tanaka Chôjirô (1516?-1592). Ce céramiste de génie est le fondateur de la lignée des potiers qui lui ont succédé au fil des siècles sous le nom collectif de Raku Kichizaemon, et se sont spécialisés dans la fabrication des fameux bols à thé Raku (voir notre article : Le secret du calme mystique des bols à thé Raku). À l’époque, l’emploi de céramiques non importées de fabrication japonaise pour la cérémonie du thé constituait une innovation.

Les Raku sont façonnés non pas au tour mais manuellement si bien qu’ils s’ajustent parfaitement à la paume des mains. Les spécialistes de l’art du thé, loin de se contenter de contempler la beauté plastique extérieure d’un bol, évaluent aussi celui-ci en fonction de son poids, de son toucher et de la sensation qu’il laisse quand on le porte à ses lèvres. L’esthétique de Sen no Rikyû ne fait pas seulement appel au regard. Dans À la recherche du temps perdu, Marcel Proust (1871-1922) raconte comment une gorgée de thé ou un faux pas sur des pavés ont ravivé en lui des souvenirs enfouis dans sa mémoire.

L’appréciation d’un bol à thé Raku à sa juste mesure relève de sensations physiques comparables à celles suscitées chez Proust par la serviette avec laquelle s’essuie la bouche après une légère collation.

Bol Raku noir réalisé par Tanaka Chôjirô (1516?-1592), le fondateur de la lignée de potiers Raku. Il a été présenté au public en 2017, dans le cadre de l’exposition « Le cosmos dans un bol à thé – La transmission d’un art secret à travers les générations de la famille Raku », organisée par le Musée national d’art moderne de Tokyo (© Kawamoto Seiya).
Bol Raku noir réalisé par Tanaka Chôjirô (1516?-1592), le fondateur de la lignée de potiers Raku. Il a été présenté au public en 2017, dans le cadre de l’exposition « Le cosmos dans un bol à thé – La transmission d’un art secret à travers les générations de la famille Raku », organisée par le Musée national d’art moderne de Tokyo. (© Kawamoto Seiya)

Une voie qui unit ses adeptes à travers la recherche de la beauté

Sen no Rikyû est censé s’être donné la mort par éventration (seppuku) le 28 février 1591. Toutefois aucun document historique de l’époque ne permet de dire si c’est ce qui s’est réellement passé ou pas. Cette version semble avoir été privilégiée pendant l’époque d’Edo (1603-1868) où le seppuku était considéré comme une forme honorable de mourir. En 1906, Okakura Kakuzô (alias Okakura Tenshin, 1863-1913) a écrit Le livre du thé (The Book of Tea), un ouvrage en anglais dans lequel il décrit le suicide rituel de Sen no Rikyû. La fin tragique du grand maître du thé fait penser à certains égards à celles du Christ et de Socrate. La mort de Sen no Rikyû montre que la voie du thé (chadô) mérite qu’on lui consacre sa vie et que son objectif ultime est la beauté. Pour Okakura Kakuzô, l’essence du chadô réside dans sa capacité à unir ses adeptes dans un pavillon de thé à travers la recherche de la beauté. Quand son ami le poète et philosophe indien Rabindranath Tagore (1861-1941) s’est rendu au Japon, dix ans plus tard, il a dit que la culture traditionnelle japonaise « avait réussi à trouver la vérité dans la beauté et la beauté dans la vérité. » (Voir notre article : Dépasser le clivage entre l’Orient et l’Occident : Okakura Kakuzô et « Le Livre du thé »)

La poésie traditionnelle japonaise se caractérise par une union étroite entre la nature et la beauté. Le succès du haiku à l’échelle mondiale prouve que de plus en plus de gens l’apprécient en tant que telle en dépit de l’obstacle constitué par la langue de l’Archipel. Sen no Rikyû a exprimé concrètement cette même fusion entre l’art et la nature à travers les pavillons de thé et la céramique. Et à ce titre, on peut dire qu’il a révolutionné l’esthétique japonaise en transcendant les limites de son temps.

(Photo de titre : portrait de Sen no Rikyû, avec l’aimable autorisation du Musée municipal de Sakai)

Tags

histoire culture thé personnage personnalité

Tanaka SendôArticles de l'auteur

Né en 1958 à Tokyo sous le nom de Tanaka Hidetaka. Président de la Société savante japonaise de la voie du thé (Dai Nihon chadô gakkai). Président du conseil d’administration de la Fondation Santokuan. A fait des études doctorales en sociologie à l’Université de Tokyo. Auteur de nombreux ouvrages sur la cérémonie du thé dont « Le thé et le pouvoir : Nobunaga, Rikyû et Hideyoshi » (Ocha to kenryoku : Nobunaga, Rikyû, Hideyoshi, éd. Bungei Shunjû, 2021) ; « Sen no Rikyû, le plus grand de tous les maîtres du thé » (Sen no rikyû, tenka ichi no chajin, éd. Miyaobi, 2019) ; « À propos du ‘Livre du thé’ de Okakura Tenshin » (Okakura Tenshin no ‘Cha no hon’ wo yomu, éd. Kôdansha, 2017) ; « Recueil de paroles mémorables de la cérémonie du thé » (Cha no yu meigen shû, éd. Kadokawa, 2010) ; « Sociologie de l’histoire du thé à l’époque moderne » (Kindai chadô no rekishi shakaigaku, éd. Shibunkaku, 2007).

Autres articles de ce dossier