Les grandes figures historiques du Japon

La voie du thé selon Sen no Rikyû, ou la fusion de l’art et de la nature

Culture Art

Tanaka Sendô [Profil]

Sen no Rikyû (1522-1591) est considéré comme le plus éminent des « sages du thé ». Il a révolutionné de façon durable l’esthétique japonaise en procédant à une fusion de l’art et de la nature qui s’est exprimée de façon concrète sous la forme des pavillons de thé et des bols à thé de style Raku. Et sa conception de la cérémonie du thé est à l’origine de plusieurs écoles toujours en activité à l’heure actuelle.

La postérité d’un homme injustement condamné

Le plus grand « sage du thé » a laissé un souvenir impérissable, parce qu’il a disparu avant d’avoir pu donner la pleine mesure de son talent. Dans la conception traditionnelle japonaise de l’existence, l’esprit de ceux qui meurent dans de semblables circonstances doit être apaisé par des rituels appropriés pour éviter de s’exposer à de futures calamités. C’est pourquoi le grand lettré, poète et homme politique Sugawara no Michizane (845–903) et le puissant guerrier Taira no Masakado (?-940), disparus tous les deux dans des conditions tragiques, ont fini par faire l’objet d’un culte dans des sanctuaires shintô à travers tout l’Archipel.

Mais il n’existe pas de sanctuaire dédié à Sen no Rikyû, sans doute parce que ceux qui lui ont succédé ont souhaité lui rendre hommage et apaiser son âme en continuant à appliquer ses principes. Les écoles fondées par ses successeurs, ses disciples et les chajin d’autres lignées commémorent régulièrement le jour de sa mort par des services religieux et des cérémonies du thé. Et en 1991, le Musée national de Kyoto lui a consacré une exposition à l’occasion du 400e anniversaire de sa disparition. L’intérêt persistant dont fait l’objet l’art du thé est donc étroitement lié au destin tragique de Sen no Rikyû.

En 1595, Toyotomi Hideyoshi a accordé son pardon à deux enfants de Sen no Rikyû qui avaient été chassés de Kyoto à la mort de leur père et il a rendu à Sen no Sôtan (1576-1658), son petit-fils, les ustensiles pour le thé de son grand-père. Les trois fils de Sen no Sôtan ont bénéficié de la protection de puissants daimyô et ils ont assuré sa postérité en fondant trois écoles de l’art du thé japonais - Omotesenke, Urasenke et Mushakôji senke — encore en activité à ce jour.

Les trois branches de la famille Sen et les maîtres de thé qui s’y sont succédé ont parachevé l’œuvre de Sen no Rikyû, de même que Friederich Engels (1820-1895) a terminé Le Capital que Karl Marx (1818-1883) n’avait pu finir avant de mourir. Les marxistes considèrent qu’en complétant son travail, ils sont restés fidèles à la pensée du « vrai Marx ». Sen no Rikyû a pour sa part ajouté des éléments philosophiques et religieux empruntés au bouddhisme zen aux traditions que lui avaient transmis Murata Jukô (1423-1502), un maître du thé du milieu de l’époque de Muromachi et Takeno Jôô (1502-1555). Ce faisant, il a donné à la voie du thé une dimension spirituelle qui transcende le domaine de l’art. Les maîtres qui ont pris sa suite ont qualifié son esthétique du thé de wabi cha parce qu’elle est fondée sur la sobriété, la simplicité et la rusticité. Les arcanes du cha no yu échappent sans doute à la plupart des gens, y compris les Japonais, mais ceux qui savent ce qui s’est passé dans le cas du marxisme sont en mesure de comprendre comment cet art s’est pleinement développé après la mort de Sen no Rikyû.

L’esthétique minimaliste de Sen no Rikyû

À en juger d’après les documents de l’époque, Sen no Rikyû a créé une version de la voie du thé tout à fait originale qu’il a appliquée non seulement aux bols et à tous les autres ustensiles (chadôgu) impliqués dans cet art mais aussi aux pavillons de thé, en limitant leur superficie à tout juste un tatami et demi (un peu moins de trois mètres carrés). Dans cet espace très restreint, les adeptes du cha no yu sont si proches les uns des autres qu’ils peuvent se rendre compte du moindre changement d’état d’esprit de l’ « hôte » (aruji) en train de préparer le thé. La communion spirituelle occupe une place centrale dans la philosophie qui sous-tend la pratique de Sen no Rikyû.

Par ailleurs, les portes coulissantes tendues de papier translucide et les murs extrêmement minces du chashitsu ne l’isolent pas vraiment de l’extérieur et ils permettent à ses occupants de rester en contact avec la nature. Les Japonais considèrent que l’être humain fait partie intégrante de la nature et ils ne font pas de véritable distinction entre le soi et les autres. Et cette conception imprécise des limites entre les territoires a trouvé une affectation concrète dans les pavillons de thé de Sen no Rikyû.

Le pavillon de thé (chashitsu) que l’on voit ci-dessus est le Chôun an (« l’ermitage des nuages du matin ») de la ville de Sakai, dans la préfecture d’Osaka. Il s’agit d’une reconstitution du chashitsu édifié par Sen no Rikyû (1522-1591) dans sa résidence et détruit peu après sa mort tragique.  Le Chôun an a été reconstruit à l’identique quatre siècles plus tard. La photographie a été prise en 2006. (© Jiji Press)
Le pavillon de thé (chashitsu) que l’on voit ci-dessus est le Chôun-an (« l’ermitage des nuages du matin ») de la ville de Sakai, dans la préfecture d’Osaka. Il s’agit d’une reconstitution du chashitsu édifié par Sen no Rikyû (1522-1591) dans sa résidence et détruit peu après sa mort tragique. Le Chôun-an a été reconstruit à l’identique quatre siècles plus tard. La photographie a été prise en 2006. (Jiji Press)

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Tanaka SendôArticles de l'auteur

Né en 1958 à Tokyo sous le nom de Tanaka Hidetaka. Président de la Société savante japonaise de la voie du thé (Dai Nihon chadô gakkai). Président du conseil d’administration de la Fondation Santokuan. A fait des études doctorales en sociologie à l’Université de Tokyo. Auteur de nombreux ouvrages sur la cérémonie du thé dont « Le thé et le pouvoir : Nobunaga, Rikyû et Hideyoshi » (Ocha to kenryoku : Nobunaga, Rikyû, Hideyoshi, éd. Bungei Shunjû, 2021) ; « Sen no Rikyû, le plus grand de tous les maîtres du thé » (Sen no rikyû, tenka ichi no chajin, éd. Miyaobi, 2019) ; « À propos du ‘Livre du thé’ de Okakura Tenshin » (Okakura Tenshin no ‘Cha no hon’ wo yomu, éd. Kôdansha, 2017) ; « Recueil de paroles mémorables de la cérémonie du thé » (Cha no yu meigen shû, éd. Kadokawa, 2010) ; « Sociologie de l’histoire du thé à l’époque moderne » (Kindai chadô no rekishi shakaigaku, éd. Shibunkaku, 2007).

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