Les grandes figures historiques du Japon

La voie du thé selon Sen no Rikyû, ou la fusion de l’art et de la nature

Culture Art

Sen no Rikyû (1522-1591) est considéré comme le plus éminent des « sages du thé ». Il a révolutionné de façon durable l’esthétique japonaise en procédant à une fusion de l’art et de la nature qui s’est exprimée de façon concrète sous la forme des pavillons de thé et des bols à thé de style Raku. Et sa conception de la cérémonie du thé est à l’origine de plusieurs écoles toujours en activité à l’heure actuelle.

La coutume de boire du thé s’est diffusée dans le monde entier à partir de la Chine, en suivant des routes à la fois terrestres et maritimes. Partout où elle a été adoptée, elle a donné lieu à l’apparition d’ustensiles, de confiseries et de modes de préparation spécifiques. Mais le Japon est sans doute le seul pays à s’être focalisé sur le thé au point de construire des édifices réservés uniquement à sa consommation. Sen no Rikyû s’est quant à lui distingué en concevant des « pavillons de thé » (chashitsu) où l’espace est réduit à son plus strict minimum.

L’arrivée du thé vert au Japon

La pratique de boire du thé vert en poudre battu avec un fouet en bambou a fait son apparition dans l’Archipel à la fin du XIIe siècle à la faveur des échanges commerciaux avec la Chine de la dynastie des Song (960-1279). À l’époque, le Japon se trouvait dans une phase de transition au cours de laquelle le pouvoir est passé des mains des nobles de cour à celles des guerriers. Cette nouvelle façon de préparer le thé a eu surtout du succès auprès des nouveaux maîtres du pays.

Sen no Rikyû est né en 1522 dans une famille de marchands bien connue de la ville de Sakai (aujourd’hui dans la préfecture d’Osaka). À l’âge de 17 ans, il a commencé à étudier la cérémonie du thé (cha no yu), un apprentissage incontournable à l’époque dans l’éducation du futur héritier d’un négoce important. La période de Muromachi (1333-1568) touchait à sa fin. Les shogun Ashikaga ne contrôlaient plus la totalité du pays et dans les provinces, les conflits se multipliaient entre les seigneurs de la guerre (daimyô). Le port de la ville de Sakai n’en a pas moins continué à prospérer grâce à ses relations commerciales internationales florissantes avec d’une part la Chine de la dynastie des Ming (1368-1644) et de l’autre, l’Espagne et le Portugal à partir du milieu du XVIe siècle. À Sakai, les tractations entre les marchands et les guerriers se faisaient sur un pied d’égalité et ils se réunissaient souvent pour boire du thé.

Le thé vert en poudre (matcha) est constitué de jeunes feuilles qui ont été chauffées brièvement à la vapeur puis séchées avant d’être réduites en poudre à la meule de pierre. Au moment de le préparer, on met une petite quantité de macha au fond d’un bol, on verse de l’eau chaude par dessus et on mélange le tout à l’aide d’un petit fouet en bambou. Avec le temps, les ustensiles utilisés ont fait l’objet d’une grande attention. En Europe, l’introduction du thé est allée de pair avec une passion pour la vaisselle chinoise, tout comme au Japon.

Une passion démesurée pour l’art du thé

Toutefois, si les Européens se sont surtout focalisés sur la porcelaine chinoise, les Japonais ont également manifesté de l’intérêt pour la céramique coréenne. Ils en ont fait un grand usage sous forme non seulement de bols pour boire le thé (chawan) mais aussi de récipients pour le conserver qu’il s’agisse de pots à thé en feuilles (chatsubo) ou de petites boîtes à macha (chaire). Les missionnaires européens qui sont arrivés au Japon à cette époque ont été stupéfaits par les prix exorbitants de ces ustensiles « aussi petits qu’une coupelle d’eau pour oiseau et recouverts d’une simple glaçure » que les habitants de l’Archipel considéraient comme de véritables trésors.

À l’époque, Sakai soutenait la comparaison avec Venise. C’était une ville commerçante en grande partie autonome dont l’influence culturelle était proche de celle de Kyoto. Les riches marchands qui devaient leur fortune aux échanges internationaux étaient souvent des experts (chajin) en matière de cérémonie du thé. En particulier Imai Sôkyû (1520-1593) et Tsuda Sôgyû (?-1591). Bien que les affaires de sa famille ne fussent pas si florissantes, Sen no Rikyû a été considéré comme un chajin doué d’un sens esthétique exceptionnel dès l’âge de 23 ans, après avoir officié en tant qu’ « hôte » à l’occasion d’une cérémonie du thé.

Un maître de thé lié avec le pouvoir

Si Sen no Rikyû est devenu à ce point célèbre, c’est aussi en grande partie à cause de ses liens avec Toyotomi Hideyoshi (1537-1598) qui, à la suite d’Oda Nobunaga (1534-1582), a grandement contribué au rétablissement du pouvoir central dans l’Archipel. Ces grands chefs de guerre accordaient tous les deux une importance extrême et une valeur symbolique aux cérémonies du thé au cours desquelles ils exposaient ostensiblement les ustensiles de leurs prédécesseurs et des ennemis qu’ils avaient vaincus.

En 1575, Sen no Rikyû a eu 53 ans. C’est alors qu’Oda Nobunaga l’a choisi pour préparer et servir le thé dans les cérémonies qu’il organisait. En 1583, un an après la mort tragique du premier des trois unificateurs du Japon, Toyotomi Hideyoshi a demandé à son tour à Sen no Rikyû d’officier pour lui. La passion du nouveau maître du Japon pour les ustensiles de la cérémonie du thé était si notoire que ceux qui voulaient se concilier ses faveurs s’empressaient de lui en offrir en guise de cadeau. Sen no Rikyû a été le premier à encourager les daimyô dans cette pratique et il est même allé jusqu’à leur conseiller de rejoindre les rangs des armées de son protecteur. Toyotomi Hideyoshi a fini par obtenir le titre de ministre des Affaires suprêmes (dajô daijin) en 1586. Dès lors, Sen no Rikyû est devenu l’un des soutiens les plus fidèles de son régime, au même titre que son demi-frère Toyotomi Hidenaga (1540-1591).

Sen no Rikyû est resté très proche de Toyotomi Hideyoshi tant qu’un grand nombre de membres de sa parentèle – dont Toyotomi Hidenaga – ont occupé des postes importants. Mais les choses ont changé du tout au tout à partir du moment où Toyotomi Hideyoshi a renforcé son emprise sur le pays et procédé à sa réunification. Il a en effet réorganisé son administration et relégué Sen no Rikyû à un rôle superflu. En 1591, Toyotomi Hidenaga est mort de maladie. Toyotomi Hideyoshi en a profité pour donner l’ordre d’éliminer le maître du thé alors âgé de 69 ans. À en croire certains, il aurait été écarté du pouvoir et exécuté en raison de luttes intestines au sein du gouvernement. Quoi qu’il en soit, beaucoup de ceux qui avaient été fascinés par les cérémonies du thé de Sen no Rikyû ont eu du mal à accepter les conséquences dramatiques de sa disgrâce dans le monde politique.

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