Les grandes figures historiques du Japon
La voie du thé selon Sen no Rikyû, ou la fusion de l’art et de la nature
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La coutume de boire du thé s’est diffusée dans le monde entier à partir de la Chine, en suivant des routes à la fois terrestres et maritimes. Partout où elle a été adoptée, elle a donné lieu à l’apparition d’ustensiles, de confiseries et de modes de préparation spécifiques. Mais le Japon est sans doute le seul pays à s’être focalisé sur le thé au point de construire des édifices réservés uniquement à sa consommation. Sen no Rikyû s’est quant à lui distingué en concevant des « pavillons de thé » (chashitsu) où l’espace est réduit à son plus strict minimum.
L’arrivée du thé vert au Japon
La pratique de boire du thé vert en poudre battu avec un fouet en bambou a fait son apparition dans l’Archipel à la fin du XIIe siècle à la faveur des échanges commerciaux avec la Chine de la dynastie des Song (960-1279). À l’époque, le Japon se trouvait dans une phase de transition au cours de laquelle le pouvoir est passé des mains des nobles de cour à celles des guerriers. Cette nouvelle façon de préparer le thé a eu surtout du succès auprès des nouveaux maîtres du pays.
Sen no Rikyû est né en 1522 dans une famille de marchands bien connue de la ville de Sakai (aujourd’hui dans la préfecture d’Osaka). À l’âge de 17 ans, il a commencé à étudier la cérémonie du thé (cha no yu), un apprentissage incontournable à l’époque dans l’éducation du futur héritier d’un négoce important. La période de Muromachi (1333-1568) touchait à sa fin. Les shogun Ashikaga ne contrôlaient plus la totalité du pays et dans les provinces, les conflits se multipliaient entre les seigneurs de la guerre (daimyô). Le port de la ville de Sakai n’en a pas moins continué à prospérer grâce à ses relations commerciales internationales florissantes avec d’une part la Chine de la dynastie des Ming (1368-1644) et de l’autre, l’Espagne et le Portugal à partir du milieu du XVIe siècle. À Sakai, les tractations entre les marchands et les guerriers se faisaient sur un pied d’égalité et ils se réunissaient souvent pour boire du thé.
Le thé vert en poudre (matcha) est constitué de jeunes feuilles qui ont été chauffées brièvement à la vapeur puis séchées avant d’être réduites en poudre à la meule de pierre. Au moment de le préparer, on met une petite quantité de macha au fond d’un bol, on verse de l’eau chaude par dessus et on mélange le tout à l’aide d’un petit fouet en bambou. Avec le temps, les ustensiles utilisés ont fait l’objet d’une grande attention. En Europe, l’introduction du thé est allée de pair avec une passion pour la vaisselle chinoise, tout comme au Japon.
Une passion démesurée pour l’art du thé
Toutefois, si les Européens se sont surtout focalisés sur la porcelaine chinoise, les Japonais ont également manifesté de l’intérêt pour la céramique coréenne. Ils en ont fait un grand usage sous forme non seulement de bols pour boire le thé (chawan) mais aussi de récipients pour le conserver qu’il s’agisse de pots à thé en feuilles (chatsubo) ou de petites boîtes à macha (chaire). Les missionnaires européens qui sont arrivés au Japon à cette époque ont été stupéfaits par les prix exorbitants de ces ustensiles « aussi petits qu’une coupelle d’eau pour oiseau et recouverts d’une simple glaçure » que les habitants de l’Archipel considéraient comme de véritables trésors.
À l’époque, Sakai soutenait la comparaison avec Venise. C’était une ville commerçante en grande partie autonome dont l’influence culturelle était proche de celle de Kyoto. Les riches marchands qui devaient leur fortune aux échanges internationaux étaient souvent des experts (chajin) en matière de cérémonie du thé. En particulier Imai Sôkyû (1520-1593) et Tsuda Sôgyû (?-1591). Bien que les affaires de sa famille ne fussent pas si florissantes, Sen no Rikyû a été considéré comme un chajin doué d’un sens esthétique exceptionnel dès l’âge de 23 ans, après avoir officié en tant qu’ « hôte » à l’occasion d’une cérémonie du thé.
Un maître de thé lié avec le pouvoir
Si Sen no Rikyû est devenu à ce point célèbre, c’est aussi en grande partie à cause de ses liens avec Toyotomi Hideyoshi (1537-1598) qui, à la suite d’Oda Nobunaga (1534-1582), a grandement contribué au rétablissement du pouvoir central dans l’Archipel. Ces grands chefs de guerre accordaient tous les deux une importance extrême et une valeur symbolique aux cérémonies du thé au cours desquelles ils exposaient ostensiblement les ustensiles de leurs prédécesseurs et des ennemis qu’ils avaient vaincus.
En 1575, Sen no Rikyû a eu 53 ans. C’est alors qu’Oda Nobunaga l’a choisi pour préparer et servir le thé dans les cérémonies qu’il organisait. En 1583, un an après la mort tragique du premier des trois unificateurs du Japon, Toyotomi Hideyoshi a demandé à son tour à Sen no Rikyû d’officier pour lui. La passion du nouveau maître du Japon pour les ustensiles de la cérémonie du thé était si notoire que ceux qui voulaient se concilier ses faveurs s’empressaient de lui en offrir en guise de cadeau. Sen no Rikyû a été le premier à encourager les daimyô dans cette pratique et il est même allé jusqu’à leur conseiller de rejoindre les rangs des armées de son protecteur. Toyotomi Hideyoshi a fini par obtenir le titre de ministre des Affaires suprêmes (dajô daijin) en 1586. Dès lors, Sen no Rikyû est devenu l’un des soutiens les plus fidèles de son régime, au même titre que son demi-frère Toyotomi Hidenaga (1540-1591).
Sen no Rikyû est resté très proche de Toyotomi Hideyoshi tant qu’un grand nombre de membres de sa parentèle – dont Toyotomi Hidenaga – ont occupé des postes importants. Mais les choses ont changé du tout au tout à partir du moment où Toyotomi Hideyoshi a renforcé son emprise sur le pays et procédé à sa réunification. Il a en effet réorganisé son administration et relégué Sen no Rikyû à un rôle superflu. En 1591, Toyotomi Hidenaga est mort de maladie. Toyotomi Hideyoshi en a profité pour donner l’ordre d’éliminer le maître du thé alors âgé de 69 ans. À en croire certains, il aurait été écarté du pouvoir et exécuté en raison de luttes intestines au sein du gouvernement. Quoi qu’il en soit, beaucoup de ceux qui avaient été fascinés par les cérémonies du thé de Sen no Rikyû ont eu du mal à accepter les conséquences dramatiques de sa disgrâce dans le monde politique.
La postérité d’un homme injustement condamné
Le plus grand « sage du thé » a laissé un souvenir impérissable, parce qu’il a disparu avant d’avoir pu donner la pleine mesure de son talent. Dans la conception traditionnelle japonaise de l’existence, l’esprit de ceux qui meurent dans de semblables circonstances doit être apaisé par des rituels appropriés pour éviter de s’exposer à de futures calamités. C’est pourquoi le grand lettré, poète et homme politique Sugawara no Michizane (845–903) et le puissant guerrier Taira no Masakado (?-940), disparus tous les deux dans des conditions tragiques, ont fini par faire l’objet d’un culte dans des sanctuaires shintô à travers tout l’Archipel.
Mais il n’existe pas de sanctuaire dédié à Sen no Rikyû, sans doute parce que ceux qui lui ont succédé ont souhaité lui rendre hommage et apaiser son âme en continuant à appliquer ses principes. Les écoles fondées par ses successeurs, ses disciples et les chajin d’autres lignées commémorent régulièrement le jour de sa mort par des services religieux et des cérémonies du thé. Et en 1991, le Musée national de Kyoto lui a consacré une exposition à l’occasion du 400e anniversaire de sa disparition. L’intérêt persistant dont fait l’objet l’art du thé est donc étroitement lié au destin tragique de Sen no Rikyû.
En 1595, Toyotomi Hideyoshi a accordé son pardon à deux enfants de Sen no Rikyû qui avaient été chassés de Kyoto à la mort de leur père et il a rendu à Sen no Sôtan (1576-1658), son petit-fils, les ustensiles pour le thé de son grand-père. Les trois fils de Sen no Sôtan ont bénéficié de la protection de puissants daimyô et ils ont assuré sa postérité en fondant trois écoles de l’art du thé japonais - Omotesenke, Urasenke et Mushakôji senke — encore en activité à ce jour.
Les trois branches de la famille Sen et les maîtres de thé qui s’y sont succédé ont parachevé l’œuvre de Sen no Rikyû, de même que Friederich Engels (1820-1895) a terminé Le Capital que Karl Marx (1818-1883) n’avait pu finir avant de mourir. Les marxistes considèrent qu’en complétant son travail, ils sont restés fidèles à la pensée du « vrai Marx ». Sen no Rikyû a pour sa part ajouté des éléments philosophiques et religieux empruntés au bouddhisme zen aux traditions que lui avaient transmis Murata Jukô (1423-1502), un maître du thé du milieu de l’époque de Muromachi et Takeno Jôô (1502-1555). Ce faisant, il a donné à la voie du thé une dimension spirituelle qui transcende le domaine de l’art. Les maîtres qui ont pris sa suite ont qualifié son esthétique du thé de wabi cha parce qu’elle est fondée sur la sobriété, la simplicité et la rusticité. Les arcanes du cha no yu échappent sans doute à la plupart des gens, y compris les Japonais, mais ceux qui savent ce qui s’est passé dans le cas du marxisme sont en mesure de comprendre comment cet art s’est pleinement développé après la mort de Sen no Rikyû.
L’esthétique minimaliste de Sen no Rikyû
À en juger d’après les documents de l’époque, Sen no Rikyû a créé une version de la voie du thé tout à fait originale qu’il a appliquée non seulement aux bols et à tous les autres ustensiles (chadôgu) impliqués dans cet art mais aussi aux pavillons de thé, en limitant leur superficie à tout juste un tatami et demi (un peu moins de trois mètres carrés). Dans cet espace très restreint, les adeptes du cha no yu sont si proches les uns des autres qu’ils peuvent se rendre compte du moindre changement d’état d’esprit de l’ « hôte » (aruji) en train de préparer le thé. La communion spirituelle occupe une place centrale dans la philosophie qui sous-tend la pratique de Sen no Rikyû.
Par ailleurs, les portes coulissantes tendues de papier translucide et les murs extrêmement minces du chashitsu ne l’isolent pas vraiment de l’extérieur et ils permettent à ses occupants de rester en contact avec la nature. Les Japonais considèrent que l’être humain fait partie intégrante de la nature et ils ne font pas de véritable distinction entre le soi et les autres. Et cette conception imprécise des limites entre les territoires a trouvé une affectation concrète dans les pavillons de thé de Sen no Rikyû.
Des céramiques d’une stupéfiante beauté
Sen no Rikyû a confié la réalisation des bols qu’il souhaitait utiliser dans le cadre de la cérémonie du thé à Tanaka Chôjirô (1516?-1592). Ce céramiste de génie est le fondateur de la lignée des potiers qui lui ont succédé au fil des siècles sous le nom collectif de Raku Kichizaemon, et se sont spécialisés dans la fabrication des fameux bols à thé Raku (voir notre article : Le secret du calme mystique des bols à thé Raku). À l’époque, l’emploi de céramiques non importées de fabrication japonaise pour la cérémonie du thé constituait une innovation.
Les Raku sont façonnés non pas au tour mais manuellement si bien qu’ils s’ajustent parfaitement à la paume des mains. Les spécialistes de l’art du thé, loin de se contenter de contempler la beauté plastique extérieure d’un bol, évaluent aussi celui-ci en fonction de son poids, de son toucher et de la sensation qu’il laisse quand on le porte à ses lèvres. L’esthétique de Sen no Rikyû ne fait pas seulement appel au regard. Dans À la recherche du temps perdu, Marcel Proust (1871-1922) raconte comment une gorgée de thé ou un faux pas sur des pavés ont ravivé en lui des souvenirs enfouis dans sa mémoire.
L’appréciation d’un bol à thé Raku à sa juste mesure relève de sensations physiques comparables à celles suscitées chez Proust par la serviette avec laquelle s’essuie la bouche après une légère collation.
Une voie qui unit ses adeptes à travers la recherche de la beauté
Sen no Rikyû est censé s’être donné la mort par éventration (seppuku) le 28 février 1591. Toutefois aucun document historique de l’époque ne permet de dire si c’est ce qui s’est réellement passé ou pas. Cette version semble avoir été privilégiée pendant l’époque d’Edo (1603-1868) où le seppuku était considéré comme une forme honorable de mourir. En 1906, Okakura Kakuzô (alias Okakura Tenshin, 1863-1913) a écrit Le livre du thé (The Book of Tea), un ouvrage en anglais dans lequel il décrit le suicide rituel de Sen no Rikyû. La fin tragique du grand maître du thé fait penser à certains égards à celles du Christ et de Socrate. La mort de Sen no Rikyû montre que la voie du thé (chadô) mérite qu’on lui consacre sa vie et que son objectif ultime est la beauté. Pour Okakura Kakuzô, l’essence du chadô réside dans sa capacité à unir ses adeptes dans un pavillon de thé à travers la recherche de la beauté. Quand son ami le poète et philosophe indien Rabindranath Tagore (1861-1941) s’est rendu au Japon, dix ans plus tard, il a dit que la culture traditionnelle japonaise « avait réussi à trouver la vérité dans la beauté et la beauté dans la vérité. » (Voir notre article : Dépasser le clivage entre l’Orient et l’Occident : Okakura Kakuzô et « Le Livre du thé »)
La poésie traditionnelle japonaise se caractérise par une union étroite entre la nature et la beauté. Le succès du haiku à l’échelle mondiale prouve que de plus en plus de gens l’apprécient en tant que telle en dépit de l’obstacle constitué par la langue de l’Archipel. Sen no Rikyû a exprimé concrètement cette même fusion entre l’art et la nature à travers les pavillons de thé et la céramique. Et à ce titre, on peut dire qu’il a révolutionné l’esthétique japonaise en transcendant les limites de son temps.
(Photo de titre : portrait de Sen no Rikyû, avec l’aimable autorisation du Musée municipal de Sakai)