Les grandes figures historiques du Japon
Kawabata Yasunari : trouver des passerelles entre la littérature et les arts traditionnels
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En novembre 1947, quand l’écrivain Kawabata Yasunari s’est rendu à Kanazawa pour l’inauguration d’un monument à l’honneur de l’écrivain Tokuda Shûsei, il a eu l’occasion de voir un paravent à six panneaux. Kawabata, qui était également collectionneur d’art, possédait les trésors nationaux « Neige tamisée par des nuages gelés » (Tôun shinsetsu-zu, d’Uragami Gyokudô), et « Dix avantages et dix plaisirs » (Jûben jûgi-zu, d’Ike no Taiga et Yosa Buson). Ces deux œuvres, qui font aujourd’hui partie de la collection de la Fondation Kawabata Yasunari, ont été classées trésor national après qu’il les eut achetées, ce qui montre bien l’acuité de son sens de l’esthétique. Mais l’appréciation de l’art n’était pas qu’un passe-temps pour Kawabata. Le paravent qu’il a vu à Kanazawa a stimulé sa créativité.
Le processus novateur de Pays de neige
À l’époque où il a vu le paravent, Kawabata abordait une nouvelle phase de son évolution littéraire, concrétisée par l’achèvement de son roman Pays de neige, qui allait être internationalement reconnu comme un chef-d'œuvre.
Né en 1899 à Ibaraki, dans la préfecture d’Osaka, Kawabata s’est fait un nom en tant qu’écrivain en 1926, à la sortie de sa nouvelle La danseuse d’Izu, qui parle de la rencontre d’un étudiant avec une troupe de danse. D’autres publications ont suivi et confirmé son statut d’écrivain : l’ouvrage de reportage Chronique d’Asakusa (1929-1930) ; Illusions de cristal (1931), qui utilisait les dernières avancées de la méthode du flux de conscience (stream of consciousness) ; l’histoire Bestiaire (1933), qui met en scène un misanthrope qui ne peut éprouver de l’amour que pour les oiselets et les petits animaux. Après quoi il se lança dans la rédaction de Pays de neige.
Au sortir d’un tunnel, le train que Shimamura, le héros de Pays de neige, a pris à Tokyo émerge dans une ville thermale du « pays de neige » auquel l’ouvrage doit son titre. Là, il est fasciné par l’irréductible esprit de sacrifice de la geisha Komako, sans pour autant renoncer le moindrement à ses manières distantes. Dans sa description magistrale de leur relation infructueuse, Kawabata utilise des techniques d’expression telles que l’association d’images, l’allusion métaphorique et la narration libre détachée de tout point de vue particulier. Itasaka Gen, qui a donné des cours de littérature et de culture japonaises pendant de nombreuses années à l’Université Harvard, a relevé le caractère innovateur du recours de Kawabata au procédé cinématographique consistant à exprimer indirectement et conjointement une ambiance étouffante et la distance séparant les deux personnages via des gros plans délibérés sur les lèvres et les cils de Komako. Kawabata fait montre d’une telle maîtrise dans son usage des techniques littéraires pour créer un monde de beauté qu’on peut dire que son œuvre atteint là à la perfection.
La parution de Pays de neige sort des sentiers battus, dans la mesure où sa publication originelle s’est faite à partir de 1935 sous forme de courts extraits dans diverses revues. Même après sa publication sous forme de livre en 1937, Kawabata a continué d’écrire cette histoire et de remanier ce qu’il avait déjà rédigé. Consécutivement à la publication d’une suite dans la revue Shôsetsu Shinchô en 1947, une version revue et corrigée de l’ensemble, présentée comme la « version définitive », a été publiée en 1948. Cela n’a pas empêché Kawabata de procéder à de nouvelles modifications lorsque l’ouvrage a été intégré dans ses œuvres complètes. Après son suicide, survenu en 1972, on trouva un manuscrit de sa main où figurait un résumé de l’histoire. Il s’agit véritablement d’un ouvrage auquel il s’est consacré corps et âme jusqu’à sa mort.
Si la création de Pays de neige a suivi un processus complexe, sa publication de 1947 dans une revue a mis un terme provisoire à l’ouvrage, et on peut imaginer que Kawabata avait atteint une étape décisive de son voyage littéraire. Avec l’édition définitive l’année suivante, il était temps de préparer la sortie des œuvres complètes. En ce sens, sa rencontre avec le paravent à Kanazawa s’est produite alors qu’il était en train de parachever son récit en remontant jusqu’à la période d’avant la guerre et qu’il était en quête d’une nouvelle direction vers laquelle se tourner.
Une inspiration automnale
De quel genre de paravent s’agissait-il ? Dans une lettre à l’écrivain Shiga Naoya, il a écrit qu’il avait vu le « Paravent aux chrysanthèmes » (Kikuzu byôbu) d’Ogata Kôrin dans un magasin d’antiquités de Kanazawa. C’était un paravent à six panneaux — l’un des deux paravents d’une paire — sur lequel des chrysanthèmes étaient peints au gofun (un pigment blanc obtenu à partir de coquillages broyés) sur un fond doré.
Kawabata commença alors à travailler sur un autre de ses ouvrages parmi les plus célèbres, Le Grondement de la montagne. À l’instar de Pays de neige, il est tout d’abord paru en extraits hétéroclites dans des revues publiées entre 1949 et 1954, avant d’être recomposé en un ouvrage unique.
Dans le contexte de la société dévastée de l’après-guerre, Le Grondement de la montagne tourne autour d’Ogata Shingo, un homme d’affaires âgé d’une soixantaine d’années, et traite de questions liées au vieillissement et à la famille. Le titre est inspiré par le bruit qu’Ogata entend en provenance de la montagne située derrière sa maison de Kamakura, préfecture de Kanagawa, bruit dont il craint qu’il soit l’annonce d’une mort imminente. Outre les soucis que lui inspire sa santé, la détérioration des relations matrimoniales de ses enfants constitue une autre source de chagrin. Au cours des sombres journées qu’il passe, Shingo voit la belle-sœur dont il se languissait dans sa jeunesse sous les traits de Kikuko, l’épouse de son fils. Il associe la sœur décédée de sa femme aux feuilles d’automne aux couleurs resplendissantes, et Kikuko le fait penser aux chrysanthèmes (kiku) qu’évoque son nom. Le contexte automnal exalte la beauté de l’une et de l’autre.
Quand Kawabata, dans Le Grondement de la montagne, parle des deux femmes dont Shingo se languissait, on peut supposer que c’est le paravent qui lui a inspiré le personnage de Kikuko et qu’il a conçu celui de la belle-sœur en ayant à l’esprit l’association traditionnelle entre les chrysanthèmes et les feuilles d’érable (momiji). J’ai tendance à penser que le livre recèle un code selon lequel le nom d’Ogata Kikuko est tiré du paravent aux chrysanthèmes d’Ogata Kôrin. C’est ainsi que l’art traditionnel a inspiré l’étape suivante du voyage littéraire de Kawabata.
Après la publication en feuilleton du Grondement de la montagne, Kawabata a visité en 1957 l’Abbaye de Westminster à Londres. Dans son ouvrage de 1962 intitulé « Dix histoires d’orgueil » (Jiman jûwa), il écrit que, pendant qu’il écoutait chanter la chorale de l’abbaye, les œuvres d’Ogata Kenzan, le frère de Kôrin, lui sont brusquement revenues à la mémoire. On peut discerner chez lui un intérêt pour l’école Rinpa, depuis Tawaraya Sôtatsu et Hon’ami Kôetsu jusqu’à Ogata Kôrin et Kenzan. Le fait de se souvenir, alors qu’il se trouvait à l’étranger, des beautés du Japon peintes par Kenzan lui a donné la nostalgie de sa terre natale.
Les œuvres spécifiquement mentionnées sont les suivantes : « Oiseaux et fleurs des douze mois » (Teika ei jûnikagetsu waka kachôzu), de Fujiwara no Teika, inspiré d’un poème waka de Teika ; « Huit ponts » (Yatsuhashizu), tiré d’une scène des Contes d’Ise ; « Paniers de fleurs » (Hanakagozu), représentant des paniers de fleurs automnales et un poème waka de l’aristocrate et érudit du moyen-âge Sanjônishi Sanetaka ; et « Oiseaux et fleurs des quatre saisons » (Shiki kachôzu byôbu), une paire de paravents pliables ornés d’aigrettes et de fleurs saisonnières. On sait que cette dernière œuvre a fait partie de la collection de Kawabata. Son paravent gauche représente les feuilles d’érable à l’automne et les chrysanthèmes blancs qui correspondent aux deux femmes du Grondement de la montagne. Toute une symphonie d'œuvres de l’école Rinpa participe à la création du roman.
Dans « Dix histoires d’orgueil », Kawabata évoque la théorie de Kobayashi Taichirô selon laquelle les fleurs et les oiseaux de « Paniers de fleurs » et de « Oiseaux et fleurs des quatre saisons » représentent des personnages du Dit du Genji. Cela montre l’extraordinaire intérêt qu’il éprouvait pour les harmonies entre l’art et la littérature qu’on peut déceler dans les couches les plus profondes des œuvres.
Au nombre des romans plus tardifs de Kawabata figurent Le lac (1954), qui parle d’un harceleur invétéré du Moyen-âge, et Les Belles endormies (1960-1961), qui se déroule dans un établissement où des vieillards dorment aux côtés de jeunes et belles femmes qui ont pris des somnifères. Ces ouvrages ont sondé les profondeurs de la sexualité humaine et élargi l’horizon du monde littéraire de Kawabata. En 1968, il a été le premier Japonais à être couronné par le Prix Nobel de littérature.
(Photo de titre : Kawabata Yasunari en 1957. Jiji)
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