Les grandes figures historiques du Japon

Suzuki Daisetsu : le philosophe bouddhiste qui a répandu le zen dans le monde entier

Culture

Inotani Satoshi [Profil]

Suzuki Daisetsu (1870-1966) est connu pour avoir, en langue anglaise, transmis à l’étranger la pensée du bouddhisme, tout particulièrement du zen, et dans un sens plus large la pensée japonaise et asiatique. Le 11 novembre 2020 est célébré le 150e anniversaire de la naissance de de cet illustre personnage.

Un premier séjour de douze années à l’étranger

Kôsen mourut subitement l’année suivante, et Teitarô poursuivit sa formation avec le nouvel abbé, Shaku Sôen (1860-1919). Sôen, qui avait étudié à l’Université Keiô et avait séjourné à Ceylan (l’actuel Sri Lanka), est connu pour être le premier maître a avoir prononcé le mot de « zen » en Occident [Ceylan étant colonie britannique à l’époque]. C’est Sôen qui donna à Teitarô son nouveau nom : Daisetsu, en 1894, et lui suggéra de voyager à l’étranger. Son influence sur la vie de Suzuki Daisetsu fut considérable.

En 1897, âgé de 27 ans, Suzuki Daisetsu part pour les États-Unis d’Amérique, où il travaille en tant qu’éditeur comme assistant du philosophe des religions Paul Carus (1852-1919). Ses conditions de vie sont difficiles, mais il acquiert un sens de l’international et perfectionne son anglais. Quand il rentre au Japon douze ans plus tard, il obtient un poste à l’institut Gakushûin (aujourd’hui l’Université Gakushûin) dont il devient professeur l’année suivante, ainsi qu’à l’Université impériale de Tokyo (aujourd’hui l’Université de Tokyo). La troisième année après son retour, il épouse une Américaine, Beatrice Lane.

Le fait que plusieurs de ses étudiants au Gakushûin soient ensuite devenus d’inconditionnels soutiens de Suzuki Daisetsu est un indice pour dessiner son portrait moral. L’un d’eux, Yanagi Muneyoshi (1889-1961), qui fut l’un des défenseurs du mouvement de réévaluation de l’artisanat japonais appelé mouvement Mingei, obtint un diplôme d’anglais d’études secondaires sous l’enseignement de Suzuki Daisetsu. Leur connexion spirituelle fut extrêmement forte et ils devinrent très proches à partir de la seconde moitié des années 1940. Ils étudièrent ensemble sur le concept essentiel de mushin (vide de pensées parasites, étymologiquement « vide de cœur »), non seulement dans le zen mais aussi dans le bouddhisme de la Terre Pure, en particulier en tant qu’idéal commun aux personnes qui expriment leur foi sans le soutien d’une érudition particulière, les myôkônin. Par l’intermédiaire de Yanagi, Daisetsu fréquenta de façon régulière des céramistes comme Hamada Shôji (1894-1978) du groupe Mingei, ou le Britannique Bernard Leach (1887-1979). Daisetsu avait une telle confiance en Yanagi qu’il envisageait d’en faire son exécuteur testamentaire. Fort malheureusement, Yanagi mourut le premier.

Un mécène d’une incroyable générosité

Après son passage au Gakushûin, Daisetsu devint professeur à l’Université Otani en 1921, sur la recommandation de Nishida Kitarô et de l’érudit bouddhiste Sasaki Gesshô (1875-1926). Il fonde alors, avec celui-ci et son épouse Béatrice la première revue d’études bouddhistes en langue anglaise au Japon, Eastern Bouddhist, qui devint rapidement le lieu principal de l’activité de Daisetsu. C’est là qu’il publia ses Essays in zen Buddhism (1927) et Nihonteki reisei (« Spiritualité japonaise »), ainsi que de nombreux autres textes importants, aussi bien en anglais qu’en japonais. Il commença alors à cette époque à devenir une figure mondialement connue.

C’est le moment de rappeler que son activité fut soutenue par plusieurs figures d’industriels mécènes. Parmi ceux-ci, Ataka Yakichi (1873-1949, fondateur d’Ataka Sangyô) le soutenait depuis ses tout débuts, alors qu’il n’était absolument pas connu. Ataka mis à la disposition de Daisetsu et Béatrice une résidence à Kyoto pendant la durée de son poste à l’Université Otani, puis finança l’un de ses ouvrages majeurs en anglais, Zen Buddhism and its Influence on Japanese Culture (1938), qu’il fit envoyer à différents organes d’enseignement et de recherche aussi bien au Japon qu’à l’étranger. Le soutien d’Ataka Yakichi ne faiblit pas, même dans les temps où il devenait difficile d’écrire dans « la langue de l’ennemi ». Sans lui, il est clair que Daisetsu n’aurait jamais pu mener à bien ce qu’il a fait.

L’immense influence de Suzuki Daisetsu sur les élites culturelles occidentales

Après la guerre, Suzuki Daisetsu, maintenant âgé de 80 ans, fit de longues tournées de conférences en Europe et en Amérique. Le musicien John Cage (1912-1992), ou l’écrivain J.D. Salinger (1919-2010) sont dans l’assistance le jour de sa conférence à l’Université Columbia à New York. Le personnage de « Dr Suzuki » dans Franny and Zooey de Salinger est manifestement inspiré par Daisetsu. Sa relation suivie avec Jack Kerouac (1922-1969) et les autres écrivains de la Beat Generation montre à quel point il fut une importante influence auprès de figures très diverses de la culture occidental de son temps.

Suzuki Daisetsu effectuant des recherches à Kamakura à la fin des années 1950 (image : D.T. Suzuki Museum)
Suzuki Daisetsu effectuant des recherches à Kamakura à la fin des années 1950 (photo avec l’aimable autorisation du Musée Suzuki Daisetsu)

 « Je me considère comme un Japonais dans le monde », disait-il. Si Daisetsu a œuvré à la transmission de la culture et de la pensée orientale en Occident, il n’a jamais parlé d’une quelconque supériorité de la pensée orientale sur l’occidentale, et encore moins le contraire. Il remettait au contraire en question la pertinence d’une « opposition binaire Orient/Occident » comme d’une opposition « oui-non », et expliquait l’importance d’étudier en profondeur l’origine de l’élaboration de tels concepts.

L’idée principale de Suzuki Daisetsu était qu’il fallait montrer par l’attitude de son corps même comment une idée ou une façon de vivre ne pouvait être basée que sur une expérience personnelle. En 1963, il fut proposé pour le prix Nobel de la Paix. Mais la question fut posée de savoir sous quelle appellation le présenter. « Philosophe bouddhiste » ? Lui-même ne se considérait pas comme un philosophe, ni même comme un érudit. D’après Okamura Mihoko, qui l’accompagna pendant ses dernières années, il disait : « Je suis un maître d’école ». Un demi-siècle après sa mort, la vie authentiquement libre de Suzuki Daisetsu, aujourd’hui, est toujours aussi neuve.

(Photo de titre : Suzuki Daisetsu lisant un document chinois dans la résidence d’Erich Fromm, au Mexique, en 1956. Photo avec l’aimable autorisation du Musée Suzuki Daisetsu)

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Inotani SatoshiArticles de l'auteur

Conservateur du Musée Suzuki Daisetsu de la Fondation Kanazawa pour la promotion de la culture depuis l’ouverture du musée (2011). Né à Kanazawa en 1976. Docteur ès Lettres de l’Université d’Osaka (esthétique, littérature). Parmi ses publications : « Ce qui signifie transmettre l’enseignement des maîtres du zen pour Suzuki Daisetsu » (Suzuki Daisetsu no zen-shi no oshie wo tsutaeru to iu koto, Bijutsu Forum 21, n°38, 2018). Co-auteur de « Histoire du design et les mouvements de l’artisanat contemporain » (Kindai Kôgei undô to design-shi, ed. Shibunkaku shuppan, 2008), « Le mouvement Mingei et l’architecture » (Mingei undô to kenchiku, ed. Tankôsha, 2010), « Adieu Mingei, Bonjour Mingei » (Sayonara, Mingei. Konnichiwa, Mingei, ed. Ribun shuppan, 2016), etc.

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