Les grandes figures historiques du Japon

Dépasser le clivage entre l’Orient et l’Occident : Okakura Kakuzô et « Le Livre du thé »

Histoire Culture Art

Shimizu Emiko [Profil]

Okakura Kakuzô (ou Okakura Tenshin) a joué un rôle crucial dans l’essor de l’art moderne japonais au cours de l’ère Meiji, alors que le Japon se propulsait dans une nouvelle époque d’occidentalisation et de modernisation. Outre qu’il exerçait les fonctions de conservateur du département d’art chinois et japonais du musée des Beaux-Arts de Boston, Okakura était un penseur ouvert à un vaste éventail de domaines et d’affinités, qui s’était donné pour mission de faire fleurir l’harmonie et la compréhension entre les cultures philosophiques et spirituelles de l’Orient et de l’Occident. Son ouvrage le plus connu, Le Livre du thé, permet de saisir toute la puissance des ses réflexions.

Un penseur internationaliste

Alors qu’il se posait des questions sur son avenir après ces revers personnels et professionnels, Okakura s’est rendu en Inde. Parmi les raisons qui l’ont poussé à faire ce voyage figurait le désir de rencontrer Swami Vivekananda (1863-1902), le moine indien auprès duquel avaient afflué les disciples après le plaidoyer passionné en faveur de l’harmonie religieuse qu’il avait prononcé devant le Parlement mondial des religions réuni à Chicago en 1893. Vivekananda a révélé aux Occidentaux les enseignements des anciennes religions de l’Inde, en prenant acte des éléments universels présents aussi bien dans la philosophie de l’Occident que dans celle de l’Orient et en appelant à un renforcement des échanges entre elles. Cet appel à l’harmonie entre les cultures a dû trouver un écho chez Okakura, engagé comme il l’était dans son propre effort créatif en vue de marier les traditions artistiques du Japon et de l’Europe. Dans Le Livre du thé, Okakura a écrit : « Dans le liquide ambré qui emplit la porcelaine ivoirine, l’initié peut goûter l’exquise réserve de Confucius, le piquant de Lao Tseu et l’arôme éthéré de Çakyamouni lui-même. » L’essence de la liturgie du thé consistait pour lui en une harmonieuse alliance de confucianisme, de taoïsme et de bouddhisme : une diversité qui incluait les meilleurs éléments d’un grand nombre de philosophies, sans se laisser ligoter par aucune religion ou tradition particulière.

Au cours de son séjour en Inde, Okakura a noué une solide amitié avec Rabindranath Tagore (1861-1941). Ce dernier, qui est né à Calcutta, a reçu le prix Nobel de littérature en 1913 pour la richesse de son œuvre poétique, théâtrale et romanesque en bengali. À l’époque de la visite d’Okakura, il était l’une des personnalités les plus en vue de la culture indienne contemporaine. Tagore a sillonné la planète pour présenter la culture et la pensée indiennes au public du monde entier et plaider pour la paix et la coopération entre les nations. Okakura a passé un certain temps avec les artistes rassemblés autour de Tagore, et sympathisé avec les nationalistes indiens qui voulaient libérer leur pays de la tutelle coloniale britannique.

Rabindranath Tagore (Photo avec l’aimable autorisation de l’Université d’Ibaraki)
Rabindranath Tagore (Photo avec l’aimable autorisation de l’Université d’Ibaraki)

Des hommes comme Okakura, Vivekananda et Tagore, qui étaient des personnages représentatifs de l’Asie à une époque où la civilisation occidentale semblait occuper une position de supériorité incontestable, se sont efforcés de faire progresser la compréhension des cultures traditionnelles de leurs propres pays — art, religion, histoire et culture de la vie quotidienne — parmi les Occidentaux. Tous trois partageaient le même empressement à faire appel aux éléments universels des cultures « occidentale » et « orientale », et la même détermination à aller de l’avant sur la voie de l’échange et de l’harmonie entre elles.

En Inde, Okakura a pris conscience de la nature et des origines asiatiques de l’art japonais. Cette compréhension est devenue la base de sa vie à Boston, où il s’est efforcé de partager la culture et la pensée japonaises avec le monde entier. Au début de son séjour à Boston, il comparait les États-Unis à une « maison à mi-chemin » entre l’Occident et l’Orient, et disait qu’en collectionnant les œuvres d’art et en apprenant à les apprécier à partir d’une autre culture, on pouvait apporter une contribution significative à l’amélioration de la compréhension entre l’Orient et l’Occident. Okakura voyait les États-Unis comme un endroit où les deux cultures pouvaient se rejoindre au sein d’une nouvelle compréhension, et l’idée de faire du musée des Beaux-Arts de Boston un nouveau modèle de point de rencontre international est au cœur de sa conception de son métier de conservateur. Avec une équipe d’aides japonais et américains, il a jeté les fondations d’une des plus remarquables collections d’art extrême-oriental qu’on puisse trouver aux États-Unis. Les conservateurs qu’il a formés par la suite ont été employés par des musées disséminés sur tout le territoire national, et ils se sont consacrés aux échanges culturels entre les deux pays jusqu’à ce que la guerre du Pacifique éclate en 1941.

Le libretto de l’opéra The White Fox (Photo avec l’aimable autorisation de l’Université d’Ibaraki)
Le libretto de l’opéra The White Fox (Photo avec l’aimable autorisation de l’Université d’Ibaraki)

La dernière œuvre d’Okakura a été The White Fox, un libretto d’opéra basé sur la légende de Shinodazuma (l’histoire d’un renard blanc de la forêt de Shinoda qui prend la forme d’une belle femme et épouse un homme avec lequel elle conçoit un enfant avant que sa véritable identité soit démasquée et qu’elle retourne dans la forêt). Okakura utilise le genre occidental de l’opéra pour créer une œuvre traitant de thèmes universels : l’amour d’une mère pour son enfant et la douleur de la séparation. L’enfant né de l’union entre renard et être humain est une créature miraculeuse qui réunit deux mondes irréconciliables. Quand la mère doit retourner dans la forêt, elle confie à son fils une balle magique qui prédit un avenir porteur d’harmonie entre les deux mondes. On peut sans aucun doute discerner des assonances avec le « joyau de la vie » pour lequel se battaient les dragons dans les premiers passages du Livre du thé.

Plus d’un siècle après la disparition d’Okakura, d’innombrables dragons continuent de se battre pour la suprématie et le pouvoir dans une « mer en fermentation ». Alors que le monde s’enfonce de plus en plus profondément dans le chaos et la confusion, l’humanité n’a toujours pas trouvé de solution pour rétablir l’ordre et réparer les ruines et les ravages engendrés par des siècles de conflit. Aujourd’hui plus que jamais, le besoin se fait sentir d’un retour aux idées d’Okakura. Sa philosophie de sagesse et de tolérance prend une importance inégalée dans un âge où les tensions entre les États et les peuples semblent plus intenses et menaçantes qu’elles ne l’ont été depuis un certain temps.

(Photo de titre : Okakura Kakuzô, également connu sous le nom d’Okakura Tenshin. Photo prise au musée des Beaux-Arts de Boston aux environs de 1904. Avec l’aimable autorisation de l’Université d’Ibaraki)

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Shimizu EmikoArticles de l'auteur

Professeur associé à l’Université d’Ibaraki, où elle enseigne la littérature et les cultures comparées, ainsi que l’histoire de l’art moderne japonais. Née dans la préfecture d’Ibaraki. Elle a été conservatrice du Musée des enfants de Boston. Elle a obtenu son doctorat en 2008 à l’Université d’Ochanomizu, et publié de nombreux ouvrages sur Okakura Kakuzô et le cercle d’artistes qui l’entourait. Le ministère de la Culture lui a décerné en 2012 le Prix d’encouragement à l’art pour les nouveaux artistes (catégorie de la critique).

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