Les grandes figures historiques du Japon
Shibusawa Eiichi, « le père du capitalisme japonais » et profond humaniste
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Le capitalisme du cœur
Le célèbre dirigeant du monde des affaires Shibusawa Eiichi (1840-1931) a contribué à jeter les fondations de la puissance économique et financière du Japon moderne, d’où son surnom de « père du capitalisme japonais ». Et pourtant, loin de mettre les profits au premier plan, il avait adopté une doctrine qui prônait l’harmonie entre l’éthique et l’économie et encourageait les entreprises commerciales à placer l’intérêt général avant les profits financiers.
Le Musée mémorial Shibusawa Eiichi, situé dans le Parc Asukayama, au nord de Tokyo, retrace la vie de ce penseur et homme d’affaires influent. Le bâtiment actuel, ouvert en 1998, se dresse sur le site qu’occupait la maison de Shibusawa, une élégante résidence de style occidental où il a passé l’automne de sa vie. Le salon de thé Bankôro et la bibliothèque Seienbunko, deux édifices centenaires qui jouxtent le musée, servaient à Shibusawa pour l’accueil des dirigeants du monde des affaires et des hauts dignitaires. Ces deux édifices sont classés Biens culturels importants.
Depuis peu, la doctrine de Shibusawa, qui accorde la priorité à l’intérêt général, revient sur le devant de la scène à mesure que les membres du monde de l’entreprise sont de plus en plus nombreux à remettre en question les objectifs à court terme, axés sur le profit, qui ont conduit à la crise financière mondiale de 2008.
Selon Inoue Jun, le directeur du musée, le nombre de visiteurs est en hausse régulière depuis quelques années, notamment grâce à la présence parmi eux de dirigeants d’entreprises en provenance de pays voisins comme la Chine, la Corée du Sud et Taiwan. Inoue explique que les idées de Shibusawa, influencées par le confucianisme, suscitent un regain d’attention dans toute l’Asie de l’Est. « C’est particulièrement vrai dans le cas de la Chine, où l’aggravation des difficultés économiques s’est accompagnée d’un renouveau d’intérêt de la jeune génération pour les Analectes de Confucius », dit-il, en soulignant l’accueil chaleureux reçu par l’ouvrage de Shibusawa « Les Analectes et l’Abacus » (Rongo to soroban). Il explique que l’intérêt universitaire pour Shibusawa progresse lui aussi. « En 2006, l’École normale supérieure du Centre de la Chine, à Wuhan, a donné le nom de Shibusawa à un centre de recherche, et l’Université du Missouri, aux États-Unis, a ouvert un cours portant sur sa vie et ses idées. »
Priorité à l’intérêt général
Shibusawa est né le 13 février 1840 ; il était le fils aîné d’une riche famille du village de Chiaraijima, qui fait maintenant partie de Fukaya, dans la préfecture de Saitama. Il s’est familiarisé très tôt avec le monde des affaires à travers l’aide qu’il apportait à la production et au commerce familial d’indigo. À l’âge de sept ans, il s’est lancé dans l’étude de l’histoire et des classiques chinois sous la houlette de son cousin Odaka Junchû, qui allait par la suite prendre la direction de la Filature de soie de Tomioka, une usine pionnière dont Shibusawa a contribué à sa création. Âgé d’une vingtaine d’années, il fit un voyage à Edo, aujourd’hui Tokyo, entre deux saisons agricoles, et suivit l’enseignement de diverses écoles, dont celle du grand érudit confucianiste Kaiho Gyoson, et le Genbukan, une influente académie d’escrime dirigée par Chiba Michisaburô.
Dans sa jeunesse, Shibusawa a été fortement marqué par les principes xénophobes incarnés par le slogan sonnô jôi (révérer l’empereur, expulser les barbares) et, via Odaka, il était en lien avec des groupes extrémistes qui conspiraient en vue de prendre le château de Takasaki et de brûler Yokohama. Bien qu’aucun de ces projets n’ait été mis à exécution, Shibusawa, inquiet pour sa sécurité, s’enfuit à Kyoto. Alors qu’il se trouvait dans l’ancienne capitale, il entra, par le biais d’un lien familial, au service de Hitotsubashi (Tokugawa) Yoshinobu (1837-1913), qui allait devenir l’ultime dirigeant du shogunat Tokugawa. C’est alors qu’il occupait cette position que Shibusawa commença à se forger sa réputation de penseur économique avisé.
En 1867, Shibusawa voyagea en Europe en tant que membre de la délégation shogunale menée par Tokugawa Akitake, le frère cadet de Yoshinobu, à la Foire internationale de Paris. Plutôt que de rentrer au Japon immédiatement après l’exposition, il passa un an et demi à parcourir le continent européen, et eut ainsi l’occasion d’observer directement les systèmes sociaux et économiques de plusieurs grandes puissances occidentales.
À son retour, Shibusawa, qui était toujours au service du shogun, suivit le clan Tokugawa lors de son transfert au domaine de Shizuoka au début de l’ère Meiji (1868-1912). Mettant à profit ce qu’il avait appris pendant ses voyages outre-mer, il fonda Shôhô Kaisho, l’une des premières sociétés par actions du Japon. Son sens des affaires attira très vite l’attention du gouvernement, qui lui demanda de rejoindre le ministère des Finances. Il occupa par la suite d’autres postes haut placés de la fonction publique, où il contribua à jeter les bases juridiques et administratives du modèle d’entreprise et du système financier du Japon moderne.
Shibusawa quitta la fonction publique en 1873, pour investir son énergie et son savoir-faire professionnel dans les entreprises du secteur privé. Au cours de sa vie, il a fondé quelque 500 sociétés et participé à leur gestion, en grande partie dans le secteur financier. L’un de ses legs les plus durables est la fondation de la Première banque nationale, précurseur du géant financier qu’est la Banque Mizuho.
Entrepreneur accompli, Shibusawa était par ailleurs convaincu que l’éthique et le commerce étaient inséparables, et ses contributions à l’amélioration du bien-être social sont incommensurables. Il s’est impliqué dans quelque 600 organisations et activités charitables, avec un intérêt tout particulier pour l’éducation et l’aide sociale, et jusqu’à sa mort, survenue en 1931 à l’âge de 91 ans, il est resté un inébranlable philanthrope.
Une inflexible détermination
Shibusawa a vécu dans une époque de mutations turbulentes. Au départ adepte des thèses xénophobes, il prit ensuite conscience de la dynamique de l’histoire et embrassa les idées occidentales. Il rejoignit le gouvernement qui renversa le régime féodal qu’il avait jadis servi. Peut-être certains verront-il dans ce changement d’allégeance le signe d’un manque de principes, mais Shibusawa était en fait un homme de fermes convictions. Tout au long de sa vie, il a fait montre d’un dévouement sans faille au service de l’intérêt général, certes en se pliant lorsqu’il le fallait aux circonstances du moment, mais en plaçant résolument le bien-être de la société au-dessus du profit personnel.
Innombrables sont les épisodes de sa vie qui témoignent de sa résolution, mais son dévouement au shogun Tokugawa Yoshinobu, qui fut un temps son maître, est particulièrement significatif. Shibusawa pensait que, au moment même où le pays prenait une nouvelle direction, il était essentiel de garder une vision claire du passé. Il entreprit à ses propres frais de compiler une biographie de l’ancien shogun, qu’il publia en 1918, après y avoir travaillé pendant un quart de siècle. Outre cela, il œuvra inlassablement à la restauration du prestige de Yoshinobu, et ce sont ces exhortations qui incitèrent le gouvernement de Meiji à laisser Yoshinobu revenir d’exil et à lui conférer le titre de duc.
Inoue parle en ces termes de l’importance de la biographie rédigée par Shibusawa : « L’ouvrage ne se contente pas de retracer l’histoire de Yoshinobu, il fait aussi le récit de la période tumultueuse qui a conduit à la Restauration de Meiji et l’a directement suivie. Shibusawa n’était pas immunisé contre les changements qui avaient lieu à l’époque, mais il était viscéralement loyal. Je pense que la grande quantité de temps et de ressources qu’il a consacrée à la collecte et à l’examen de montagnes de documents témoigne de la fermeté de ses idées et de ses convictions. »
Pour illustrer l’héritage de dévouement à la cause de l’intérêt général que nous a laissé Shibusawa, le meilleur exemple est le rôle qu’il a joué dans le Tokyo Yôikuin, une institution d’aide aux orphelins, aux personnes âgées et aux handicapés. Sa collaboration avec cette institution a commencé en 1874, sous forme d’une contribution à l’amélioration de son fonctionnement, avant qu’il en prenne la direction en 1876, poste qu’il occupa pendant plus d’un demi siècle, jusqu’à sa mort.
« Sa longue présence à la tête du Tokyo Yôikuin a exercé une forte influence sur Shibusawa », dit Inoue. « Au début de sa carrière, il pensait que le renforcement de l’économie japonaise mettrait le vent en poupe à tous les navires. Mais en réalité, c’est tout le contraire qui s’est produit. Les disparités ont augmenté et, à mesure que croissait le nombre des laissés pour compte, le besoin de projets d’aide sociale s’est fait plus pressant. Shibusawa a vu de ses propres yeux le côté sombre de l’entreprise privée, et cela l’a incité à soutenir les initiatives sociales. L’image qu’on retient de lui est celle d’un promoteur du capitalisme, mais ce n’est pas le mot qu’il utilisait ; il préférait le terme "collectivisme". »
Shibusawa l’humaniste
Outre le Tokyo Yôikuin, Shibusawa a apporté son soutien à diverses autres institutions sanitaires et sociales, dont la Hakuaisha, prédécesseur de la Croix rouge japonaise. Au lendemain du Grand tremblement de terre du Kantô, survenu en 1923, il contribua à la fondation et à la gestion d’une organisation faisant appel aux citoyens pour les opérations de secours et de reconstruction. Insensible à l’usure de l’âge, il est resté actif dans différents projets jusqu’à une époque avancée de sa vie.
Shibusawa montrait beaucoup d’intérêt pour la promotion des études économiques et de l’éducation des femmes. Il fonda la première école de commerce du Japon, qui allait devenir la prestigieuse Université Hitotsubashi. Au nombre des fonctions qu’il a occupées figurent la direction de l’École Jogakkan de Tokyo pour les femmes et celle de l’Université féminine du Japon.
La diplomatie dans le cadre du secteur privé constitue un autre aspect de l’héritage de Shibusawa. Son influence a été particulièrement déterminante en ce qui concerne la restauration des relations entre le Japon et les États-Unis après la brouille provoquée par la guerre russo-japonaise de 1904-1905. Alarmé par la montée de la discrimination envers les immigrants japonais aux États-Unis, la Commission des É.-U sur l’amitié mondiale entre les enfants envoya au Japon en 1927 quelque 12 000 « poupées de l’amitié » collectées à travers le pays. En tant que président de la section japonaise de cette organisation, Shibusawa réceptionna ces dons et envoya en retour 58 poupées japonaises.
Inoue déclare que le plus grand mérite de Shibusawa n’est pas sa réussite dans le monde des affaires, mais son humanisme : « Il est célèbre avant tout en tant que père du capitalisme moderne, et ce sont tout naturellement ses succès économiques que les gens admirent le plus. Mais le cœur de Shibusawa débordait de bonté. J’espère que les visiteurs du musée découvriront d’autres aspects de sa vie, comme son enfance et ses activités d’aide sociale. Le musée s’est donné pour objectif d’aider le public à comprendre que Shibusawa était un homme profondément concerné par le bien-être de son entourage. »
Musée mémorial Shibusawa Eiichi
- Adresse : 2-16-1 Nishigahara, Kita-ku, Tokyo-to
- Accès : 5 minutes à pied de la gare JR Ôji, 7 minutes à pied de la station de métro Nishigahara (ligne Namboku ), et 4 minutes à pied de l’arrêt d’Asukayama (ligne du tramway Arakawa)
- Horaires : Musée mémorial Shibusawa Eiichi, 10 h à 17 h (dernier accueil à 16 h 30); Salon de thé Bankôro et bibliothèque Seien bunko, 10 h à 15 h 45. Fermé le lundi (ou mardi si le jour précédent est un jour de congé national) et pendant la période des fêtes de fin d’année (28 décembre au 4 janvier)
- Tarifs : Adultes - 300 yens. Écoliers du primaire jusqu’au lycée - 100 yens
(Reportage et texte de Nippon.com. Photos avec l’aimable autorisation du Shibusawa Eiichi Memorial Museum)