Exploration de l’histoire japonaise

La bataille de Sekigahara, le conflit qui changea le cours de l’histoire du Japon

Histoire

21 octobre 1600 : la bataille de Sekigahara a été un moment clef de l’histoire du Japon, marquant l’avènement du shogunat des Tokugawa, qui gouvernera pendant plus de 250 ans. Tokugawa Ieyasu et l’armée de l’Est ont remporté une bataille acharnée au cours de laquelle, chose plutôt inhabituelle, ce sont ceux qui n’ont pas combattu qui ont changé la donne.

(Voir également notre article : Avant Sekigahara : l’ambition de Tokugawa Ieyasu)

Ieyasu, le Rebelle

En juillet 1600, Tokugawa Ieyasu, à la tête d’une immense armée (appelée armée de l’Est), se rend à Aizu, au nord-est du pays, dans le but de réprimander le chef du domaine, Uesugi Kagekatsu, car il n’avait pas respecté son autorité. À ce moment, cela fait deux ans que le seigneur de guerre Toyotomi Hideyoshi avait nommé son fils Hideyori (âgé alors de 7 ans) comme successeur. Mais Ieyasu, de son côté, avait gagné en puissance et se rapprochait des rênes du shogunat japonais. Le 1er septembre, il apprend que son rival Ishida Mitsunari lève une armée à l’ouest, alors sa réaction ne se fait pas attendre ; le lendemain, ses troupes font demi-tour pour se diriger vers l’ouest, tandis que lui se rend à Edo (aujourd’hui Tokyo), avec l’intention de les suivre immédiatement.

Un coup de théâtre pousse cependant Ieyasu à demeurer plus longtemps que prévu dans la ville. Le puissant daimyô Môri Terumoto pénètre dans le château d’Osaka, où il rejoint l ‘« armée de l’Ouest », forces opposées à Ieyasu. Avec le jeune Hideyori sous son contrôle au château, Terumoto se fait de nouveaux alliés : la mère du garçon, Yodo-dono, trois des Cinq Commissionnaires (Go-Bugyô, chargés d’administrer Kyoto et les régions voisines), ainsi que Ukita Hideie, l’un des Cinq Grands Anciens (Go-Tairô, chargé de gouverner le Japon le temps que Hideyori grandisse, et dont faisait partie Ieyasu).

Le gouvernement Toyotomi rédige un document de destitution, détaillant les injustices commises par Ieyasu et remettant en question sa loyauté envers son fils Hideyori. Le document circule parmi les daimyô. L’armée de l’Ouest y est présentée comme l’incarnation de la justice et Ieyasu y est qualifié de rebelle.

Ce dernier commence à avoir de sérieux doutes : et si les daimyô qui lui ont juré fidélité ne se battaient pas vraiment pour l’armée de l’Est ? Uesugi Kagekatsu, l’un des Cinq Grands Anciens, ou même d’autres, pourraient aisément chercher à envahir le territoire des Tokugawa. Plus de doute pour Ieyasu ; il lui faut rallier une majorité à sa cause.

En retard pour le combat

Mais aucune place pour un quelconque sentiment de crise. L’avant-garde des troupes d’Ieyasu avance à un rythme effréné et s’empare du château de Gifu de l’armée de l’Ouest en une seule journée. Remporter la victoire sans lui semble donc tout à fait à leur portée.

Le château de Gifu a été reconstruit en 1956. (© Pixta)
Le château de Gifu a été reconstruit en 1956. (© Pixta)

Ieyasu est surpris par la situation. Il leur demande d’attendre et de suivre les ordres du commandant Ii Naomasa jusqu’à son arrivée. Le 7 octobre, il quitte précipitamment Edo avec une armée de 32 000 hommes (les effectifs varient selon les récits). Il fait route vers l’ouest le long de la route du Tôkaidô. Il fait une halte au château d’Okazaki puis à celui de Kiyosu où il s’arrête, se plaignant d’être malade, probablement parce que l’armée de son fils Tokugawa Hidetada tardait à arriver.

Ieyasu était à la tête d’une armée de soldats de bas rang, tandis que Hidetada, lui, était le chef de la majorité des forces Tokugawa, dont faisaient partie les principaux daimyô et troupes d’élite. Hidetada avait pour mission de s’emparer de la province de Shinano (actuelle préfecture de Nagano), dont le château d’Ueda. Après quoi, il devait rejoindre l’armée d’Ieyasu.

Les cartes rebattues, Ieyasu ordonne à Hidetada de faire route immédiatement vers l’ouest. Cependant, son arrivée est retardée par les inondations, rendant difficile à son armée de s’emparer du château. Cette dernière n’aura donc aucune chance de prendre part à la bataille décisive.

Ieyasu comprend alors que s’il reste au château de Kiyosu, les troupes d’avant-garde attaqueront probablement, de leur propre chef, le château d’Ôgaki, qui abritait la majeure partie de l’armée de l’Ouest. C’est pourquoi, le 20 octobre, il décide de les rejoindre près de cette forteresse.

Portrait de Tokugawa Ieyasu par Nagashima Môsai. (Avec l'aimable autorisation de la Bibliothèque nationale de la Diète)
Portrait de Tokugawa Ieyasu par Nagashima Môsai. (Avec l’aimable autorisation de la Bibliothèque nationale de la Diète)

L’erreur de jugement de Mitsunari

La bataille de Sekigahara, qui allait changer le cours de l’histoire du Japon, a lieu le lendemain, le 21 octobre 1600. Il ne reste aucune source primaire bien détaillée de l’époque, telles que des lettres ou des journaux intimes, concernant les événements de la bataille. Les documents qui donnent une vue d’ensemble sont tous des sources secondaires, écrites à une date ultérieure au conflit. Citons notamment Sekigahara shimatsuki (« Les événements de Sekigahara »), d’une qualité relativement élevée et donc plutôt fiable. Il s’appuie sur les expériences de Sakai Tadakatsu du fief d’Obama, adolescent au moment de la bataille, écrit en 1656 par Hayashi Razan et Gahô, deux érudits confucéens, père et fils. J’utiliserai donc ce document comme base de mon récit.

Ishida Mitsunari pensait initialement tenir une ligne défensive reposant principalement sur les châteaux de Kiyosu et de Gifu, ainsi que sur les bastions d’Inuyama et de Takegahana. Puisque Fukushima Masanori, du château de Kiyosu, avait servi avec Toyotomi Hideyoshi depuis son plus jeune âge, Mitsunari s’était dit qu’il allait à coup sûr rejoindre son armée, celle de l’Ouest.

Cependant, Masanori avait finalement attaqué le château de Gifu. Son seigneur Oda Hidenobu (le petit-fils d’Oda Nobunaga) s’était rendu en une journée, comme expliqué plus haut.

Après une telle bévue, Mitsunari n’avait d’autre choix que de changer de stratégie. Il a ensuite envoyé des troupes au château d’Ôgaki pour attirer l’armée de l’Est, espérant que les principaux commandants de l’Ouest, Terumoto et Hideyori, quitteraient le château d’Osaka et monteraient au front. De récents documents ont révélé l’existence d’un grand château près de Sekigahara, et selon une nouvelle théorie, Mitsunari aurait eu l’intention de demander aux deux commandants d’y faire venir leurs armées.

Il se pourrait qu’il ait pensé que si Terumoto et Hideyori arrivait avec d’importants effectifs, les daimyô qui avaient été loyaux au clan Toyotomi dans l’armée de l’Est n’auraient plus de motivation pour se battre.

Le 14 octobre, Mitsunari quitte son château de Sawayama pour celui d’Ôgaki. Dans le même temps, il demande à un certain nombre de daimyô de former une position défensive à Sekigahara, à une quinzaine de kilomètres en retrait. Il avait apparemment prévu que Terumoto et Hideyori y déploieraient leurs troupes.

Le château d’Ôgaki, dans la ville du même nom, dans la préfecture de Gifu, a servi de base à Mitsunari et à l'armée de l’Ouest lors de la bataille de Sekigahara. Construit à l'origine en 1535, l’édifice a été désigné trésor national en 1936, mais a été incendié lors d'un bombardement américain en 1945. Il a été reconstruit en 1959. (© Jiji)
Le château d’Ôgaki, dans la ville du même nom, dans la préfecture de Gifu, a servi de base à Mitsunari et à l’armée de l’Ouest lors de la bataille de Sekigahara. Construit à l’origine en 1535, l’édifice a été désigné trésor national en 1936, mais a été incendié lors d’un bombardement américain en 1945. Il a été reconstruit en 1959. (© Jiji)

Ieyasu, de son côté, voulait éviter une guerre de siège, craignant que le temps consacré à l’assaut d’un château ne donne à Terumoto et Hideyori suffisamment de marge pour arriver du château d’Osaka. Il aurait alors élaboré un plan secret pour duper Mitsunari. Il réunit un conseil de guerre, prétextant qu’après la capture du château de Sawayama de Mitsunari, l’armée de l’Est partirait directement pour s’emparer du château d’Osaka. Un espion divulgua cette information à l’armée de l’Ouest. Ieyasu avait vu juste, son plan fonctionnait donc parfaitement.

Troublé par cette information, Mitsunari met en place une ligne défensive qui traverse Sekigahara, afin d’empêcher la progression de l’armée de l’Est. Le mot seki dans Sekigahara vient de sekisho, qui signifie « point de contrôle ». La région était un point stratégique en tant que voie de passage, si bien qu’un point de contrôle y a été mis en place. En ayant la main sur Sekigahara, l’armée de l’Est n’aurait eu aucune autre voie accessible à l’ouest.

Le Musée commémoratif du champ de bataille de Sekigahara, dans la préfecture de Gifu, a ouvert ses portes en octobre 2020. Les visiteurs peuvent voir l’endroit où s’est déroulée la bataille depuis la salle d'observation. (© Jiji)
Le Musée commémoratif du champ de bataille de Sekigahara, dans la préfecture de Gifu, a ouvert ses portes en octobre 2020. Les visiteurs peuvent voir l’endroit où s’est déroulée la bataille depuis la salle d’observation. (© Jiji)

Quand Naomasa prend les armes

Dans la nuit du 20 octobre, bravant l’obscurité et la pluie, Mitsunari conduit l’armée de l’Ouest hors du château d’Ôgaki. Aucune torche n’est allumée, la gueule des chevaux est muselée ; tout est fait pour éviter le moindre bruit. Les troupes font un détour pour que l’armée de l’Est ne remarque pas le mouvement des soldats alors qu’ils font route vers Sekigahara. Ieyasu ne tarde pas à apprendre, vers deux heures du matin, qu’ils ont quitté les lieux.

Il ordonne à l’armée de l’Est d’avancer, faisant fi de la pluie et de la boue jusqu’au champ de bataille fatidique.

Ii Naomasa, de l’armée de l’Est, mène la première action de la bataille. Fidèle à Ieyasu depuis 1575, il n’avait que peu d’expérience, mais s’était élevé grâce à ses nombreux succès au front.

Masanori devait agir en premier, Naomasa a donc désobéi aux ordres. D’autres seigneurs de la première ligne avaient également été des fidèles du clan Toyotomi, et dans ce groupe d’avant-garde, seul Naomasa était un vassal du clan Tokugawa.

Les armées de l’Est et de l’Ouest avaient formé leurs bataillons entre six et sept heures du matin. La pluie avait cessé, mais un épais brouillard recouvrait toujours la zone. Alors que les deux camps s’affrontaient, une cinquantaine de guerriers à cheval essayèrent de frayer à travers les troupes de Masanori à la tête de l’armée de l’Est : il s’agissait de Naomasa et ses hommes.

Lorsqu’on lui dit qu’il ne peut pas passer, il clame qu’il se trouve en compagnie de Matsudaira Tadayoshi, le quatrième fils d’Ieyasu, ajoutant que c’était sa première bataille, et donc qu’il voulait lui montrer à quoi ressemblait le front. Les guerriers continuent leur chemin, bien décidés à croiser le fer avec les 17 000 soldats de Ukita Hideie, l’armée opposée de l’Ouest.

Bien que Naomasa lui ait volé la vedette, Masanori ne s’est pas plaint après la bataille. Naomasa avait amené avec lui 3 000 hommes, mais il en laissa la plus grande partie derrière lui, ne retenant que les 50 soldats à cheval pour ce qu’il prétendait être du « repérage ». Masanori a peut-être pensé que, dans l’épais brouillard, Naomasa avait accidentellement rencontré l’ennemi et qu’il avait donc été contraint de combattre. Ces dernières années, certains chercheurs ont émis des doutes sur le fait que Naomasa et Tadayoshi aient réellement été les premiers à lever les armes à Sekigahara, mais dans ce cas, je suivrai l’opinion communément admise.

Ieyasu aurait été heureux que son fils et vassal du clan Tokugawa aient eux-mêmes déclenché la bataille.

Coup de théâtre et changement de camp

La bataille avait commencé mais en raison des manœuvres politiques d’Ieyasu, un grand nombre de soldats de l’armée de l’Ouest décidèrent de ne pas participer aux événements et de rester en marge, si bien que seulement moins de 40 000 hommes environ prirent les armes.

16 000 hommes de l’armée de Môri, entre autres, choisirent ainsi de se poster en tant qu’observateurs, sur les flancs du mont Nangû. Même si Môri Terumoto était le commandant général de l’armée de l’Ouest, il se trouvait au château d’Osaka le jour de la bataille, laissant à son fils adoptif Hidemoto la direction des troupes.

Hidemoto voulait se battre, mais Kikkawa Hiroie, le cousin de Terumoto, membre de l’avant-garde de l’armée, lui, s’y refusait, même si on le lui demandait. Lorsqu’il reçut des messages de la part de Mitsunari demandant à l’armée de se joindre à la bataille, Hidemoto ne put que prétexter que les troupes n’avaient pas encore fini leur repas, même s’il s’agit probablement d’une invention plus tardive.

D’autres daimyô des environs, témoins de l’inertie de l’armée de Môri, choisirent eux aussi de rester immobiles. Ainsi, environ 30 000 soldats ne participèrent pas au combat. Hiroie était déjà en communication secrète avec Ieyasu. Lorsqu’il apprend que Mitsunari lève une armée avec Terumoto pour chef, il tente de persuader son cousin de ne pas accepter, mais Terumoto finit par rejoindre l’armée de l’Ouest à Osaka.

Hiroie entretenait de bonnes relations avec Kuroda Nagamasa, qui lui servait d’intermédiaire pour faire savoir à Ieyasu qu’il s’agissait en fait d’un stratagème élaboré par l’un des vassaux de Môri, et que Terumoto n’avait donc rien à voir dans cette affaire. Ieyasu le crut. Plus tard, Hiroie continuera de communiquer en secret avec Ieyasu, tout en agissant en tant que membre de l’armée de l’Ouest. La veille de la bataille de Sekigahara, il aurait révélé tout cela à Hidemoto ainsi qu’aux principaux vassaux de Môri.

Sans demander la permission à Terumoto, Hiroie envoie des otages à Ieyasu et reçoit une promesse scellée dans le sang selon laquelle si la loyauté du clan Môri était claire, il pourrait conserver son territoire. La non-participation de Hiroie sur le champ de bataille faisait office de preuve de cette loyauté.

Malgré la participation de seulement la moitié des troupes, l’armée de l’Ouest livre un combat sans merci, si bien que les deux camps se retrouvent acculés pendant les premières heures. Ieyasu devait être anxieux de l’issue du combat. Si les soldats observateurs du clan Môri, entre autres, s’étaient jetés dans la mêlée à ce stade, il n’aurait eu aucune chance.

Kobayakawa Hideaki, un autre membre des forces de l’armée de l’Ouest, avait pris des engagements vis-à-vis d’Ieyasu, notamment qu’il changerait de camp. Cependant, ne joignant pas le geste à la parole, Ieyasu craint d’avoir été piégé et ordonne à des soldats munis d’armes à platine à mèche de tirer en direction de la montagne Matsuoyama où étaient stationnées les troupes de Hideaki, afin de « questionner » ce dernier sur ses desseins.

Portrait de Kobayakawa Hideaki, par Kurihara Nobumitsu. (Avec l'aimable autorisation de la Bibliothèque nationale de la Diète)
Portrait de Kobayakawa Hideaki, par Kurihara Nobumitsu. (Avec l’aimable autorisation de la Bibliothèque nationale de la Diète)

Le geste d’Ieyasu coupe court à l’indécision de Hideaki, dont l’armée dévale la montagne afin d’attaquer son allié Ôtani Yoshitsugu, rejoint par d’autres qui avaient eux aussi changé de camp au même moment. La destruction des forces d’Ôtani entraîne le déclin de l’armée de l’Ouest.

Cependant, selon une nouvelle théorie, Hideaki aurait combattu dès le début dans le camp de l’armée de l’Est. Que cette théorie soit vraie ou fausse, une chose est sûre ; en l’espace de quelques heures seulement, l’armée de l’Est remporte la bataille de Sekigahara. Le clan des Tokugawa allait désormais régner pendant plus de 250 ans.

De nombreuses armes à platine à mèche ont été utilisées lors de la bataille de Sekigahara. D’éminents commandants ont été victimes de leurs balles. Cette photo montre une arme à platine à mèche restaurée de 2,3 mètres de long, trouvée dans une maison de Sekigahara en avril 2001. (© Jiji)
De nombreuses armes à platine à mèche ont été utilisées lors de la bataille de Sekigahara. D’éminents commandants ont été victimes de leurs balles. Cette photo montre une arme à platine à mèche restaurée de 2,3 mètres de long, trouvée dans une maison de Sekigahara en avril 2001. (Jiji)

(Photo de titre : un paravent montrant une scène de la bataille de Sekigahara. Il s’agit de la partie droite d’une paire de paravent datant de l’époque d’Edo. Il représente dans son ensemble le champ de bataille vu depuis le sud, au début du combat. Avec l’autorisation du Musée d’art Watanabe, dans la préfecture de Tottori)

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