Exploration de l’histoire japonaise
Avant Sekigahara : l’ambition de Tokugawa Ieyasu
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Les dernières volontés de Hideyoshi
Nous sommes à Kyoto, plus précisément au temple Daigo-ji, en ce 20 avril 1598. Les cerisiers sont en fleur, et Toyotomi Hideyoshi a organisé une spectaculaire réception. Plus de 1 300 femmes, son épouse principale Yoshiko, Yodo-dono sa concubine, ainsi que les épouses des seigneurs du pays sont de la partie.
Celui qui a su s’imposer à la tête du Japon est malade, impossible d’être formel, mais son cancer de l’estomac en serait déjà à un stade avancé. Hideyoshi sait ses forces décliner. Il organise donc un système de gouvernance dans lequel ses proches alliés se partagent la gestion du pouvoir. Ishida Mitsunari et Asano Nagamasa sont notamment nommés au Conseil des Cinq Commissaires. Tokugawa Ieyasu, Maeda Toshiie, Môri Terumoto, Uesugi Kagekatsu et Ukita Hideie rejoignent celui des Cinq Grands Anciens, il reviendra à ces puissants seigneurs de statuer sur les grandes décisions. (Mais certains historiens doutent que cette double administration ait été aussi clairement coordonnée).
Hideyoshi, qui a fait un malaise pendant la réception, adresse deux mois plus tard son testament en onze points aux Cinq Commissaires ainsi qu’aux Cinq Grands Anciens et recueille en retour leur lettre d’allégeance.
Son testament est certes destiné à l’ensemble de ses dix hommes de confiance, mais il est plus spécifiquement adressé à deux d’entre eux, Ieyasu et Toshiie passent aux premières loges du pouvoir. En effet, le mourant souhaite marier Hideyori (né en 1593) à la petite-fille de Ieyasu, indiquant ainsi sa volonté de mettre son fils sous la protection du clan Tokugawa, Ieyasu est de plus désigné pour gérer les affaires d’État depuis le château de Fushimi. Hideyoshi demande par ailleurs à Toshiie d’être le tuteur de son fils. Par son testament, il demande aux Anciens de respecter sa loi et d’éliminer tous ceux qui viendraient à s’y opposer, Ieyasu et Toshiie devant être consultés pour toute décision.
Sentant sa fin approcher, Hideyoshi distribue des biens et de l’argent aux seigneurs et à la noblesse de cour avant de leur faire à nouveau jurer fidélité au jeune Hideyori. Le 18 septembre, il s’éteint au château de Fushimi.
Juste avant son décès, Hideyoshi envoie un autre testament aux Cinq Grands Anciens pour leur recommander son fils. Après sa mort, les Magistrats et les Grands Anciens s’échangent des serments écrits. Au Nouvel An 1599, conformément aux dernières volontés de Hideyoshi, Hideyori et Maeda Toshiie quittent Fushimi et emménagent au château d’Osaka.
Le retrait de Mitsunari
Pendant ce temps au château de Fushimi, Ieyasu s’occupe des affaires d’État. Pour renforcer son pouvoir, il conclut des alliances en mariant notamment son fils Tadateru à la fille du puissant seigneur Date Masamune.
Mais ni les Cinq Commissaires ni les Grands Anciens, n’ont été consultés et ces initiatives leur déplaisent. Ieyasu reconnaît ses torts, sans toutefois revenir sur sa décision. Souhaitait-il ainsi attiser les rivalités entre les différentes factions et contourner l’administration de Mitsunari pour s’emparer du pouvoir par la force ?
Cette thèse a longtemps été défendue mais ces dernières années, une autre lecture est privilégiée. Avant de mourir, Hideyoshi aurait confié le pouvoir à Ieyasu à condition qu’il le rende à son fils Hideyori à sa majorité. Après le décès, Terumoto et Mitsunari auraient commencé à se plaindre d’avoir à partager la gouvernance avec les Commissaires et les Grands Anciens. Ieyasu, sentant sa mainmise remise en question, aurait alors cherché à consolider ses positions par un mariage stratégique. S’est-il seulement excusé, la question fait débat.
Sur la défensive, Ieyasu ne se serait-il pas montré trop belliqueux... Accusant ses adversaires de le calomnier et arguant qu’on cherchait indûment à l’écarter du pouvoir au mépris du testament de Toyotomi, il aurait rassemblé des troupes pour forcer ses opposants à reculer ? Cette lecture de l’événement va pourtant à l’encontre du récit communément admis.
Quoi qu’il en soit, deux mois plus tard, en avril 1599, le tuteur du jeune Hideyori, Maeda Toshiie, meurt de maladie. Son décès rebat les cartes. Déjà, des rumeurs circulaient sur la rivalité des deux hommes aspirant au pouvoir, Toshiie aurait déjà essayé de poignarder Ieyasu, seule l’intervention de son fils Toshinaga ayant permis d’empêcher son geste.
L’équilibre des forces étant bouleversé, cette nuit-là, Katô Kiyomasa rejoint le groupe des sept militaires chevauchant vers Osaka pour attaquer Mitsunari. Ce dernier s’était depuis la seconde tentative d’invasion de la Corée de 1597 attiré la rancune des chefs d’armées. En effet, alors inspecteur militaire du shôgun, il avait poussé Hideyoshi à punir les seigneurs ayant participé à la campagne et ces derniers avaient gardé une dent contre lui.
On a longtemps pensé que, à la suite de l’attaque de son château, Mitsunari avait trouvé refuge auprès d’Ieyasu. Mais des récentes études tendent à montrer qu’il serait en fait retourné au château de Fushimi. Certains historiens réfutent même la thèse de l’attaque, arguant que les sept rebelles l’auraient plutôt poursuivi en justice pour le forcer à se résoudre à un suicide rituel (seppuku).
Grâce à l’entremise d’Ieyasu, Mitsunari est autorisé à quitter son poste de Commissaire. Il se retire ensuite dans son château de Sawayama (à Hikone, dans l’actuelle préfecture de Shiga).
L’ascension d’Ieyasu
La mort de Toshiie et le retrait de Mitsunari ouvrent à Ieyasu les portes du pouvoir. Trois jours à peine après le départ de Mitsunari pour Sawayama, Ieyasu quitte Mukaijima, sa résidence à Fushimi pour emménager dans l’enceinte occidentale (Nishi-no-maru) du château d’Osaka. Une rumeur court chez les nobles et les prêtres de la cour, Ieyasu serait en passe de devenir le nouveau maître du Japon.
Cependant, à la fin de l’année 1599, un attentat planifié contre Ieyasu jette un froid sur ses ambitions. La situation est confuse mais les noms de Maeda Toshinaga et Asano Nagamasa semblent figurer sur la liste des conjurés. Dans le doute, Ieyasu envisage de conquérir par la force le domaine de Toshinaga situé à Kaga (dans l’actuelle préfecture d’Ishikawa).
Atterré, Toshinaga envoie sa mère en otage à Edo auprès d’Ieyasu et Nagamasa se retire de la gouvernance de son clan au profit de son fils avant de partir se retirer à Fuchû dans la province de Musashino (dans l’actuelle Tokyo), sous le contrôle des Tokugawa. D’autres comme Katô Kiyomasa et Hosokawa Tadaoki choisissent de prêter allégeance à Ieyasu.
La coutume voulait qu’à l’occasion du Nouvel An lunaire, les seigneurs se rendent d’une part dans l’enceinte principale du château d’Osaka pour présenter leurs vœux à Toyotomi Hideyori mais aussi dans l’enceinte ouest pour s’incliner devant Tokugawa Ieyasu. Mais au 2e mois de l’an 1600, la missive détaillant la nouvelle organisation des fiefs ne porte que la signature d’Ieyasu qui se comporte désormais comme s’il dirigeait seul la nation.
Mais, pour prendre le contrôle total de l’Archipel, Ieyasu devra d’abord remporter la bataille de Sekigahara. Nous sommes à l’automne 1600, les mois qui s’annoncent vont être décisifs.
La Lettre de Naoe
Ieyasu convoque Uesugi Kagekatsu qui règne sur le domaine d’Aizu (dans l’actuelle préfecture de Fukushima) et lui intime l’ordre de venir à Osaka. Kagekatsu est le fils adoptif de Uesugi Kenshin, il a pris le contrôle du clan à la mort de Kenshin. Peu avant la mort de Hideyoshi, Kagekatsu avait été transféré de la province d’Echigo (dans l’actuelle préfecture de Niigata) à Aizu dans un domaine beaucoup plus vaste.
Or Kagekatsu est soupçonné par Hori Hideharu, lui aussi basé à Echigo d’ourdir une trahison. Ieyasu qui a été alerté du danger, entreprend donc de convoquer Kagekatsu, mais ce dernier, trop occupé à consolider son nouveau domaine, ne daigne pas répondre à l’appel. Ieyasu lui envoie alors une missive lui ordonnant de lui faire parvenir un serment d’allégeance et lui réitère son ordre de venir toutes affaires cessantes à Osaka.
Naoe Kanetsugu, rédige au nom de son seigneur une réponse connue sous le nom de « Lettre de Naoe » dans laquelle il attaque Hori Hideharu, explique la position des Uesugi et critique ouvertement Ieyasu.
À la lecture de cette lettre et devant le refus de Kagekatsu de venir à Osaka, Ieyasu décide de prendre les armes et lance une attaque contre le fief d’Aizu. Soulignons que, des siècles durant, l’authenticité de cette lettre a été contestée. Il n’en existe que des copies et de nos jours encore, certains historiens pensent qu’il s’agit d’une version embellie d’un original perdu voire même d’un faux.
Choisir son camp
Pour Ieyasu, la réponse du clan Uesugi vaut pour rébellion contre l’héritage des Toyotomi. En juillet 1600, fort d’une énorme armée de 56 000 soldats (il y a un débat sur le contingent réel de ces troupes), il quitte Osaka et prend le chemin d’Aizu. Sur ses ordres, Mogami Yoshiaki et Date Masamune le précédent et se rendent chacun dans leur domaine qui enserrent celui de Kagekatsu.
Pour mener à bien cette campagne militaire, Ieyasu aurait battu le rappel de ses alliés sans tenir compte de la gouvernance préétablie. Mais les historiens sont partagés, beaucoup y voient un acte officiel dans la logique de l’administration instaurée par Toyotomi, puisqu’Ieyasu avait reçu l’aval de Hideyori et aurait ainsi été officiellement investi de l’autorité politique et militaire.
Alors qu’ils sont en chemin vers Aizu, Ieyasu apprend à Oyama (dans l’actuelle préfecture de Tochigi) qu’à l’ouest, Mitsunari a entrepris de lever une armée. Le lendemain de la nouvelle, lors de son conseil de guerre du 2 septembre, Ieyasu annonce aux seigneurs de son armée que le jour est venu, ils doivent choisir leur camp. Sa déclaration est suivie d’un long silence, nombreux sont les seigneurs ayant des proches en otage au château d’Osaka. Quelle garantie auraient-ils que la victoire ira à Ieyasu?
Certains historiens se sont récemment élevés contre cette version du roman national, ce conseil de guerre n’aurait jamais eu lieu. La vulgate voudrait notamment que Fukushima Masanori ait été le premier à s’engager du côté des Tokugawa et qui l’aurait entraîné à sa suite l’adhésion des grands seigneurs alors qu’en fait, il n’aurait pas été présent à Oyama. Toujours est-il que l’armée d’Ieyasu fit demi-tour. Elle reprit la direction de l’ouest pour livrer la bataille qui allait décider de l’avenir du Japon et ouvrir l’époque d’Edo. Sekigahara allait changer la face du Japon féodal.
(Photo de titre : vue du champ de bataille de Sekigahara depuis le site de Sasaoyama, dans la préfecture de Gifu. C’est de là que les troupes d’Ishida Mitsunari ont vu venir les hommes de Tokugawa Ieyasu. Jiji)