
Exploration de l’histoire japonaise
L’ouverture du chemin de fer au Japon : la volonté de rivaliser avec les puissances occidentales
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La montée en puissance des ingénieurs japonais
Les travaux commencèrent en 1870. Morel est mort à l’âge de 30 ans d’une maladie pulmonaire, avant leur achèvement. Son adjoint, John Diack, reprit la conduite des travaux, avec l’aide d’Inoue Masaru, qui venait d’être nommé premier directeur du chemin de fer (tetsudô no kami).
Inoue, originaire de la préfecture de Yamaguchi, était l’un des « cinq génies de Chôshû » des étudiants qui sont passés clandestinement en Grande-Bretagne en 1863, à la fin de l’époque d’Edo, à l’époque où cela était encore interdit, avec Itô Hirobumi, futur premier ministre. À Londres, il se forme à l’ingénierie ferroviaire et minière, avant de retourner au Japon en 1968. L’année suivante, il entre au service du gouvernement Meiji et s’implique pleinement dans la construction du chemin de fer après la mort de Morel. (Voir notre article : Les « cinq génies de Chôshû » et la fondation d’un État moderne au Japon)
Vue d’oiseau du chemin de fer à vapeur de Tokyo, par Utagawa Yoshitora (collection de la Bibliothèque nationale de la Diète). Publié l’année précédant l’ouverture du chemin de fer, le tracé est imaginaire. Il montre les hautes attentes du public de l’époque à l’égard des chemins de fer.
Après bien des difficultés, le premier chemin de fer du Japon fut officiellement ouvert au trafic le 14 octobre 1872 (12 septembre selon le calendrier lunaire). Ce jour-là, une grande cérémonie eut lieu dans le hall du chemin de fer de Shimbashi (gare de Shimbashi) en présence de l’empereur Meiji. La cérémonie a été suivie par de hauts fonctionnaires du gouvernement, des conseillers d’État, ainsi que des diplomates de différents pays. Les citoyens ordinaires étaient également autorisés à observer la cérémonie. Il est intéressant de noter que les hauts fonctionnaires du gouvernement portaient le hitatare, la tenue de cérémonie de la classe des samouraïs. Un spectacle à tout point de vue surprenant pour une cérémonie marquant l’ouverture d’une nouvelle civilisation.
L’ancien dépôt de Shimbashi, juste avant son ouverture en 1872. Conçue par l’architecte américain Richard Bridgens, elle est devenue gare de marchandises lorsque la gare de Tokyo a été ouverte en 1914. Le bâtiment principal de la gare a été détruit par un incendie lors du Grand tremblement de terre du Kantô. Image avec l’aimable autorisation de la Japan National Railways Liquidation Corporation. (Jiji)
Le bâtiment de l’ancienne gare de Shimbashi fut reconstruit à l’identique à Shiodome en 2003. Les fouilles effectuées avant les travaux de réaménagement ont mis au jour des vestiges des premiers jours du chemin de fer, notamment des portions du quai, dont certains sont exposés au musée. (Jiji)
Lors de la cérémonie, l’empereur Meiji prononça un discours de félicitations à ses sujets, se réjouissant du développement de la civilisation et louant les efforts des personnes impliquées dans le projet.
Après la cérémonie, l’empereur est monté à bord du train pour le trajet de 23,8 km aller-retour entre Shimbashi et Yokohama. À bord du train se trouvaient Sanjô Sanetomi, Yamagata Aritomo, Ôkuma Shigenobu, Eto Shimpei, Katsu Kaishû et bien d’autres. Saigô Takamori, qui avait pourtant refuser de céder les terrains du ministère de la Guerre, était également à bord.
Illustration d’Utagawa Hiroshige III. L’avènement du premier service ferroviaire japonais, entre la gare de Shimbashi et Yokohama, en 1872. (Avec l’aimable autorisation du musée d’histoire de l’arrondissement de Minato, Tokyo)
De nombreuses rumeurs et histoires insolites à propos de cet étrange véhicule
Les tarifs pour un aller simple de Shimbashi à Yokohama étaient de 1,125 yen en 1ere classe, 0,75 yen en 2e classe, et 0,375 yen en 3e classe. Ce qui correspond à plus de 5 000 yens (35 euros) d’aujourd’hui, même en 3e classe. Les chemins de fer étaient encore très chers. L’année suivante, en 1873, les tarifs baissèrent jusqu’à 1 yen en 1ere classe, 0,60 yen en 2e classe, et 0,30 yen en 3e classe, ce qui est toujours très cher. La vue du train roulant avec son panache de fumée s’élevant au-dessus des murs de pierre sur la mer impressionnait tout le monde et fut souvent représentée dans les estampes du temps, aller regarder passer le train devint une attraction touristique populaire.
Le train vers le Paradis, 1872, extrait de la série « Voyage au Paradis et en Enfer » de Kawanabe Kyôsai, Musée d’art Seikadô Bunko. (Image reproduite avec l’aimable autorisation du Musée d’art Seikadô Bunko / DNPartcom)
Les Tokyoïtes mirent néanmoins du temps pour se familiariser avec ce nouveau moyen de transport et de nombreuses anecdotes insolites sont restées. Par exemple, À chaque départ du train, de nombreuses chaussures se trouvaient abandonnées sur le quai : comme il est d’usage d’enlever ses chaussures avant de pénétrer dans une pièce, de nombreux passages se déchaussaient sans y penser en montant à bord… oubliant leurs chaussures sur le quai.
Aussi, de nombreux badauds, voyant passer le train, l’arrosaient d’eau : vu la vapeur qui s’échappait, ils pensaient qu’il devait avoir chaud !
Il n’y avait pas de toilettes aménagées dans les wagons, et de nombreuses personnes, prises d’un besoin pressant, urinaient par les fenêtres ! Fait unique, un voyageur fut verbalisé pour avoir laché un pet : un samouraï de Nagasaki, Fukagawa Yasaku, ayant pris le train à Yokohama, se senti barbouillé. Ne voulant pas péter sans rien dire dans un endroit clos en présence d’autres personnes, il retroussa son kimono pour envoyer sa flatulence par la fenêtre. Ce qui était contraire à l’article 6 du règlement des chemins de fer, et lui coûta une amende de 5 yens !
Locomotive n° 1. Bien culturel d’importance nationale, construite en Grande-Bretagne en 1871 et mise en service entre Shimbashi et Yokohama en 1872. (Collection du Musée des chemins de fer)
Essor des chemins de fer privés et nationalisation
Les lignes de Kobe-Osaka et Kyoto-Osaka furent ouvertes ensuite, en 1874 et 1877 respectivement.
En 1880, Inoue Masaru, qui excellait dans les technologies minières, perça le tunnel du mont Ôsaka entre Kyoto et Ôtsu. Même si des accidents furent à regretter pendant la construction, c’est le premier tunnel creusé uniquement par des ingénieurs japonais. À cette époque, le gouvernement avait licencié les ingénieurs étrangers et lancé une politique de gestion du système ferroviaire par des mains japonaises.
L’année suivante, en 1881, la « Compagnie des Chemins de fer Japonais » (Nippon Tetsudô Kakushikigaisha), première compagnie ferroviaire privée, est créée, grâce à des investissements de la noblesse. Le gouvernement ne pouvant plus construire de nouveaux chemins de fer en raison de difficultés financières après la guerre civile, la création de sociétés de chemins de fer privées fut autorisée et le Bureau des chemins de fer (un organisme d’État) lui sous-traita la constructions et l’exploitation de nouvelles lignes.
La première réalisation de cette nouvelle société fut l’ouverture, en 1883, de la ligne Ueno – Kumagaya (Saitama). La ligne fut prolongée au fil des années et permit le transport industriel de produits de soie brute et de charbon. D’autres compagnies privées virent le jour dans les années 1880. C’est dans les années 1890 que les chemins de fer privés dépassent les chemins de fer publics en termes de distances d’exploitation.
Toutefois, en mars 1906, le premier cabinet Saionji Kinmochi promulgua la loi de nationalisation des chemins de fer. Au cours de la guerre russo-japonaise, qui s’était terminée en septembre de l’année précédente, de nombreux soldats et matériels militaires furent transportés par rail, mais l’existence de lignes privées, et la réglementation sur les tarifs rendait compliquée l’exploitation de trains directs. La nationalisation des chemins de fer était une demande des militaires afin de faciliter le transport des troupes. Un autre facteur important a été l’appel à la création d’un réseau national unifié de voies dans une perspective industrielle.
À l’issue de la guerre sino-japonaise de 1894-95 et l’annexion de Taïwan, le Japon commença à construire des chemins de fer dans cette nouvelle colonie. Des lignes furent même exploitées par le Japon sur le continent à partir de la guerre russo-japonaise.
Les terres cédées par la Russie en vertu du traité de Portsmouth à l’extrémité de la péninsule de Liaodong devinrent la province de Kwantung. Le gouvernorat de Kwantung fut institué à Lushun (Port Arthur) pour contrôler ces territoires, et la compagnie ferroviaire de Mandchourie (South Manchuria Railway Company) fut créée en 1906 pour exploiter l’ancien chemin de fer Qing oriental entre Changchun et Lushun et les mines de charbon situées le long de la ligne ferroviaire. C’était une société mixte, semi-gouvernementale, semi-privée.
Ainsi, en un peu plus de 30 ans, un réseau de lignes de chemin de fer a été mis en place à travers le pays, ainsi qu’à l’étranger, notamment à Taïwan et en Mandchourie, exclusivement exploités par les Japonais. En ce sens, le développement des chemins de fer est un symbole de la modernisation du Japon.
(Photo de titre : Utagawa Hiroshige III, « Locomotive à vapeur du chemin de fer côtier de Yokohama », 1874, collection du musée d’histoire de la préfecture de Kanagawa. À l’époque de l’ouverture du chemin de fer, de nombreux peintres ont représenté des trains et des gares en estampes.)