Exploration de l’histoire japonaise

Aux origines du capitalisme moderne japonais : les hommes d’affaires Iwasaki Yatarô et Shibusawa Eiichi

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Kawai Atsushi [Profil]

Après la fin du régime féodal, Iwasaki Yatarô, le fondateur de Mitsubishi, et Shibusawa Eiichi, le « père du capitalisme japonais », tous deux issus d’un milieu modeste, se sont élevés jusqu’au sommet du monde des affaires. Une telle ascension sociale aurait été impossible à l’époque du shogunat. Un professeur d’histoire japonaise nous raconte.

Les samouraïs perdent leurs privilèges

Dans le Japon de l’époque d’Edo (1603-1868), la classe des samouraïs exerçait officiellement sa domination sur les roturiers – agriculteurs, artisans et marchands. Mais le gouvernement issu de la Restauration de Meiji a mis en place des politiques visant à renforcer l’égalité. Les samouraïs ont été privés de divers privilèges, tels que le droit à l’usage exclusif des noms de famille et celui de porter le sabre et de tuer les roturiers sous prétexte de manque de respect. Les domaines ont été abolis en 1871, mais dans un premier temps, l’État a pris en charge le paiement des rémunérations héréditaires des samouraïs. En 1876, ces rémunérations, qui représentaient 30 % des ressources de l’État, ont toutefois été remplacées par des obligations d’État. Confrontés à l’impossibilité de vivre du fruit de ces obligations, nombre de ces anciens samouraïs (shizoku) s’en sont servi de capital pour se lancer dans les affaires. La plupart ont lamentablement échoué et se sont retrouvés sur la paille. L’inaptitude des samouraïs au commerce est devenue proverbiale.

Les samouraïs mécontents sont venus grossir les rangs du Mouvement pour la liberté et les droits du peuple, mené par Itagaki Taisuke et d’autres. Mais cette cause mobilisait aussi les cultivateurs, privés de toute possibilité d’intervenir dans le domaine politique à l’époque d’Edo. Emporté par ce mouvement citoyen, le gouvernement s’est vu contraint de créer une assemblée nationale, et la première élection à la Chambre des représentants s’est tenue en 1890. Plus de la moitié des élus étaient d’anciens roturiers (heimin). À la fin de l’ère Meiji (1868-1912), des descendants d’anciens roturiers ont commencé à accéder à des postes de membres du Cabinet. Après la Restauration de Meiji, la vie politique japonaise – qui était jusque-là le monopole des samouraïs – a radicalement changé en s’ouvrant à des gens provenant d’autres milieux.

Lors d’un incident célèbre, survenu en 1882, Itagaki Taisuke, attaqué alors qu’il voyageait dans la préfecture de Gifu, aurait dit : « Itagaki peut mourir, mais la liberté jamais ! » C’est cette scène que représente la gravure sur bois Itagaki-kun sônan no zu (L’attaque contre Itagaki) de Utagawa Toyonobu. (Avec l’aimable autorisation du Musée de la liberté et des droits de l’homme de Kôchi)
Lors d’un incident célèbre, survenu en 1882, Itagaki Taisuke, leader du Mouvement pour la liberté et les droits du peuple, attaqué alors qu’il voyageait dans la préfecture de Gifu, aurait dit : « Itagaki peut mourir, mais la liberté jamais ! » C’est cette scène que représente la gravure sur bois Itagaki-kun sônan no zu (L’attaque contre Itagaki) de Utagawa Toyonobu. (Avec l’aimable autorisation du Musée de la liberté et des droits de l’homme de Kôchi)

L’éducation fait la différence

Non contents d’intervenir au niveau politique, les heimin ont aussi accru considérablement leur contribution à la société dans des domaines comme l’économie, la fonction publique et l’enseignement. Être issu d’une famille n’appartenant pas à la classe des samouraïs ne constituait plus un obstacle à l’ascension sociale. Dans son best-seller « Un encouragement à l’étude » (Gakumon no susume), qui s’ouvre avec cette fameuse déclaration sur l’égalité fondamentale : « Il est dit que le ciel ne crée pas une seule personne en dessous ou en dessus d’une autre », le grand penseur Fukuzawa Yukichi incitait les jeunes gens d’origines modestes à se montrer ambitieux.

Fukuzawa Yukichi (photo avec l'aimable autorisation de la Bibliothèque nationale de la Diète)
Fukuzawa Yukichi (photo avec l’aimable autorisation de la Bibliothèque nationale de la Diète)

Le livre affirme que c’est l’éducation qui fait la différence entre les riches et les pauvres, et qu’elle contribue à définir la place occupée au sein de la société. « Seul celui qui a étudié assidûment, et acquis par la même occasion une maîtrise sur les choses et les événements, accède à la noblesse et à la richesse, tandis que dans la situation inverse il est voué à l’anonymat et à la pauvreté. » (D’après la traduction anglaise de Wm. Theodore de Bary publiée dans Sources of Japanese Tradition, 1600 to 2000, 2e partie, 2006 [note de l’éd.]) Les propos de Fukuzawa Yukichi ont trouvé un écho dans le public japonais, et « Un encouragement à l’étude » s’est vendu à 3 millions d’exemplaires. Si on ajoute à cela les nombreux lecteurs qui ont probablement lu des exemplaires empruntés ou recopiés à la main, il est clair que le livre a eu une énorme influence. (Voir notre article : Fukuzawa Yukichi, le plus grand intellectuel japonais)

Dans la suite de cet article, je vais parler de deux hommes d’affaires d’origine obscure qui ont brillamment réussi après l’introduction des lois sur l’égalité. Iwasaki Yatarô et Shibusawa Eiichi avaient chacun une approche très différente de la tâche à accomplir, mais ils ont tous deux joué un rôle déterminant dans la fondation du capitalisme au Japon.

Suite > Des coups de chance vers une grande ascension

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Kawai AtsushiArticles de l'auteur

Né à Tokyo en 1965. Professeur invité à l’Université Tama. Achève son cursus doctoral en histoire à l’Université Waseda, puis mène ses travaux de recherche et d’écriture sur l’histoire tout en enseignant l’histoire japonaise dans le secondaire. Auteur de plus de 200 textes, dont les ouvrages récents Nihonshi wa gyaku kara manabe (Étudier l’histoire japonaise à rebours) et Isetsu de yomitoku Meiji ishin (Comprendre la restauration de Meiji via les théories dissidentes).

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