« Kitsune » : comment le rusé renard continue d’envoûter et fasciner les âmes

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Kagawa Masanobu [Profil]

Le renard, ou kitsune, est omniprésent dans le folklore japonais tout comme dans la pop culture. Il prend souvent l’apparence d’une belle femme pour ensorceller ses victimes et on lui attribue toutes sortes de phénomènes inexplicables. Des illustrations et des légendes anciennes nous aident à comprendre comment cet animal et sa version surnaturelle à neuf queues ont pénétré les esprits.

Quand en mars 2022, dans la ville de Nasu au nord de Tokyo, un célèbre rocher appelé « la pierre tueuse » (sesshô-seki) se fend en deux, l’information se diffuse même jusque dans de nombreux journaux étrangers. Les scientifiques ont beau nous expliquer que c’est l’eau infiltrée qui a eu raison du rocher car il avait gelé à pierre fendre, les croyances populaires ont, elles, une autre lecture de l’événement. Ce rocher aurait abrité un yôkai, une créature issue du folkore nippon. Et pas n’importe quelle créature : un renard à neuf queues (kyûbi no kitsune).

Ces légendes sur les renards qui ont traversé les siècles

Vers la fin de l’ère Heian (794-1185) court une légende. Tamamo no Mae, la favorite de l’empereur Toba, aurait en fait été une renarde à neuf queues. Venue du continent, après avoir dévasté de nombreux royaumes en Asie, elle se serait métamorphosée en femme et aurait fait tomber sous son charme le souverain du Japon afin de détruire le pays. Démasquée par le devin Abe no Yasunari, Tamamo no Mae doit fuir dans les plaines de Nasu (au nord de Tokyo), où elle est tuée par deux guerriers, Miuranosuke et Kazunosuke.

« Renard malfaisant à neuf queues terrassé sur la lande de Nasu dans la province de Shimotsuke » (Shimotsuke no kuni Nasu no hara kinmō hakumen kyûbi no akko taiji no zu), Utagawa Kuniyoshi, 1830. (Avec l’aimable autorisation du musée d’histoire de la préfecture de Hyôgo)
« Renard malfaisant à neuf queues terrassé sur la lande de Nasu dans la province de Shimotsuke » (Shimotsuke no kuni Nasu no hara kinmō hakumen kyûbi no akko taiji no zu), Utagawa Kuniyoshi, 1830. (Avec l’aimable autorisation du musée d’histoire de la préfecture de Hyôgo)

Portrait de Tamamo no Mae tiré du Abe no Yasunari chôbuku yôkai zu (dans la partie droite de cette estampe en triptyque, Abe no Yasunari utilise un miroir pour montrer Tamamo no Mae sous son vrai jour, c’est à dire sous la forme d’un renard à neuf queues). (Avec l’aimable autorisation de l’International Research Center for Japanese Studies)
Portrait de Tamamo no Mae tiré du Abe no Yasunari chôbuku yôkai zu (dans la partie droite de cette estampe en triptyque, Abe no Yasunari utilise un miroir pour montrer Tamamo no Mae sous son vrai jour, c’est à dire sous la forme d’un renard à neuf queues). (Avec l’aimable autorisation de l’International Research Center for Japanese Studies)

Le corps du renard à neuf queues se serait ensuite transformé en rocher, un roc ayant le pouvoir d’émettre des gaz toxiques et tuant tous ceux qui oseraient s’approcher. On retrouve l’histoire terrifiante de cette « pierre tueuse » jusqu’à l’ère Muromachi (1333-1568), et c’est alors qu’un courageux moine nommé Gennô la brise, libérant ainsi l’esprit qui y était enfermé et la vidant de son pouvoir maléfique. En souvenir de cet épisode, de nos jours encore on appelle gennô ce lourd marteau qu’utilisent les charpentiers.

On peut faire remonter l’origine de cette légende au fait que des cadavres d’oiseaux et d’animaux morts aient été aperçus aux alentours de la « pierre tueuse ». En effet, ce rocher se trouve sur les pentes du mont Cha’usu, un volcan actif qui dégage des fumerolles pouvant être toxiques. Or, quand le rocher s’est à nouveau fissuré en mars de l’année dernière, la nouvelle s’est rapidement propagée sur les réseaux sociaux. Devenue virale, la rumeur disait qu’un grand renard à neuf queues allait être libéré. Mais cette interprétation ne peut être qu’erronée car la « pierre tueuse » n’est pas une prison, elle est plutôt le vestige d’un renard yôkai. De plus, elle a déjà été brisée par Gennô il y a près de sept siècles. Même du point de vue de la légende, qu’on se rassure, il n’y a aucun danger de résurrection d’un être maléfique...

La mascotte de Nasu a été baptisée Kyûbi, ce qui signifie «  neuf queues ». (Avec l’aimable autorisation de l’office municipal du tourisme de Nasu)
La mascotte de Nasu a été baptisée Kyûbi, ce qui signifie « neuf queues ». (Avec l’aimable autorisation de l’office municipal du tourisme de Nasu)

Une star de la pop culture japonaise née en Chine

Le renard à neuf queues est de nos jours un personnage populaire que l’on retrouve dans les mangas, les animes ou les jeux vidéo, et sa caractéristique première est d’être doté de grands pouvoirs. Dans One Piece, l’auteur Oda Eiichirô met en scène une pirate nommée Catarina Devon qui serait une renarde à neuf queues. Dans Naruto également, le jeune ninja créé par Kishimoto Masashi est habité par l’esprit d’un renard à neuf queues. Citons également le Pokémon appelé « Feunard », ou le renard à neuf queues de la série Yo-kai Watch.

Si le renard à neuf queues — et même plus généralement l’idée de renards dotés de pouvoirs surnaturels — est une star de la pop culture japonaise, son origine semble provenir de Chine et non du Japon.

En effet, point de renard dans le fameux Kojiki (Chronique des faits anciens, VIIIe siècle) ni dans le Nihonshoki (Chronique du Japon, datant du VIIIe siècle) qui sont les textes classiques les plus vieux du Japon, ni même dans les Fûdoki relatant les contes et les traditions de chacune des antiques provinces japonaises. Si ces récits abondent de serpents, de cerfs, de sangliers, de loups ou de créatures mystérieuses appelées wani (qui seraient des requins) et d’histoires mettant en scène des animaux aux pouvoirs mystérieux, ou servant d’intermédiaires aux dieux, on y trace aucun renard. Par contre, les récits avec des dieux-serpents y sont particulièrement nombreux. Tous les textes mentionnés ci-dessus relatent des légendes de dieux-serpents se transformant en humains pour séduire des femmes.

Par contre, dans le Nihon ryôiki (Relation des choses miraculeuses et étranges du Japon, écrit entre 787 et 824) qui est le plus ancien recueil de paraboles bouddhiques du Japon, on trouve des histoires de renards qui se transforment en humains et ensorcellent leurs victimes. En Chine, les histoires de renards yôkai, qui étaient déjà bien enracinées sous la dynastie chinoise des Han postérieurs (25-220 de notre ère), ont connu un grand essor sous les dynasties des Wei et des Jin (220-420). Ces légendes de renards auraient donc été introduites au Japon en même temps que le bouddhisme, avant de s’ancrer dans les traditions locales à compter du IXe siècle.

Représentation de renard dans le « Rouleau illustré des métamorphes » (Bakemono tsukushi emaki) de la fin de l'époque d'Edo (1603-1868). (Avec l’aimable autorisation de l’International Research Center for Japanese Studies)
Représentation de renard dans le « Rouleau illustré des métamorphes » (Bakemono tsukushi emaki) de la fin de l’époque d’Edo (1603-1868). (Avec l’aimable autorisation de l’International Research Center for Japanese Studies)

Dans le Nihon Ryôiki, on peut notamment lire l’histoire d’un serpent qui est vénéré comme une divinité mais qui ne se métamorphose pas en humain. Ce serpent finit annihilé quand la femme qui lui a proposé de devenir son épouse pour sauver une grenouille, proclame devant lui sa foi bouddhique. À l’inverse, dans une autre histoire, c’est un renard qui prend forme humaine, se métamorphose en femme, épouse un homme et porte même son enfant. Serpent et renard semblent intervertir leur rôle.

Les renards commencent à être considérés comme des divinités au Japon aux XIe et XIIe siècles. Au XIVe siècle, ils finissent même par être associés à Inari, la déité protectrice de l’agriculture et des moissons supplantant ainsi le serpent, qui longtemps avait été révéré par les paysans.

Renards vénérés au sanctuaire Toyokawa Inari Betsuin, dans le quartier d'Akasaka (Tokyo). (Pixta)
Renards vénérés au sanctuaire Toyokawa Inari Betsuin, dans le quartier d’Akasaka (Tokyo). (Pixta)

Suite > Les « noces de renard » et le « feu de renard »

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Kagawa MasanobuArticles de l'auteur

Conservateur en chef du Musée d’histoire de la préfecture de Hyôgo. Folkloriste spécialiste des yôkai et des jouets traditionnels. Né en 1969 dans la préfecture de Kanagawa. Après avoir préparé un doctorat à l’Université d’Osaka, a obtenu son doctorat au Centre international de recherche pour les études japonaises. Considéré comme le premier « professeur de yôkai » attitré du Japon. Auteur de divers ouvrages, dont « La révolution yôkai de l’époque d’Edo » (Edo no yôkai kakumei, 2013) et « Une histoire illustrée des yôkai du Japon » (Zusetsu Nihon yôkaishi, 2022).

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