« Tengu » : les démons en forme d’oiseaux qui sont devenus quasi divins

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Kagawa Masanobu [Profil]

Personnage bien connu des visiteurs des temples et sanctuaires japonais, le tengu au long nez est une créature surnaturelle vivant dans les zones montagneuses. Les tengu ont non seulement des ailes qui leur permettent de voler comme des oiseaux, mais encore des pouvoirs magiques qu’ils utilisent à bon ou à mauvais escient. Les croyances en ce qui concerne les tengu ont beaucoup varié au fil des siècles.

Les versions japonaises de la légende : une évolution qui va du renard à l’oiseau

Les légendes à propos du tengu sont arrivées au Japon aux environs du VIIe siècle. Selon le Nihon Shoki (Chroniques du Japon), une grande étoile est apparue dans le ciel au cours du deuxième mois de l’année 637. Elle se déplaçait d’est en ouest, accompagnée d’un grondement semblable à celui du tonnerre. Frappé par cet étrange phénomène céleste, un moine bouddhiste répondant au nom de Min remarqua qu’il ne s’agissait pas d’une étoile filante ordinaire. Min avait fait des études en Chine dans le cadre d’une mission japonaise dans ce pays, et son observation s’appuyait sans doute sur des connaissances qu’il avait acquises sur les légendes chinoises relatives au tiangou.

En Chine, l’apparition d’un tiangou était interprétée comme un présage de guerre. Et comme il se doit, le Nihon Shoki, dans le texte qui fait suite au récit ci-dessus mentionné, parle d’un soulèvement des turbulentes tribus Emishi du nord-est du Japon. Ceci étant, l’association des tiangou/tengu avec les étoiles filantes et les météorites ne s’est jamais fermement enracinée au Japon. Bien au contraire, la lecture que donne le Nihon Shoki des caractères chinois 天狗 est « amatsu kitsune », ou « renard céleste ». Au cours de l’époque de Heian (794-1185), à partir du Xe siècle approximativement, s’est formée une croyance qui voulait que les tengu, comme les renards, pouvaient ensorceler les gens. Le Dit du Genji, écrit au XIe siècle, parle du tengu comme d’un redoutable yôkai, ressemblant à un lutin, qui trompe et enlève les gens.

De la fin de l’époque de Heian jusqu’au moyen-âge, à mesure que le tengu était associé avec les cieux, ses représentations se sont rapprochées de l’apparence d’un oiseau. Dans l’imaginaire, il ressemblait souvent au milan noir ou à d’autres rapaces. Le tengu apparaît à de nombreuses reprises dans le Konjaku monogatari, un recueil de contes compilé dans la première moitié du XIIe siècle, où il ressemble à une buse.

Le célèbre guerrier Minamoto Yoshitsune a passé son enfance sur le mont Kurama, à Kyoto, où, selon la légende, il a été formé aux arts martiaux par un Grand Tengu, avatar de la divinité shintô locale Kibune Myôjin, et par ses disciples, les Karasu-tengu, ou « Tengu-Corbeaux ». Cette estampe ukiyo-e d'Utagawa Kuniyoshi, qui date des années 1847-1852, puise son inspiration dans la pièce de théâtre nô Kurama tengu. (Avec l'aimable autorisation de l'auteur de l'article)
Le célèbre guerrier Minamoto Yoshitsune a passé son enfance sur le mont Kurama, à Kyoto, où, selon la légende, il a été formé aux arts martiaux par un Grand Tengu, avatar de la divinité shintô locale Kibune Myôjin, et par ses disciples, les Karasu-tengu, ou « Tengu-Corbeaux ». Cette estampe ukiyo-e d’Utagawa Kuniyoshi, qui date des années 1847-1852, puise son inspiration dans la pièce de théâtre nô Kurama tengu. (Avec l’aimable autorisation de l’auteur de l’article)

Les tengu qui ont prédit la chute du shogunat de Kamakura

À peu près à l’époque où ils ont acquis leur apparence aviaire, les tengu ont été associés aux démons et aux diables qui étaient les ennemis jurés du bouddhisme. Quand le Bouddha, en quête de l’illumination, s’assit sous l’arbre de la bodhi, des démons apparurent pour le distraire et le détourner de sa méditation. On en vint à tracer un lien entre les tengu et ces démons malfaisants, et à penser qu’ils allaient tenter de faire entrave aux moines et de les détourner de leurs vies de dévotion.

L’idée se répandit également que les tengu étaient la réincarnation de mauvais prêtres bouddhistes. Peut-être un vieux prêtre érudit, mort la rage au cœur après avoir échoué dans sa lutte pour le pouvoir, allait-il renaître sous la forme d’un tengu. Étant donné que les prêtres étaient censés s’élever au-dessus des désirs mondains et des vaines émotions, arriver au terme de leur vie en restant victimes des attachements constituait une disgrâce et une dégénérescence. On pensait que ces prêtres érudits renaissaient, tels des anges déchus, sous forme de lutins dotés de pouvoirs démoniaques.

À partir du XIVe siècle, le Japon est entré dans une ère d’instabilité politique et de guerre civile, où deux cours rivales se disputaient le pouvoir. Cette période de turbulences a contribué à renforcer l’image des tengu en tant que présages de chaos et de conflits. D’une certaine façon, le retour au caractère originel que leur attribuait le folklore chinois s’en est trouvé entériné. Dans l’épopée Taiheiki, plusieurs tengu apparaissent devant Hôjô no Takatoki, le dernier régent du shogunat de Kamakura, en dansant et en chantant : « Combien il nous tarde de voir l’étoile démoniaque se lever au-dessus du temple Tennô-ji ! » L’étoile fantasmagorique mentionnée ici est un présage annonciateur de désordre dans l’empire, suggérant qu’une rébellion va éclater à proximité du Tennô-ji et détruire le shogunat. Le lien établi entre le tengu et un mystérieux corps céleste témoigne aussi d’un retour à la version chinoise de la légende. À l’époque, il existait une tendance à interpréter tout ce qui sortait de l’ordinaire comme l'œuvre des tengu. En ce sens, les tengu sont devenus dans le Japon des XIVe et XVe siècles les représentants les plus connus du monde inquiétant du surnaturel.

Cette estampe, réalisée en 1887 par Utagawa Kunimasa, représente la scène fameuse d'une pièce de kabuki basée sur le Taiheiki dans laquelle des tengu apparaissent devant le dirigeant Hôjô no Takatoki pour exécuter une danse prédisant la ruine de son gouvernement. (Avec l'aimable autorisation de l’auteur de l’article)
Cette estampe, réalisée en 1887 par Utagawa Kunimasa, représente la scène fameuse d’une pièce de kabuki basée sur le Taiheiki dans laquelle des tengu apparaissent devant le dirigeant Hôjô no Takatoki pour exécuter une danse prédisant la ruine de son gouvernement. (Avec l’aimable autorisation de l’auteur de l’article)

Suite > L’ascension vers un statut quasi divin pendant l’époque d’Edo

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Kagawa MasanobuArticles de l'auteur

Conservateur en chef du Musée d’histoire de la préfecture de Hyôgo. Folkloriste spécialiste des yôkai et des jouets traditionnels. Né en 1969 dans la préfecture de Kanagawa. Après avoir préparé un doctorat à l’Université d’Osaka, a obtenu son doctorat au Centre international de recherche pour les études japonaises. Considéré comme le premier « professeur de yôkai » attitré du Japon. Auteur de divers ouvrages, dont « La révolution yôkai de l’époque d’Edo » (Edo no yôkai kakumei, 2013) et « Une histoire illustrée des yôkai du Japon » (Zusetsu Nihon yôkaishi, 2022).

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