
Les « yôkai » : faire la lumière sur l’histoire des créatures imaginaires et terrifiantes du Japon
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La révolution yôkai de l’époque d’Edo
L’histoire naturelle a fait un grand bond en avant au XVIIIe siècle. Dans le cadre d’un projet visant à promouvoir le développement de la nation, le shôgun Tokugawa Yoshimune (1684-1751) a ordonné qu’on procède sur tout le territoire japonais à des évaluations des ressources naturelles. Le domaine de l’herboristerie a grandement bénéficié de ce projet. Comme dans les approches occidentales, les spécialistes de ce domaine ont recensé et classifié les choses naturelles dans la perspective d’une bonne compréhension de leurs propriétés et de leurs vertus médicinales. Il en a résulté une prolifération des encyclopédies dédiées à la vie animale et végétale. Les promoteurs du projet ont en outre recueilli et préservé un grand nombre de spécimens, et contribué ainsi au développement du yakuhin-e, rejeton des sciences naturelles et précurseur de la pharmacologie.
Les yôkai étaient alors traités comme un genre de choses vivantes et, à ce titre, souvent répertoriés dans les livres et encyclopédies de l’époque de concert avec les plantes et les animaux de la vie réelle. C’est une autre illustration du fait qu’on les considérait comme un élément du monde naturel. Mais le classement scientifique des yôkai les privait de leur mystère et dissipait l’aura de peur qui les entourait. En les répertoriant avec les animaux, on faisait d’eux des créatures inférieures aux êtres humains, on les « rabaissait » au rang de choses susceptibles d’être contrôlées. C’est ce phénomène que j’appelle la révolution yôkai de l’époque d’Edo.
En 1776, un artiste répondant au nom de Toriyama Sekien a publié une encyclopédie des yôkai appelée Gazu hyakki yagyô (traduit en anglais Japandemonium Illustrated). Ce livre témoigne du virage spectaculaire opéré dans la perception des yôkai.
Hyakki yagyô emaki (Rouleaux enluminés de la procession nocturne des cents démons). L’un des nombreux rouleaux illustrant des processions de yôkai. De nombreux démons y sont représentés, y compris des outils transformés en yôkai et des animaux yôkai. (Avec l’aimable autorisation du Musée d’histoire de la préfecture de Hyôgo)
À l’origine, les yôkai étaient avant tout conçus comme des « explications » de phénomènes inexplicables, et leur « apparence » restait secondaire. Mais tout a changé avec la publication de l’encyclopédie des yôkai de Sekien. Les yôkai ont alors été associés à toute une panoplie d’apparences spécifiques. Et le fait de donner un nom à ces formes a permis de les identifier et de les classer, de la même façon en quelque sorte que pour les personnages Pokémon d’aujourd’hui.
Mimikyu (à gauche) et Pikachu sur le tapi rouge du Festival international du cinéma de Tokyo 2017. À l’heure actuelle, les séries de Pokémon mettent en scène 901 personnages différents. (Jiji)
Obake Karuta : l’ancêtre des Pokémon ?
Vers la fin de l’époque d’Edo, un nouveau style de gravures sur bois, appelées omocha-e (images jouets) a fait son apparition. Dans nombre de ces œuvres, destinées aux enfants, figuraient des représentations de bakemono. Chaque page représentait un grand nombre de bakemono, ce qui faisait de ces œuvres un genre à part entière d’encyclopédies de yôkai.
Nombreux yôkai représentés sur une seule page dans le style d’omocha-e qu’on appelle bakemono-tsukushi (« beaucoup de bakemono »). (Avec l’aimable autorisation du Musée d’histoire de la préfecture de Hyôgo)
Les bakemono servent aussi de sujets pour divers jeux. Le sugoroku, un jeu de société illustré de motifs de bakemono, et le jeu de cartes karuta, dans lequel les enfants associent des images de bakemono à leurs noms, sont eux aussi imprégnés de la sensibilité propre aux encyclopédies de yôkai.
Bakemono mawari waraigusa (Jeu amusant de bakemono). Plateau de jeu de sugoroku gravé. Chaque case représente un bakemono, ce qui fait de cette œuvre un genre d’encyclopédie. (Avec l’aimable autorisation du Musée d’histoire de la préfecture de Hyôgo)
Cartes Obake karuta, vers 1860. Les cartes pourvues de texte étaient lues à voix haute, et le premier joueur à saisir l’image de yôkai correspondante la prenait. Quelque 130 ans avant la naissance de Pokémon, les enfants japonais collectionnaient les monstres. (Avec l’aimable autorisation du Musée d’histoire de la préfecture de Hyôgo)
Le jeu de Pokémon d’aujourd’hui nous convie à nous aventurer dans un monde fantastique pour y faire provision de divers types de créatures en vue de constituer un « pokédex » — une encyclopédie de Pokémon. Cela fait de lui un descendant direct de tous les jouets de l’époque d’Edo basés sur les encyclopédies de yôkai. En témoigne le fait qu’on trouve dans la ménagerie des Pokémon des hommages directs aux yôkai, par exemple le Kyûkon (Neuf queues), inspiré d’un renard à neuf queues du folklore.
Ceci dit, il existe une différence fondamentale entre les bakemono et les Pokémon. Les bakemono de l’époque d’Edo sont totalement dépourvus d’une caractéristique distinctive des Pokémon : leur côté kawaii, ou mignon. Les Japonais de l’époque d’Edo estimaient que les bakemono avaient de l’humour, mais ils ne pouvaient pas s’imaginer qu’ils pussent être mignons. Aujourd’hui, en revanche, même des créatures effrayantes comme les kappa ou les tengu (lutins des montagnes), sont volontiers représentées sous un jour mignon, pokémonesque. Il s’agit là d’une façon résolument moderne de voir les choses.
Au nombre des représentations modernes de yôkai figure Kapal, la mascotte de la Commission de promotion des sports de Shiki, préfecture de Saitama, et Konyûdô-kun, la mascotte de la ville de Yokkaichi, préfecture de Mie, qui héberge le plus grand festival japonais de défilés de chars automatiques. (Avec l’aimable autorisation de la Commission de promotion des sports de Shiki et de la ville de Yokkaichi)
(Photo de titre : images provenant du rouleau Hyakki yagyô emaki. Avec l’aimable autorisation du Musée d’histoire de la préfecture de Hyôgo)