La modernité de l’esthétique traditionnelle

« Wabi », « sabi » et « yûgen » : comment définir l’esthétique japonaise traditionnelle ?

Culture

Suzuki Sadami [Profil]

Les notions de wabi, sabi et yûgen seraient-elles l’essence même de la culture japonaise ? Nous avons tendance à penser que l’art poétique du waka et du haïku, le théâtre ou encore la cérémonie du thé sont les ferments de l’esthétique traditionnelle de l’Archipel. Pourtant, ce n’est qu’avec les Jeux Olympiques de Tokyo et l’Exposition Universelle d’Osaka que cette trinité de mots-clés a été placée au fronton de l’esthétique nippone. Comment est née cette vision stéréotypée du beau à la japonaise ?

Une tradition esthétique étonnamment nouvelle

Dès le Moyen-Âge, wabi, sabi et yûgen ont donc été étroitement associés aux canons du Beau japonais, mais à l’époque ils ne formaient pas une trinité. De quand date cette association? Étonnamment les documents historiques montrent qu’elle ne remonte qu’à la seconde moitié du XXe siècle.

Nombreux sont nos contemporains qui pensent que le wabi-sabi forme une esthétique directement héritée de l’esprit de la cérémonie du thé telle que l’a initiée Sen no Rikyû au XVIe siècle et qui se serait perpétuée jusqu’à nous. Fort de ses recherches sur les livres de thé du XVIIe siècle à nos jours, le japonologue Iwai Shigeki (1969-) nous explique que « le couple wabi-sabi n’était ni un principe fondamental, ni un idéal de la cérémonie du thé ».

Si dans les années 1690-1700 de nombreux livres de thé parlent en effet de wabi-sabi, ce type d’ouvrage se fait plus rare le restant de l’époque d’Edo. Avec Meiji (1868-1912), les fondamentaux de la cérémonie du thé sont désormais « simplicité, frugalité et dépouillement » puis à l’ère Taishô (1912-1926) on privilégie les notions de « tranquilité, respect, pureté et d’harmonie ». Okakura Tenshin, qui rendit la cérémonie du thé célèbre dans le monde entier, écrit dans son « Livre du thé » (1906) que c’est l’« astringence » et donc l’âpreté qui sont au cœur de cet art si japonais.

En outre, le sabi que Matsuo Bashô (1644-1694) met au centre de son art du haïku n’est pas un concept esthétique si commun pendant Edo. La culture urbaine de l’époque lui préférait les notions de sui et de iki, du Beau « dandy et dilettante ».

On dit souvent que le yûgen est développé à la faveur du théâtre . Mais on ne trouverait aucune référence au yûgen dans la littérature d’Edo traitant du . En effet, ce n’est qu’au XXe siècle que le terme a émergé. Car si le Fushikaden de Zeami est considéré comme le texte sacré du théâtre , cette tradition a été tenue secrète et seuls quelques seigneurs y étaient initiés. Ce texte fondateur n’a été publié qu’en 1909 et il faut attendre l’après-guerre pour que les maîtres parlent ouvertement de yûgen.

La véritable nature de la « japonité »

Au XXIe siècle, tout le monde parle de diversité culturelle mais l’idée qu’un pays possède une tradition culturelle ininterrompue reste profondément ancrée. Pourtant, il n’est pas sans danger de se référer à une « japonité » qui se serait transmise de génération en génération. La vague du wabi, sabi et duyûgen ne remonte qu’à la guerre russo-japonaise et elle était portée par la montée du « nationalisme culturel ». Puis elle a connu son apogée avec le « nippo-centrisme » de la Seconde Guerre mondiale. Après-guerre, la globalisation a permis une large diffusion de l’esthétique japonaise, c’est alors qu’elle a fini par être considérée comme étant l’essence de la beauté japonaise.

Wabi, sabi et yûgen sont devenus les trois piliers de la trinité du Beau à la japonaise au moment des Jeux Olympiques de Tokyo et à l’occasion de l’Exposition Universelle d’Osaka. Le prestige du Japon était alors à son comble. À l’étranger, la pureté culturelle n’est pas de mise. Existerait-elle qu’elle ne serait pas brandie au détriment d’autres cultures. Or, au Japon, cette trinité esthétique a servi d’accroche pour promouvoir la supériorité de la culture japonaise et le « Cool Japan », si en vogue chez les jeunes, a fini par asseoir cette idée à l’étranger. Le phénomène est très récent.

Aujourd’hui, à côté du trio wabi-sabi-yûgen on trouve d’autres notions : citons aware et iki. Aware est un fondamental de l’esthétique du Dit du Genji et du Beau à la cour impériale. Kûki Shûzô dans son livre « La Structure de l’iki », nous parle de cette notion si emblématique de la culture urbaine d’Edo. Or, ce iki est autant un concept esthétique qu’une notion fondatrice des droits civiques.

Au fil de sa longue histoire, l’esthétique « japonaise » a connu plusieurs évolutions avant de nous parvenir. À chaque époque ses tendances. La terminologie mérite d’être traitée avec soin, mais ces changements sont passionnants à suivre.

(Photo de titre : des touristes étrangers admirent le jardin de pierres du Ryôan-ji, à Kyoto. On a souvent recours aux termes wabi, sabi et yûgen pour décrire l’esprit et l’esthétisme des jardins de pierres [kare-sansui]. Mais cette terminologie n’avait pas cours à l’époque de leur conception. Il faut attendre les années 1930 et la vogue des expositions universelles en Europe et aux États-Unis, pour que les jardins japonais soient connus du grand public, que les médias s’en emparent et que les Japonais finissent par intégrer cet esthétisme. Aflo)

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Suzuki SadamiArticles de l'auteur

Né en 1947, Suzuki Adami est professeur émérite en histoire culturelle et littéraire à l’International Research Center for Japanese Studies. Diplômé en littérature française à l’université de Tokyo en 1972, il obtient un doctorat en 1997 pour sa thèse sur l’écrivain Kajii Motojirô. Il est notamment l’auteur de « Les Japonais et leur conception de la nature » (Nihonjin no shizenkan), « Histoire et vie : les luttes de Nishida Kitarô » (Rekishi to seimei : Nishida Kitarô no kutô) ainsi que « Mandchoukouo : À la croisée des nationalismes » (Manshûkoku : Kôsaku suru nashonarizumu).

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