La modernité de l’esthétique traditionnelle

« Daigo urushi » : le fleuron de l’artisanat japonais de la laque est sévèrement menacé

Tradition Art

Récoltée autour de Daigo, dans la préfecture d’Ibaraki, la laque de Daigo est la meilleure qui soit produite au Japon. Sa translucidité en fait un produit idéal pour la fabrication d’objets en laque haut de gamme. À l’instar de la production de laque au Japon, le nombre de récoltants est lui aussi en baisse, la relève étant incertaine. S’il y avait plus de 150 artisans à l’apogée de l’industrie, il ne reste aujourd’hui plus que quelques spécialistes qualifiés.

Dix ans pour recueillir un verre de sève

L’urushi est une laque japonaise traditionnelle raffinée, obtenue à partir de la sève du Toxicodendron vernicifluum, plus connu sous le nom d’arbre à laque japonais. Une fois durci, l’urushi possède de fortes propriétés adhésives et a la particularité d’être imperméable et ignifuge.

Pour recueillir le précieux nectar nécessaire à la fabrication de la laque, les récoltants effectuent plusieurs entailles à l’horizontale dans le tronc de l’arbre. Ensuite, il ne leur reste plus qu’à recueillir la sève que l’arbre libère, comme cherchant à panser ses plaies. Il faut environ dix ans à un arbre pour atteindre sa maturité. Les récoltants peuvent ensuite en récolter la sève, dont les quantités sont très strictes ; seulement 180 grammes, soit à peine un verre, de sève peuvent être prélevés. Mais attention, ce processus ne peut être répété à l’infini sur chaque arbre. Au contraire, une seule récolte de sève par arbre est possible. Le dicton japonais « Chaque goutte d’urushi est une goutte de sang » prend alors tout son sens.

Seau en bois urushi oke (à gauche) utilisé comme récipient pour la sève récoltée, la matière première de la laque. La matière à laquelle auront été retirés les copeaux de bois est appelée ki-urushi (laque brute). Elle est ensuite fouettée pour obtenir un mélange homogène selon un processus appelé nayashi. Puis, après le chauffage et l'évaporation de l'humidité (kurome), la laque urushi devient translucide, visqueuse et raffinée.
Seau en bois urushi oke (à gauche) utilisé comme récipient pour la sève récoltée, la matière première de la laque. La matière à laquelle auront été retirés les copeaux de bois est appelée ki-urushi (laque brute). Elle est ensuite fouettée pour obtenir un mélange homogène selon un processus appelé nayashi. Puis, après le chauffage et l’évaporation de l’humidité (kurome), la laque urushi devient translucide, visqueuse et raffinée.

La laque urushi est riche en histoire ; des récipients laqués ont été retrouvés sur des sites dès la période Jômon, datant de plus de 10 000 ans. Pendant les périodes Asuka (593-710) et Nara (710-94), la laque urushi était utilisée pour des édifices tels que les temples, ainsi que pour les outils sacrés bouddhistes. Plus tard, l’industrie de la laque a prospéré pendant les époques de Kamakura (1185-1333) puis de Muromachi (1333-1568). La laque urushi a été utilisée pour la vaisselle des nobles et les armures des samouraïs.

À l’époque d’Edo (1603-1868), l’industrie de la laque a prospéré davantage encore et de célèbres traditions telles que les laques Wajima-nuri ou Aizu-nuri ont vu le jour. De tels objets font la fierté des artisans japonais à travers le monde entier. Au château de Versailles, Marie-Antoinette avait elle-même, dans sa propre chambre, un espace réservé aux objets en laque urushi. Ces japonaiseries étaient particulièrement prisées de l’aristocratie européenne, à tel point que le mot « Japon » était devenu un synonyme du mot « laque », tout comme le mot « Chine » (China en anglais) désignait un objet en porcelaine, deux pays représentant l’artisanat en Asie.

La précieuse laque de Daigo

La laque Daigo (Daigo urushi) est riche en urushiol, un composé phénolique. Plus la quantité d’urushiol est élevée, plus l’urushi finalement obtenu sera translucide. Le Daigo urushi rencontre un grand succès à l’intérieur et hors des frontières de l’Archipel pour son éclat unique, qui confère à un objet profondeur et chaleur lorsqu’il est appliqué en couche finale. C’est pourquoi, cette laque de haute qualité est utilisée depuis des siècles comme couche de finition sur des objets urushi de haut de gamme tels que les objets de laque Wajima-nuri. Ônishi Isao, un artisan laqueur désigné comme Trésor national vivant, aime particulièrement utiliser la laque Daigo : « Plus vous appliquez de couches, plus la laque fait ressortir son éclat profond. Il est vraiment très difficile d’obtenir cette éclat avec un autre matériau. »

Daigo urushi est un nom utilisé pour désigner la sève récoltée à partir d’arbres dans les environs de Daigo et de Nakagawa, respectivement dans les préfectures d’Ibaraki et de Tochigi. Les rudes hivers dans le village de Daigo sont des conditions idéales pour la production de la laque. Depuis des siècles, les habitants font pousser les arbres qui donneront cette précieuse sève.

Tokugawa Mitsukuni (1628-1701), deuxième seigneur du domaine de Mito, a lui-même encouragé leur culture. Il a demandé aux agriculteurs de l’époque de planter un arbre pour chaque koku (mesure traditionnelle équivalant à environ 180 litres) de riz que leur terre pouvait produire. À cette époque, les arbres étaient également utilisés pour produire de la cire de bougie. C’est ainsi qu’au début de l’ère Meiji (1868-1912), la production annuelle totale de laque atteignait pas moins de trois tonnes métriques. Dès l’ère Showa (1926-1989), les récoltants d’urushi affluèrent d’autres préfectures telles que Fukui, Ishikawa ou encore Fukushima pour récolter la sève dans les environs de Daigo et Nakagawa.

Si cette région était jadis le premier producteur de laque au Japon, ce n’est plus le cas aujourd’hui. C’est maintenant dans la préfecture d’Iwate que la production de laque est la plus importante, la majeure partie se concentrant à Jôbôji, dans le district de Ninohe. Vient ensuite la préfecture d’Ibaraki puis la préfecture de Tochigi.

Le déclin du secteur de la laque au Japon

Au fil des décennies, les laques en provenance de Chine, plus abordables, ont fait leur apparition sur le marché, entraînant le déclin de la production japonaise. Alors à son apogée, l’industrie comptait 150 experts récoltants mais chacun d’entre eux prenant de l’âge, leur nombre a considérablement chuté, si bien qu’il n’en reste maintenant plus que quelques-uns. Cette situation-là, Tobita Yûzô, l’un de ses récoltants de laque urushi, l’avait anticipée. En 2010, il a pris les devants et a collaboré avec le Département municipal de l’agriculture et de la sylviculture de Daigo pour créer la Société de préservation des laqueurs de Daigo, composée de dix récoltants des régions de Daigo et de Nakagawa. Le groupe a également décidé de reprendre des noms utilisés par des artisans locaux, tels qu’Okukuji Urushi ou encore Ibaraki Urushi, sous le nom général Daigo Urushi, notamment en raison de leur importance sur le plan culturel et historique. En 2023, le groupe comptait 18 membres. La relève pourrait même être assurée puisque des jeunes dans la vingtaine ont décidé de rejoindre le groupe et de s’y investir activement.

La Société de préservation a deux activités principales ; promouvoir activement la culture d’arbres à urushi afin d’augmenter la production et former la génération à venir. Autrefois, il s’agissait surtout de plantations à flanc de colline mais maintenant les cultures utilisent des terrains plats, permettant de faciliter leur entretien. Les artisans récoltants aguerris ont à cœur de transmettre leur savoir-faire et leurs techniques, enseignant tout de A à Z aux plus jeunes : comment cultiver les jeunes plants, replanter les arbres, tailler les branches, couper les broussailles, utiliser avec parcimonie les engrais, récolter la sève et abattre les vieux arbres devenus inutiles.

Arbres pendant la récolte de la sève. Les entailles pratiquées sur leur tronc sont bien visibles.
Arbres pendant la récolte de la sève. Les entailles pratiquées sur leur tronc sont bien visibles.

L’artisanat japonais de l’urushi jouit de plus d’un millénaire histoire. Mais aujourd’hui, ce sont pas moins de 98 % du matériau de base, la laque, qui sont importés de Chine notamment. Chaque année, la production nationale de laque se réduit telle un peau de chagrin, tout comme le nombre de récoltants qualifiés. D’une part, le revenu est relativement faible par rapport au temps et au travail exigés pour la récolte, d’autre part, la quantité de laque de bonne qualité est de plus en plus difficile à se procurer. Dans ces circonstances, l’annonce faite par l’Agence des affaires culturelles en 2015 prend toute son importance. Selon cette annonce, la laque récoltée au Japon devra être réservée à la préservation et la restauration des trésors nationaux ou des biens culturels importants. Cela a rendu le Daigo urushi d’autant plus essentiel, en tant que ressource pour la restauration de biens culturels aussi précieux que le pavillon principal du temple Chion-in de la ville de Kyoto, par exemple.

Cette annonce montre bien la difficulté réelle d’obtenir des matériaux de qualité supérieure, une question à laquelle une réponse doit être trouvée, et le plus rapidement possible. Il en va de la préservation de la culture traditionnelle de l’Archipel.

Nidaira Yoshihiro, directeur actuelle de la Société de préservation des laqueurs de Daigo (à droite), et premier directeur et fondateur de la société, Tobita Yûzô.
Nidaira Yoshihiro, directeur actuelle de la Société de préservation des laqueurs de Daigo (à droite), et premier directeur et fondateur de la société, Tobita Yûzô.

(Photo de titre : l’expert Tobita Yûzô récoltant la sève d’un arbre à laque. Toutes les photos : © Otome Kaita)

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