
La modernité de l’esthétique traditionnelle
Quand la force du « shakuhachi » mène à Fukushima : la passion du musicien américain Bruce Huebner
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Unis par la musique
Sous les branches d’un vieux pin taillées avec soin, une cohorte s’avance vers le hall principal de Munô-ji. Quelque 150 personnes, des résidents locaux et des évacués de la catastrophe du 11 mars 2011, sont réunies à l’intérieur du grand temple bouddhiste de la municipalité de Kôri, dans la préfecture de Fukushima. Au programme, un spectacle de musique traditionnelle de flûte shakuhachi et de koto.
Immédiatement après le tremblement de terre, le tsunami et l’accident à la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi, la ville de Kôri a accueilli 220 familles ayant fui Namie, fortement touchée par les radiations, dans la partie sud-est de la région.
Le public attend avec impatience une équipe de musiciens pas comme les autres ; Bruce Huebner, natif de Californie, à la flûte shakuhachi, et son ami et collègue de 24 ans plus âgé que lui, Tachibana Ryômei. Ces deux maîtres du style kinko de la flûte traditionnelle en bambou sont notamment accompagnés par la joueuse de koto Miyama McQueen-Tokita, elle-même, originaire d’Australie.
Bruce Huebner (à droite) joue de la flûte shakuhachi lors d’une représentation dans la ville de Kôri, dans la préfecture de Fukushima, à l’automne 2017. Dans le public, des personnes évacuées de la ville voisine de Namie.
Silence dans la salle, l’orchestre prend place. Quelques instants plus tard, les premières notes des instruments se font entendre. L’orchestre interprète « Nanbu ushioi-uta » et « Shin Sôma-bushi », deux chansons folkloriques min’yô chères aux habitants locaux. Les uns fredonnent les paroles à voix basse ou tapent doucement dans leurs mains tandis que d’autres, le cœur serré, essuient une larme. Bruce Huebner profite des pauses entre les différents morceaux pour s’adresser au public. Il lui confie que la catastrophe l’a aidé à renouveler sa croyance dans le pouvoir de la musique traditionnelle japonaise. Pour lui, cela ne fait aucun doute : elle connecte et guérit.
Tachibana Ryômei, lui aussi joueur de shakuhachi, et Bruce Huebner expliquent les différentes caractéristiques de l’instrument aux membres du public.
Bruce Huebner est également un compositeur accompli de morceaux pour shakuhachi. Lorsqu’il écrit, il aime à installer sa tente sur le lac Onuma (Fukushima) et laisse vagabonder son imagination avec la nature pour seule muse.
Un parcours atypique mû par son amour du shakuhachi
C’est à l’âge de 10 ans que Bruce Huebner joue ses premières notes de musique, en commençant par la flûte, puis à 14 ans, il se met également au saxophone de jazz – deux instruments pour lesquels il obtiendra un diplôme à l’université d’État de Californie, à Northridge. Pendant ses études de premier cycle, alors qu’il se concentrait sur la musique occidentale, il entendit un morceau de flûte shakuhachi à la radio. Et là, ce fut le déclic. Immédiatement captivé, il commença à se prendre de passion pour l’instrument. « Le son était similaire à celui d’une flûte » se souvient-il, « mais c’était la seule chose, tout le reste était différent ».
Le shakuhachi est un instrument qui, à première vue, paraît extrêmement simple ; une coupe de bambou, avec un embout et cinq trous pour les doigts. Mais une infinité de sons peuvent émaner de cet instrument. En ajustant la force du souffle, l’angle et la forme de la bouche, et la pression des doigts, un joueur peut ainsi produire différents sons, évoluant aisément dans les diverses gammes. Bruce Huebner a été profondément impressionné par les micro-intervalles présents dans la musique. « Dès la première écoute, j’ai tout de suite compris le potentiel illimité d’expression personnelle et d’improvisation qu’offrait cet instrument » dit-il, comparant ces micro-intervalles entre les différents tons à de subtils coups de pinceau d’une peinture à l’encre de Chine.
Brève interprétation de Bruce Huebner devant un pin de 450 ans dans l’enceinte du temple bouddhiste Munô-ji.
Avec plusieurs cordes à son instrument, Bruce Huebner passe de l’Occident à l’Orient. Il obtient un master en études asiatiques à l’Université de Californie, Santa Barbara. Sa thèse portera sur le rôle de la musique du shakuhachi dans les pratiques bouddhistes. Il se rend une première fois au Japon en 1989, grâce à une bourse du ministère de l’Éducation. Il apprendra à jouer de cet instrument à l’Université des arts de Tokyo, sous la tutelle de Yamaguchi Gorô (1933-1999), désigné Trésor national vivant. Il devient le premier étudiant né à l’étranger à suivre le programme de musique traditionnelle de l’école, et obtient son diplôme en 1994, avec la meilleure note de sa classe.
Ensuite, il préfèrera le nord de l’Archipel et s’installera dans un premier temps à Fukushima. Pendant six ans, il enseignera la musique dans des collèges de la préfecture, avant de partir pour Tokyo, en 2000, et entamer une carrière de joueur professionnel.
Après la catastrophe de mars 2011, Bruce Huebner nous confie que le shakuhachi a agi comme une véritable catharsis. L’instrument est devenu pour lui un moyen de dompter ses émotions. « Le shakuhachi me permet de produire des sons similaires à ma propre voix », explique-t-il. « En soufflant dans l’instrument, je pouvais exprimer en musique toutes mes frustrations, tous mes sentiments refoulés de colère et d’impuissance face au désarroi des habitants de la région du Tôhoku ».
Chœur de fidèles au temple Munô-ji chantant des hymnes bouddhistes, accompagnés par Bruce Huebner au shakuhachi.