La modernité de l’esthétique traditionnelle
Quand la force du « shakuhachi » mène à Fukushima : la passion du musicien américain Bruce Huebner
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Unis par la musique
Sous les branches d’un vieux pin taillées avec soin, une cohorte s’avance vers le hall principal de Munô-ji. Quelque 150 personnes, des résidents locaux et des évacués de la catastrophe du 11 mars 2011, sont réunies à l’intérieur du grand temple bouddhiste de la municipalité de Kôri, dans la préfecture de Fukushima. Au programme, un spectacle de musique traditionnelle de flûte shakuhachi et de koto.
Immédiatement après le tremblement de terre, le tsunami et l’accident à la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi, la ville de Kôri a accueilli 220 familles ayant fui Namie, fortement touchée par les radiations, dans la partie sud-est de la région.
Le public attend avec impatience une équipe de musiciens pas comme les autres ; Bruce Huebner, natif de Californie, à la flûte shakuhachi, et son ami et collègue de 24 ans plus âgé que lui, Tachibana Ryômei. Ces deux maîtres du style kinko de la flûte traditionnelle en bambou sont notamment accompagnés par la joueuse de koto Miyama McQueen-Tokita, elle-même, originaire d’Australie.
Silence dans la salle, l’orchestre prend place. Quelques instants plus tard, les premières notes des instruments se font entendre. L’orchestre interprète « Nanbu ushioi-uta » et « Shin Sôma-bushi », deux chansons folkloriques min’yô chères aux habitants locaux. Les uns fredonnent les paroles à voix basse ou tapent doucement dans leurs mains tandis que d’autres, le cœur serré, essuient une larme. Bruce Huebner profite des pauses entre les différents morceaux pour s’adresser au public. Il lui confie que la catastrophe l’a aidé à renouveler sa croyance dans le pouvoir de la musique traditionnelle japonaise. Pour lui, cela ne fait aucun doute : elle connecte et guérit.
Un parcours atypique mû par son amour du shakuhachi
C’est à l’âge de 10 ans que Bruce Huebner joue ses premières notes de musique, en commençant par la flûte, puis à 14 ans, il se met également au saxophone de jazz – deux instruments pour lesquels il obtiendra un diplôme à l’université d’État de Californie, à Northridge. Pendant ses études de premier cycle, alors qu’il se concentrait sur la musique occidentale, il entendit un morceau de flûte shakuhachi à la radio. Et là, ce fut le déclic. Immédiatement captivé, il commença à se prendre de passion pour l’instrument. « Le son était similaire à celui d’une flûte » se souvient-il, « mais c’était la seule chose, tout le reste était différent ».
Le shakuhachi est un instrument qui, à première vue, paraît extrêmement simple ; une coupe de bambou, avec un embout et cinq trous pour les doigts. Mais une infinité de sons peuvent émaner de cet instrument. En ajustant la force du souffle, l’angle et la forme de la bouche, et la pression des doigts, un joueur peut ainsi produire différents sons, évoluant aisément dans les diverses gammes. Bruce Huebner a été profondément impressionné par les micro-intervalles présents dans la musique. « Dès la première écoute, j’ai tout de suite compris le potentiel illimité d’expression personnelle et d’improvisation qu’offrait cet instrument » dit-il, comparant ces micro-intervalles entre les différents tons à de subtils coups de pinceau d’une peinture à l’encre de Chine.
Avec plusieurs cordes à son instrument, Bruce Huebner passe de l’Occident à l’Orient. Il obtient un master en études asiatiques à l’Université de Californie, Santa Barbara. Sa thèse portera sur le rôle de la musique du shakuhachi dans les pratiques bouddhistes. Il se rend une première fois au Japon en 1989, grâce à une bourse du ministère de l’Éducation. Il apprendra à jouer de cet instrument à l’Université des arts de Tokyo, sous la tutelle de Yamaguchi Gorô (1933-1999), désigné Trésor national vivant. Il devient le premier étudiant né à l’étranger à suivre le programme de musique traditionnelle de l’école, et obtient son diplôme en 1994, avec la meilleure note de sa classe.
Ensuite, il préfèrera le nord de l’Archipel et s’installera dans un premier temps à Fukushima. Pendant six ans, il enseignera la musique dans des collèges de la préfecture, avant de partir pour Tokyo, en 2000, et entamer une carrière de joueur professionnel.
Après la catastrophe de mars 2011, Bruce Huebner nous confie que le shakuhachi a agi comme une véritable catharsis. L’instrument est devenu pour lui un moyen de dompter ses émotions. « Le shakuhachi me permet de produire des sons similaires à ma propre voix », explique-t-il. « En soufflant dans l’instrument, je pouvais exprimer en musique toutes mes frustrations, tous mes sentiments refoulés de colère et d’impuissance face au désarroi des habitants de la région du Tôhoku ».
Fukushima, sa seconde terre natale
Lorsqu’il habitait à Fukushima, Bruce Huebner a eu un véritable coup de cœur pour la région, tant pour ses habitants que pour la richesse de son environnement naturel. Pour lui, la préfecture de Fukushima est devenue une seconde terre natale. Même s’il habite maintenant à Yokohama, encore aujourd’hui, il s’y rend toujours deux fois par semaine, notamment pour enseigner la musique à l’université de Fukushima. Depuis 2005, il joue également avec d’autres artistes comme Curtis Patterson, un joueur de koto, comme lui natif des États-Unis. Ensemble, ils partent en tournée à travers toute la région du Tôhoku. (Voir notre article : Garder la musique traditionnelle en vie : le joueur de koto Curtis Patterson)
Comme beaucoup, Bruce Huebner n’a pu qu’être spectateur des événements tragiques de mars 2011. Cependant, il ne s’est pas laissé abattre ni ne s’est laissé envahir par ses émotions. Comme par réflexe, il a immédiatement pris son shakuhachi s’est rendu auprès des personnes touchées par la catastrophe. Lorsqu’il a appris qu’une partie des habitants de la ville de Futaba avait dû évacuer vers une salle omnisports au nord de Tokyo, il s’est précipité sur place, faisant entendre le son de son instrument parmi sinistrés, bénévoles et journalistes.
Bruce Huebner admet avoir traversé une période de doutes au début. « Je me demandais comment j’allais être accueilli, à l’époque où tout un chacun était à pied d’œuvre pour tout reconstruire pour parfois repartir de zéro », avoue-t-il. « Mais minimiser leur souffrance n’était absolument pas mon intention ». À son grand soulagement, il fut extrêmement bien accueilli et ses performances furent souvent saluées par des applaudissements chaleureux. Pour lui, c’est grâce à la force d’unir les cœurs que possède le shakuhachi.
L’impact fut tout aussi important sur les habitants que sur Bruce lui-même. Il s’est alors remémoré ses quelque 35 ans passés au Japon. Il confie avoir par ailleurs longtemps hésité avant de franchir le pas et de venir s’installer au Japon. « Le monde de la musique traditionnelle japonaise est très fermé, et ne faisant pas partie de cet univers, j’ai eu du mal à me faire accepter ». Mais à mesure qu’il jouait pour les victimes de la catastrophe, Bruce a eu comme la confirmation qu’il avait fait le bon choix. « Les petites différences ne sont pas ce qui est le plus important, je reste simplement reconnaissant pour les amitiés et toutes les autres choses que m’a apportées le shakuhachi ».
Transporter les gens « chez eux » grâce à la musique
De nombreux spectateurs des premiers concerts de Bruce Huebner au temple Munô-ji étaient les personnes évacuées de la ville de Namie, qui vivaient alors dans des logements temporaires de la ville de Kôri. C’est lorsqu’ils assistaient à un atelier d’écriture de sutra au temple qu’ils avaient vu l’Américain donner des représentations dans des centres d’évacuation. C’est donc tout naturellement qu’ils ont souhaité organiser un événement dans leur nouvelle communauté.
« Par l’intermédiaire de ces concerts, je voulais faire de la musique, bien sûr, mais aussi rapprocher les gens les uns des autres, pour former un groupe solidaire », explique Bruce. Même si les Japonais s’intéressent de moins en moins aux traditions passées, le shakuhachi a une sonorité particulière, invitant celui ou celle qui l’écoute à la rêverie et à la nostalgie.
Pour Bruce, cela tient au lien profond avec la nature propre à la musique traditionnelle japonaise. En 2007, il s’est associé à Curtis Patterson pour produire l’album Going Home. L’opus mélange des thèmes personnels à la nostalgie de leurs villes natales respectives. Les deux artistes décrivent leur album comme un poème tonal. « Nous voulions revenir aux origines de la musique traditionnelle en mêlant les éléments naturels de la montagne, du ruisseau, de la forêt, du vent et du ciel », explique Bruce. Cet appel à un retour aux racines n’a fait que s’amplifier après le tremblement de terre du Tôhoku.
Réunis dans la salle principale du temple Munô-ji, les spectateurs écoutent Bruce Huebner avec la plus grande attention. Il interprète une envoûtante ballade folklorique locale. Avec son énergie naturelle, le morceau transporte le musicien comme le public vers des villes et des quartiers éparpillés, enfouis dans leurs souvenirs, des endroits qu’ils appellent « chez eux ».
(Photo de titre : Bruce Huebner au temple Munô-ji de la ville de Kôri, dans la préfecture de Fukushima. Reportage de Kawakatsu Miki ; photos de Nagasaka Yoshiki, sauf mentions contraires)