Quand gourmandise rime avec plaisir
Le crabe des neiges, un mets de choix pour les fêtes de fin d’année au Japon
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Le crabe est un crustacé apprécié dans le monde entier. Il en existe des dizaines de variétés toutes plus différentes les unes que les autres ; si en Amérique du Nord et en Europe, on consomme communément le crabe Jonah (Cancer borealis) et le crabe de Dungeness (Cancer magister) en Asie et en Australie, c’est le crabe bleu (Portunus armatus) et son parent le crabe des palétuviers (Scylla serrata) qui rencontrent le plus de succès. En Chine, c’est le crabe poilu de Shanghai (Eriocheir sinensis) qu’on retrouvera le plus souvent sur les étals. Mais c’est au Japon que les variétés de crabes sont les plus nombreuses, avec une préférence pour le crabe à crin (Erimacrus isenbecki) et le crabe royal du Kamtchatka (Paralithodes camtschaticus).
Le crabe des neiges (Chionoecetes opilio) enchante les papilles de l’ouest du Japon, où il est connu sous le nom de matsuba-gani ou d’Echizen-gani, selon la région (gani est une forme suffixale du mot kani qui signifie crabe). Chaque année, le 6 novembre, lorsque la saison de pêche au crabe commence, la première vente aux enchères de l’année fait l’objet de nombreux articles dans la presse. En 2019, le premier crabe de l’année mis aux enchères dans le port de pêche de Tottori s’est vendu à 5 millions de yens (même si, saison oblige, les prix ont tendance à être plus élevés) !
Chaque hiver, les gens sont nombreux à se presser dans les ports de pêche de la mer du Japon, dans les régions occidentales de San’in et du Hokuriku, et ce dans le seul but de déguster du crabe des neiges fraîchement pêché. Les plus gros spécimens peut avoir une carapace de plus de 14 centimètres de large et des pattes de 80 centimètres de long. La chair blanche des pattes a un goût délicatement sucré et celle qui se trouve dans la carapace est également très recherchée. Certains n’hésitent pas à économiser toute l’année pour un voyage au pays du crabe des neiges, avec la ferme intention de déguster le crustacé sous toutes ses formes : bouilli, grillé, en sashimi, en tempura ou même en marmite nabe. Et pour terminer le repas, le shime, un riz cuit directement dans le bouillon du nabe.
Le restaurant de crabe le plus connu du Japon
Cet engouement des Japonais pour le crabe est relativement récent. La culture de la pêche du crabe remonte au XVIIIe siècle. Pêché dans la mer du Japon entre autres fruits de mer, son commerce était peu répandu en raison de son incapacité à se conserver. Des pêcheurs d’un certain âge se souviennent probablement d’avoir vu des crabes éparpillés sur les plages près de chez eux jusque dans les années 1960, époque où le Japon connaissait une forte croissance économique. Autrefois, il était consommé bouilli et vendu par des colporteurs aux villages voisins. Quand il n’était pas bouilli, il était mis en conserve, donné aux enfants en guise de collation ou encore utilisé comme engrais. Mais comment le crabe a-t-il acquis ses lettres de noblesse au Japon ?
Promenez -vous dans les rues de Minami, le quartier des restaurants et des divertissements à Osaka. Vous allez incontestablement tomber nez à nez avec un crabe géant articulé : bienvenue dans le premier restaurant de la chaîne Kani Dôraku, un endroit familier même pour qui n’y a jamais mis les pieds. Kani Dôraku a été fondé en 1962 par Imazu Yoshio à une époque où le crabe se mangeait en conserve, si bien que peu en avaient vu ou mangé frais.
Imazu Yoshio est né en 1915 dans la partie nord de la préfecture de Hyôgo, renommée pour la pêche au crabe. Son père poissonnier et lui-même colporteur, il a très vite compris que le crabe pouvait avoir des pinces d’or. Dès lors, il se mit en tête de faire connaître le précieux crustacé aux habitants de la ville. De fil en aiguille, en 1960, il ouvrit à Osaka un restaurant de fruits de mer qui servait du crabe en plus du poisson. Mais le succès n’a pas été au rendez-vous, le crabe n’étant à cette époque disponible qu’en hiver.
Imazu Yoshio eut l’étincelle : il fallait trouver un moyen pour pouvoir servir du crabe toute l’année. Cependant, les techniques de congélation de l’époque n’étaient pas ce qu’elles sont aujourd’hui : la chair du crabe était sèche et filandreuse, impropre à la consommation. Une conservation à une température au-dessous de zéro n’était donc pas une option. Imazu Yoshio ne s’avoua pas pour autant vaincu… bingo ! Il s’inspira cette fois-ci d’une technique utilisée pour conserver la fraîcheur des fleurs en les congelant dans des blocs de glace. Et c’est ce qu’il fit avec les crabes. Il mit des crabes vivants dans de grandes boîtes de conserve, les remplit d’eau et les mit à congeler à -30º Celsius. Il expédiait ensuite les crustacés par camion à Osaka. Ils étaient conservés dans des congélateurs et la chair du crabe, une fois décongelée, pouvait ainsi être servie dans son restaurant en été comme en hiver.
Étape suivante : élaborer des menus à base de chair de crabe. Le crabe bouilli semblait peu appétissant pour devenir la spécialité du restaurant. Il demanda donc à son équipe de cuisiniers de trouver de nouvelles idées. Le kani-suki, ou nabe au crabe, voyait le jour. Le premier restaurant de ce qui allait devenir la chaîne Kani Dôraku ouvrit en 1962. Les registres de la société parlent d’eux-mêmes : le kani-suki fit immédiatement un carton. L’idée avait de suite trouvé écho auprès des papilles des habitants, réputés pour être de bons mangeurs.
Le tourisme du crabe
Le succès de Kani Dôraku eut des conséquences plus inattendues puisque la presse elle-même commença à s’intéresser au crustacé. C’est ainsi que l’ouverture de la pêche finit par devenir un sujet récurrent, puis peu à peu un incontournable du mois de novembre. La télévision et les magazines s’en mêlèrent, aiguisant sans cesse l’appétit des habitants de la ville d’Osaka pour la nouvelle tendance gastronomique de l’époque, propulsant le crustacé au rang de mets de choix que l’on connaît aujourd’hui. Très vite le tourisme du crabe vit le jour. Des amateurs commencèrent à affluer en hiver dans les ports de pêche de l’ouest de l’Archipel, à la recherche du précieux crustacé… et dans ce seul but. L’économie nationale lancée à pleine vitesse à la fin des années 1980 et le boom de la gastronomie ont malheureusement entraîné une surpêche. La population de crabes diminua donc considérablement, avec pour conséquence une hausse des prix. À tel point qu’en 1991, sitôt mis en vente, deux crabes ont trouvé acquéreur à 200 000 yens (1 250 euros). Dès lors les prix ne cessèrent de s’envoler.
Les responsables de la pêche au crabe et l’Agence gouvernementale des pêches n’étaient pas en reste non plus. En 1970, alors que le crabe était encore cher, une saison de pêche fut définie par arrêté ministériel. C’est également à cette époque que la sélection des crustacés se fit de plus en plus rigoureuse avant même leur mise aux enchères. Les poissons et autres animaux marins sont triés avec soin selon leur qualité, déterminant leur valeur à la vente. Les pêcheurs attendent donc des grossistes intermédiaires que eux aussi paient le prix fort.
Avec la baisse du nombre de prises, le processus de sélection du crustacé est devenu de plus en plus complexe. Par exemple, au port de Shibayama à Kami, dans la préfecture de Hyôgo, les crabes sont classés selon plus de 250 catégories différentes avant d’être mis aux enchères. Les crustacés sont mesurés en fonction de leur taille et de leur poids, puis soigneusement examinés. À la recherche de la moindre imperfection, les pêcheurs vérifient notamment qu’il ne leur manque pas une pince ou une patte, que la carapace a une belle couleur, que la mue n’a pas laissé de trace… aucun détail n’est laissé au hasard. Le triage a lieu au milieu de la nuit, jusqu’à environ 6 h à 7 h du matin, heure à laquelle la vente aux enchères a généralement lieu. En cas de pêche abondante, un bateau peut ramener au port jusqu’à 3 000 crabes. Le processus de triage des crustacés se faisant dans le froid et mobilisant un grand nombre de personnes, on comprend aisément que le prix du crabe soit si élevé. Une fois classés en fonction de leur prix, les crustacés sont acheminés vers des grossistes intermédiaires pour enfin finir dans nos assiettes.
Une concurrence déloyale sauvée par un système d’étiquette
Les prix des crabes ont ainsi pu être déterminés grâce à ce processus de sélection rigoureux, reconnu par la totalité des professionnels de la filière. Seulement, son prix élevé a entraîné de multiples fraudes ; par exemple un crabe dont le prix a été évalué comme étant pêché dans la mer du Japon alors qu’il provient d’autres eaux japonaises voire de l’étranger. L’apparition en masse de ce type de crabe sur le marché a entraîné une baisse des prix des crabes authentiques et, bien sûr, les prix ont chuté lorsque les marchés de la préfecture de Fukui ont été inondés de crabes commercialisés sous le label « echizen-gani ».
Les prix aux enchères n’ont pas été épargnés non plus, mettant en difficulté les pêcheurs qui proposent des crustacés authentiques. Autant le dire, un véritable panier de crabes ! C’est alors qu’en 1997, ils ont mis au point un nouveau système d’étiquetage. Les crustacés portent désormais des étiquettes jaunes indiquant le nom d’echizen-gani. Fort de son succès, le système a rapidement été adopté par d’autres ports de pêche. Au début des années 2000, la plupart des ports de pêche de San’in et du Hokuriku s’étaient eux aussi mis à étiqueter les crustacés, précisant leur lieu de pêche, avant leur mise aux enchères. Ainsi, il n’est pas rare de voir des crabes arborant des étiquettes les identifiant comme taiza-gani de la préfecture de Kyoto, tsuiyama-gani et shibayama-gani de la préfecture de Hyôgo, matsuba-gani, de la préfecture de Tottori ou kanô-gani de la préfecture d’Ishikawa.
À l’origine, les étiquettes se destinaient aux pêcheurs, leur permettant d’identifier le lieu d’origine des crabes. Mais médias, gouvernements locaux et opérateurs touristiques s’en sont mêlés, y voyant un label gage de la provenance nippone des crustacés. Ces petites étiquettes sont vite devenues un moyen visuel d’indiquer la qualité du produit. Les crabes portant ces précieuses étiquettes sont peut-être onéreux, mais les consommateurs qui veulent déguster du crabe dans les meilleures conditions ne le regretteront pas.
Quand le crabe vient à la rescousse des sources thermales
Le crabe des neiges est également pêché dans le Tôhoku, le nord-est du Japon, et à Hokkaidô, à l’extrême nord de l’Archipel. Mais ce sont les crustacés qui proviennent des ports de San’in et du Hokuriku qui sont les plus prisés. Si des enseignes comme Kani Dôraku s’approvisionnent directement à la source, la majeure partie des crabes se consomme localement, laissant seulement à petit nombre le temps d’arriver sur les étals urbains.
Pour mettre en valeur la production locale, de nombreuses auberges et pensions familiales locale misent beaucoup sur le précieux crustacé. Quand la saison bat son plein, le village thermal Kinosaki Onsen n’hésite pas à s’afficher comme le royaume du crabe et de nombreux autres établissements dans des villes thermales bien connues comme Yumura (préfecture de Hyôgo), Misasa (préfecture de Tottori), Awara (préfecture de Fukui) et Wakura (préfecture d’Ishikawa) sur la côte de la mer du Japon servent également des plats de crabe en saison. Les visiteurs peuvent ainsi déguster des crustacés d’une qualité exceptionnelle et se prélasser dans des sources chaudes apaisantes onsen… que peut-on demander de mieux ? L’hiver n’étant pas la saison la plus propice au tourisme, le crabe est une véritable bouée de sauvetage pour ces stations thermales.
Au fil du temps, le crabe a gagné ses lettres de noblesse au Japon, se faisant une place de choix dans la gastronomie nippone, une place qu’il conservera, espèrons-le. Mais les prises ne cessent de diminuer, soit près de 80 % de moins que dans les années 1960. Une protection et une gestion des ressources s’imposent. Il faut dix ans à un crabe des neiges pour arriver à maturité, le renouvellement de l’espèce est donc difficile. Il n’est pas excessif de dire que c’est un cadeau de la mer. Nous devrions nous sentir redevables pour ces bienfaits de la nature et les apprécier à leur juste valeur.
(Photo de titre : crabe des neiges bouillis entier. Celui sur la gauche est un mâle pesant 1 kg. À droite, la femelle, plus petite, un délice pour celles et ceux plus friands de la partie centrale appelée kani-miso. Toutes les photos sont avec l’aimable autorisation de l’auteur, sauf indication contraire)