Le thon rouge d’Ôma et les difficultés des pêcheurs japonais face aux quotas
Société Environnement- English
- 日本語
- 简体字
- 繁體字
- Français
- Español
- العربية
- Русский
L’offre gagnante de 2024
Avant le début de cette vente de la nouvelle année (5 janvier), une minute de silence a été observée en hommage aux victimes du séisme de la péninsule de Noto qui s’était produit quatre jours auparavant. Les vœux des responsables du marché ont suivi, avec la traditionnelle coutume d’applaudissements appelée ippon-jime, et les enchères ont démarré à 5 h 10. La première vente n’a pris qu’une minute dans une atmosphère frénétique, et un thon rouge de 238 kilos venant d’Ôma a été acquis pour 114,24 millions de yens (705 000 euros), soit plus de trois fois l’enchère gagnante de 36 millions de yens en 2023.
L’offre gagnante est venue du mareyeur Yamayuki, pour la quatrième année de suite. Le poisson sera servi dans le restaurant de sushi Onodera, un établissement de luxe de la société Onodera Group situé dans le quartier de Ginza.
Le règne du thon d’Ôma se poursuit
Ôma se situe dans la préfecture d’Aomori, à la pointe nord de l’île principale du Japon. Depuis 2000, la ville a réussi à monopoliser la première place tous les ans, à part un gagnant d’Iki, préfecture de Nagasaki, en 2006, et un de Toi, dans le Hokkaidô, en 2011. C’est donc la treizième année consécutive de victoire pour Ôma.
Le record historique de prix revient à un thon de 278 kilos, vendu 333,6 millions de yens en 2019. Son acquéreur : Kiyomura Kiyoshi, célèbre patron de la chaîne de restaurant Sushi Zanmai. Notons que c’était la première vente aux enchères de l’année après le déménagement du marché aux poissons de Tsukiji à Toyosu, quelques kilomètres plus loin, sans doute un prix festif pour commémorer cette occasion. Les enchères ne sont montées au-delà de 100 millions de yens que quatre fois en tout, y compris en 2019 et 2024, toujours pour des thons venus d’Ôma.
Les meilleurs thons de tout le Japon sont vendus au marché de Toyosu, y compris ceux de Hachinohe (près d’Ôma), ceux de Toi (au sud du Hokkaidô, qui se trouve sur la côte opposée d’Ôma), ainsi que ceux de Kesennnuma (au nord-est).
S’il n’est pas dit que les thons d’Ôma sont acquis automatiquement pour les prix les plus élevés aux enchères quotidiennes, ces poissons dominent la première vente de l’année. En 2023 cependant, le directeur de l’une des entreprises piscicoles d’Ôma a été reconnu coupable d’avoir « dissimulé des prises », n’ayant pas déclaré sa prise totale au port. Malgré une certaine inquiétude de voir la marque se ternir, les résultats de la vente 2024 ont dissipé les craintes.
Les poissons stockent la graisse et sont prêts à être pêchés en fin d’année
Je me suis rendu à Ôma à la mi-décembre pour effectuer des recherches sur l’état de l’industrie piscicole dans la région et les raisons de sa dominance persistante. Le cap d’Ôma, tout au nord de l’île principale du Japon, est un lieu où le vent glace le visage et où les hivers sont rudes et les températures bien en dessous de zéro. Le détroit de Tsugaru, qui relie la mer du Japon et l’océan Pacifique, est l’endroit où le courant chaud Kuroshio, qui remonte vers le nord-est le long de la côte pacifique du Japon, se mélange au courant froid Oyashio, qui circule vers le sud-ouest, de Kamchatka à Hokkaidô. Cela crée un environnement riche en planctons, qui attire les petits poissons et les calmars dont se nourrissent les thons.
Le cycle migratoire du thon rouge du Pacifique les ramène vers le nord et le détroit de Tsugaru de la fin de l’été jusqu’en janvier. Avec la baisse de température de l’eau de mer, les poissons stockent la graisse et sont prêts à être pêchés en fin d’année. C’est pour cette raison que le thon de Toi, sur le rivage opposé, à Hakodate, est aussi de très haute qualité, et de nombreuses entreprises piscicoles en tirent profit.
Un crieur originaire d’Ôma qui travaille au marché de Toyosu me dit : « Notre réputation à Toyosu est excellente grâce à nos procédés en mer qui nous permettent de livrer le poisson dans des conditions optimales. Entre autres, nous utilisons des techniques ancestrales comme le ikejime et chinuki qui conservent la fraicheur, et nous gardons le poisson bien réfrigéré. Grâce à des effectifs élevés de thon, nous avons aussi un quota plus élevé que d’autres régions. Je pense que nul autre endroit ne serait capable de remplacer Ôma en termes de production de thon de haute qualité. »
Les quotas sont nécessaires mais freinent l’enthousiasme des pêcheurs
À mon arrivée à Ôma un peu après 11 heures, je n’ai pas vu grand monde. Le vent soufflait fort et beaucoup de petits bateaux étaient amarrés au quai. Tout était calme. Une personne de la coopérative de pêche m’a expliqué que, d’ordinaire, les bateaux qui prennent des thons reviennent au port entre midi et le début de la soirée. Comme il avait fait extrêmement froid la veille dans l’après-midi, beaucoup de bateaux n’étaient pas sortis.
Cet homme explique : « En début d’année, particulièrement les 3 et 4 janvier, certains tenteront d’en pêcher un, car on dit qu’attraper un thon porte chance. S’ils parviennent à le livrer au transporteur le matin du 4, il arrivera à Toyosu à temps pour les premières enchères de l’année le lendemain. Par contre, peu d’entre eux seraient prêts à prendre un tel risque en décembre quand il fait si mauvais... Et puis il y a la question des quotas qui pourrait les rendre plus réticents vers la fin de l’année. »
Le « quota de prise » est un élément essentiel pour comprendre l’industrie piscicole du Japon. Le thon rouge est en effet particulièrement sujet à la surpêche. Pour laisser le temps aux stocks de se reconstituer, la Commission des pêches du Pacifique occidental et central, créée pour la conservation et la gestion des stocks de grands poissons migrateurs, a mis en place un total autorisé de prise pour chaque pays. Comme cela s’applique aussi bien à la pêche côtière que la pêche en pleine mer, le quota total est réparti entre les préfectures. Ces quotas sont à leur tour alloués aux coopératives de pêche, et puis à chaque bateau de pêche selon sa prise moyenne des quelques années précédentes.
Avec un tel système, même s’il y a une augmentation considérable de la population d’une région dans une année donnée, il n’est pas possible de pêcher le thon en plus grande quantité. Le quota total de la préfecture d’Aomori en 2023 était de 565 tonnes de thons de plus de 30 kilos (poids minimum par poisson). Sur ce total, près de 40 %, ou 221 tonnes, a été attribué à la coopérative de pêche d’Ôma, soit un chiffre 2,5 fois plus important que le quota de la coopérative suivante, celles de Minmaya (83 tonnes). Par conséquent, la possibilité que la coopérative d’Ôma ait le poisson gagnant des enchères de la nouvelle année augmente de même, consolidant la réputation d’Ôma.
Le scandale des prises non déclarées
Mais ce n’est jamais simplement une question de statistiques. Il y a quelques années, quand le thon ne remontait plus vers le détroit de Tsugaru, certains bateaux d’Ôma s’étaient aventurés plus loin dans l’océan Pacifique. Et les choses ont de nouveau évolué : « Maintenant le thon pullule a Ôma », me dit une personne bien informée de la région. Ceci dit, les quotas restent les quotas. D’un air navré, un pêcheur raconte : « En automne, même de la côte, on peut voir les thons batifoler dans l’eau, mais comme notre quota est restreint, il faut attendre décembre, quand la graisse est la plus abondante, pour les pêcher. »
C’est cet état des choses qui a provoqué l’incident de prise non déclarée à Ôma. En 2021, une partie de la prise a été dissimulée à la coopérative et la préfecture, et a été vendue en douce aux entreprises de produits de mer.
En juillet 2023, deux entreprises de pêche ont été reconnues coupables et 22 pêcheurs et autres ont reçu des amendes. Et le quota de pêche d’Ôma a été réduit.
Avec la nouvelle abondance du thon dans la région, certains s’inquiètent que les pêcheurs auront de plus en plus de difficulté à respecter les quotas. En parallèle,la préfecture met tout en œuvre pour prévenir une telle éventualité, et la coopérative piscicole d’Ôma voudrait redorer son blason. Selon un autre pêcheur, « on surveille l’industrie piscicole de très près par ici. Ça m’étonnerait que quelqu’un prenne à nouveau le risque de vendre en douce ».
Et qu’en est-il de l’avenir?
S’il est évident qu’il faut respecter les règlements internationaux, la situation sur place est plus compliquée qu’on pourrait le penser. J’ai été particulièrement touché par ce que m’a raconté un pêcheur de la péninsule de Shimokita, près du port d’Ôma : « Puisque le quota d’Ôma est important, on peut dire que ça va encore pour eux, mais pour nous autres, la situation est intenable. »
Ôma est aussi connue pour la pêche au calmar, mais il y en a de moins en moins depuis quelques années, et les pêcheurs auraient voulu se rattraper en pêchant le thon rouge. Malheureusement, les quotas rendent cette option impossible.
La colère de ce pêcheur est compréhensible : « Les thons sont de plus en plus nombreux et sont friands de calmars qu’ils consomment en grande quantité, ce qui réduit les stocks de ces mollusques. Et nous, on nous empêche de toucher à tout ce thon qui est devant nous... »
Comme les quotas sont basés sur la moyenne de pêche des années précédentes, les nouveaux venus sont mal placés. La situation est particulièrement difficile pour ceux qui avaient acheté de nouveaux bateaux juste avant la mise en place des quotas. « Si ça continue comme ça, on va être obligés de vendre nos bateaux », me dit l’un d’entre eux.
Ainsi, bien que les quotas soient importants, ils ont un impact négatif sur les jeunes qui voudraient se faire une place et assurer l’avenir de l’industrie. L’augmentation des stocks de thon sera sans doute liée à une augmentation progressive des quotas, et des modifications opérationnelles seront aussi utiles pour améliorer la situation. Il va falloir continuer à gérer les stocks tout en encourageant la nouvelle génération de pêcheurs pour continuer à faire vivre la pêche et régaler les consommateurs.
(Photo de titre : le thon gagnant des premières enchères de l’année 2024. © Kawamoto Daigo)