Un matin ordinaire qui a basculé
Ce matin-là, j’ai pris la ligne Hibiya du métro pour me rendre au travail, au siège de l’agence de publicité Dentsu. En montant dans la rame, j’ai remarqué un siège vide, ce qui m’a paru inhabituel. Alors que je m’apprêtais à m’asseoir, j’ai vu un journal humide au sol qui laissait s’échapper un liquide incolore.
J’allais m’asseoir sans trop y prêter attention, mais le regard inquiet des passagers autour de moi m’a fait hésiter. Instinctivement, j’ai changé de direction. Si je n’avais pas fait attention à leurs regards, j’aurais marché sur la flaque de sarin et me serais assis à cette place, et je serais sans doute mort.

Photo d’archive du 20 mars 1995 : des équipes en combinaison de protection pénètrent dans la station Kasumigaseki pour intervenir après l’attentat. (Jiji)
Avant l’attaque au gaz sarin dans le métro de Tokyo, j’avais été confronté à un certain nombre d’événements dramatiques, dont l’enchaînement et la répétition avaient déjà modifié mon approche et ma vision de la vie. Je ne peux pas parler des 30 ans depuis ce drame sans remonter bien avant, en fait.
Un destin marqué par des événements tragiques avant même l’attentat
À 19 ans, un ami rencontré en classe de préparation aux concours d’admission à Kyoto m’avait confié son rêve de devenir interprète d’anglais. Déterminé à le surpasser, j’avais alors déclaré : « Moi, j’intégrerai l’université de Kyoto, j’obtiendrai un MBA aux États-Unis et je réaliserai un film qui remportera un Oscar. Et le jour du prix, je ferai un discours dont tout le monde se souviendra. »
L’année suivante, il a réussi son concours d’entrée, alors que j’ai dû redoubler. Nous restions en contact par téléphone, et chaque fois il me disait qu’il voulait me parler de quelque chose. Mais finalement nous ne nous sommes jamais revus. C’est alors qu’un jour, j’ai appris qu’il s’était suicidé. Cela m’a tellement bouleversé qu’à présent, il fallait que j’accomplisse ce que je lui avais juré de faire.
Plus tard, après trois tentatives infructueuses, la quatrième année j’ai finalement intégré l’université de Shiga. Lors d’une sortie en voiture avec des camarades, je devais monter dans un véhicule, mais un changement de dernière minute a fait que ce sont deux amis qui ont pris ma place. La voiture a eu un accident et ils sont morts tous les deux.
Un jour, je devais servir de guide en anglais à Kyoto pour un touriste étranger. J’y ai fait la rencontre d’un rabbin juif qui a su comprendre mon angoisse et m’a apaisé. J’ai retenté l’admission à l’université de Kyoto, et cette fois, j’ai été admis.
C’est là que j’ai rencontré David Greenspan avec qui je ferai plus tard le film Bean Cake qui obtiendra la Palme d’Or du court métrage à Cannes, Trisha Sorrells Doyle, future productrice de reportages d’informations qui obtiendra un Emmy Award, et Gerrit Van Wijgerden, qui est devenu un fondateur d’entreprises réputé.
À l’obtention de mon diplôme, la grande agence de publicité Dentsu m’a engagé, en raison de mon expérience.
Une ascension fulgurante aux États-Unis, interrompue au retour
L’année qui a suivi l’attentat dans le métro, j’ai démissionné de Dentsu et suis parti aux États-Unis grâce au rabbin que j’avais rencontré à Kyoto. J’ai obtenu un MBA à Berkeley et j’ai intégré une start-up de la Silicon Valley dans le domaine des nouvelles technologies de l’éducation.
En 2001, le court-métrage Bean Cake (Ohagi), auquel j’avais contribué en tant que producteur associé quand j’étais étudiant, a remporté la Palme d’or du court-métrage à Cannes.
Cette même année, de retour au Japon, j’ai rencontré la femme avzc qui j’avais décidé de me marier. Mais juste avant de la présenter à mes parents, elle m’a avoué qu’elle avait été inscrite par erreur dans la secte Aum Shinrikyô. Nous nous sommes tout de même unis malgré cela, mais nous avons divorcé un an et demi plus tard. L’ombre de la secte pesait trop lourd sur notre union.
Le combat pour la reconnaissance des victimes
En 2010, quinze ans après l’attentat, j’ai publié mon autobiographie Sarin et Ohagi. Parallèlement, j’ai rejoint l’ONG Recovery Support Center (RSC), qui organisait des examens médicaux pour les victimes.
Ce jour-là, lors d’un événement commémoratif, j’ai révélé publiquement sur internet qu’en tant que victime, je ne pouvais pas souscrire à une assurance-vie en raison de mon syndrome de stress post-traumatique (PTSD). Non pas parce que les compagnies d’assurances refusent, mais plus insidieusement en fait, dès que vous le leur dites honnêtement votre condition, l’agent qui devait faire votre dossier devient injoignable... Les compagnies d’assurance redoutaient les effets retardés du sarin.
Finalement, une indemnisation de 5 millions de yens (environ 30 000 euros) a été versée par l’État aux victimes. Ce qui était nettement insuffisant, mais j’ai quitté l’ONG à la suite de désaccord avec le conseil d’administration du RSC sur la reconnaissance des séquelles à long terme. En mars, le RSC a été dissout.
Retour au cinéma avec un nouveau projet
Mes séquelles s’aggravaient de plus en plus, travailler devenait impossible. Un jour, un événement décisif est venu s’ajouter au reste.
Lors d’un tournage à Shikoku, j’ai perdu connaissance dans l’avion et je me suis fracturé une vertèbre. Je ne sais pas comment c’est arrivé. Incapable de poursuivre mon travail, je devais maintenant porter un corset. Sans argent, j’ai dû retourner vivre chez mes parents à Kyoto.
J’avais mis de côté mon rêve de cinéma, mais en enseignant dans une école de cinéma à Osaka, qui m’avait été présenté par le studio, je me suis dit : « Je veux réaliser un film qui répondra à la question de l’existence de la secte Aum Shinrikyô, il n’y a que moi qui puisse le faire. » Après un an de négociations, j’ai commencé à travailler sur le film AGANAI, l’attaque du métro au Sarin, et moi, à partir de mon voyage pour me rendre sur des lieux emblématiques de l’affaire et des interviews avec Araki Hiroshi, ancien directeur de la communication d’Aleph, l’entité qui a succédé à Aum Shinrikyô. J’ai également filmé le procès du dernier fugitif de la secte accusé d’avoir transporté personnellement le gaz sarin dans le métro, auquel j’assistais en tant que victime et observateur spécial.
Deux jours d’interview avec l’ancien directeur des relations publiques d’Aum Shinrikyô
En 2014, j’ai interviewé Jôyû Fumihiro, l’ancien directeur des relations publiques d’Aum Shinrikyô et actuel leader du groupe Hikari no Wa (Cercle de lumière). Deux jours d’interviews qui ont été publié l’année suivante sous le titre Chikatetsu Sarin Jiken 20-nen Higaisha no Boku ga Hanashi wo Kikimasu (« L’attaque au gaz sarin dans le métro, 20 ans plus tard : une victime pose les questions ») (ed. dZERO).
Dans la postface, j’ai écrit : « Après avoir, en tant que victime, passé deux jours à écouter leur version, y a-t-il quelque chose de plus à écouter ? M. Jôyû doit arrêter toute activité médiatique et toute intervention publique. » Mais, il a déclaré : « Des gens rejoindront Aum Shinrikyô après avoir vu ce film ». Cela m’a déterminé à faire tout ce qui est possible pour que cela n’arrive pas.
La post-production du film a pris du retard. Le monteur à qui je comptais m’adresser s’est trouvé indisponible, à court d’argent j’ai fait le montage moi-même, ce qui m’était physiquement très dur, car, du fait des séquelles de l’attentat, mes yeux fatiguent très vite, et je souffre de somnolence irrépressible quand mes mécanismes de défense se déclenchent. Cependant, je devais terminer mon film d’une manière responsable envers la société et l’histoire. Je n’ai fait aucun compromis même si la sortie du film a été retardée, parce que les paroles de M. Jôyû me restaient sur le cœur.
Alors que le processus de montage s’avérait difficile, j’ai entendu parler d’un événement qui permettrait de soutenir l’achèvement du film que je réalisais, j’ai donc postulé et j’ai remporté un prix. J’ai également eu la chance d’être présenté à un monteur japonais vivant à Paris, et mon film a commencé à se rapprocher de son achèvement.
En 2018, l’ancien gourou de la secte, Matsumoto Chizuo (Asahara Shôkô), et ses disciples condamnés à mort ont été exécutés. Après les exécutions, cependant, Jôyû a avoué qu’il avait été présent sur les lieux du meurtre d’une adepte au début de l’existence d’Aum Shinrikyô. En d’autres termes, tout en dissimulant les informations les plus cruciales qui pourraient retenir de nouveaux membres de rejoindre cette organisation religieuse, il a osé déclarer des choses telles que « certaines personnes parmi les spectateurs de votre film rejoindront Aum ». Aujourd’hui, il dirige Hikari no Wa, mais il a prouvé par inadvertance que ce qu’il dit n’a aucun sens. Le lavage de cerveau est une chose terrible.

Édition spéciale d’un journal annonçant l’exécution de l’ancien gourou de la secte Aum Shinrikyô, à Tokyo, le 6 juillet 2018. (Jiji)
Une nouvelle organisation est créée dans le but de soutenir les victimes
Lorsque j’ai appris par un avocat que l’Association des victimes de l’attaque au gaz sarin dans le métro de Tokyo refusait tout nouveau membre, je me suis souvenu des paroles de mon père, aujourd’hui décédé, qui m’avait dit de « créer ma propre organisation ». J’ai donc fondé l’Association des victimes du gaz sarin en 2021. Les objectifs sont de fournir un forum aux victimes de cet attentat pour qu’elles puissent interagir entre elles, de diffuser des informations (au Japon et à l’étranger) pour éviter que l’incident ne tombe dans l’oubli, et de fournir un soutien financier et une aide à l’autonomie. Chaque année, nous déposons des fleurs sur le site de l’incident. L’association est désormais répertoriée sur le site web de l’Agence nationale de la Police comme l’une des organisations d’aide aux victimes d’actes criminels.
Mon film est sorti en salle le 20 mars 2021, en pleine pandémie de coronavirus. Ce n’a pas été un succès au box-office, mais il a été très apprécié dans les festivals de films documentaires du monde entier et il a 100 % d’avis favorables sur certains sites agrégateurs de critiques de films. Il a remporté le Grand Prix du festival du film documentaire EDIF en Corée du Sud. Il a été le seul film asiatique à être présélectionné pour le prestigieux prix de l’Association internationale du documentaire, souvent considéré comme le précurseur des Oscars pour les longs métrages documentaires.
Garder la lumière de l’espoir vivante pour les générations futures
En mars 2000, j’ai fait une annonce au Club de la presse du ministère de la Santé, du Travail et des Affaires sociales, disant que je voulais diffuser sur Internet des séquences vidéo des témoignages des victimes de l’attaque au gaz sarin. Je voulais que les gens sachent que de nombreuses personnes souffrent encore des séquelles et serrent les dents.
Certains ont utilisé le mot « synchronicité » pour parler de la conjonction entre la mort de mon ami et de l’attaque au gaz sarin, mais ce que je sais, c’est que les cicatrices invisibles en moi étaient plus profondes que je ne l’avais imaginé, et je ne trouvais pas d’espace pour vivre uniquement avec l’énergie très relative, les connaissances et les capacités en anglais encore plus relatives qui étaient les miennes.
Malgré tout, en 2022, j’ai cofondé une entreprise de nouvelles technologies de l’éducation avec l’un de mes anciens étudiants chargé de cours à temps partiel à l’université métropolitaine d’Osaka. J’ai reçu une éducation formidable et je me suis fait beaucoup d’amis. C’est ce que je veux transmettre à la génération suivante. Mon étudiant doit obtenir son diplôme ce printemps, et l’entreprise est sur le point de prendre son envol.
Je me suis également inscrit au programme de doctorat de l’université d’Utsunomiya et je devrais obtenir mon doctorat en ingénierie en mars prochain. Mes recherches s’articulent autour du thème de la reformulation de la dialectique que mon ami aujourd’hui décédé m’avait fait découvrir à l’époque où nous étions élèves dans une école de préparation à l’université.
Avec la coopération de professeurs d’université, je prépare un dispositif pour rendre mon film utile à l’enseignement des arts et sciences humaines. Je prévois de reverser la moitié de mes bénéfices personnels des projections liées à ce projet pour aider d’autres victimes. J’ai également décidé d’écrire ce manuscrit et de mettre moi-même en ligne mon film AGANAI, l’attaque du métro au Sarin, et moi, en visionnage contre paiement.
J’ai toujours été un peu différent des autres, mais après avoir été victime de l’attaque au gaz sarin, mon horizon s’est élargi. À l’avenir, j’espère voyager à l’étranger et m’essayer au stand-up en anglais. Je veux faire de mon mieux dans divers domaines, tels que l’éducation, la création d’entreprises avec la prochaine génération, l’écriture et la production cinématographique, et vivre pleinement ma vie. Puisqu’après tout, j’ai survécu.
(Photo de titre : un wagon de métro contaminé par le gaz sarin est nettoyé par des membres des Forces d’autodéfense, le 20 mars 1995. Photo avec l’autorisation des Forces d’Auto-Défense. Jiji)