In memoriam Abe Shinzô, le seul homme politique japonais qui avait réussi à être à la fois caustique et sympathique

Politique

On a souvent parlé d’Abe Shinzô comme d’un homme fort, dur même envers ses adversaires, non seulement dans l’opposition mais aussi bien au sein de son propre parti. Toutefois, avec de petits groupes de personnes, il était passé maître dans l’art de divertir les gens avec un esprit de disponibilité qui étonnait tout le monde. Un journaliste qui l’a longtemps suivi nous dresse le portrait de l’ancien dirigeant, abattu en pleine rue le 8 juillet 2022.

L’éducation de sa mère

Il faut y voir l’influence de sa mère, Yôko. C’est elle qui a transmis le culte du Premier ministre Kishi à son petit-fils, alors que son père était souvent absent de la maison. Jusqu’à ces dernières années, Yôko, 94 ans aujourd’hui, ne manquait pas une réunion en souvenir d’Abe Shintarô, où elle apparaissait surtout avec une dignité et une droiture de la digne fille de Kishi.

Le mépris d’Abe pour la Constitution actuelle, qu’il qualifie de « Constitution honteuse », et son refus de toute condamnation de la politique militariste du Japon d’avant et pendant la guerre, condamnation qui est pour lui « autodestructrice », est de toute évidence un héritage direct de l’idéologie de droite de Kishi.

En outre, bien qu’il se soit toujours qualifié de « conservateur », il n’a pas constitué un « petit gouvernement » en limitant le rôle de l’exécutif, mais un gros, offrant des portefeuilles importants à des ministres issus de la finance ou à des femmes. De ce point de vue, la politique en apparence libérale d’Abe s’apparente fortement au « capitalisme national » que Kishi avait développé au Mandchoukouo avant-guerre.

De fait, le gouvernement Abe, le plus à droite de l’histoire du Japon après-guerre, a accueilli au centre des personnalités des médias ou des marges du PLD traditionnel, comme Sakurai Yoshiko, membre du think tank Nippon Kaigi ou l’écrivain Momota Naoki.

À la Diète (le Parlement japonais), le pouvoir du PLD repose sur l’avantage du nombre. La réforme politique a réuni tous les pouvoirs entre les mains du Premier ministre. C’est Abe qui a encouragé l’élaboration de lois qui divisent l’opinion nationale et favorisent le contrôle du personnel de la haute bureaucratie, sur le ton de : « Quel mal y a-t-il à profiter du pouvoir qui nous a été donné ? »

Un maître de la table ronde

Or, si on a souvent décrit Abe sous l’image d’une figure d’autorité énergique, il montrait un tout autre visage lorsqu’il rencontrait un petit groupe de personnes en face à face. C’était un visage plus doux, plus orienté vers le service, qui ravissait ses visiteurs avec des histoires intéressantes.

Par exemple, telle anecdote, lors d’une visite officielle au Royaume-Uni en 2016 : « James Cameron, le Premier ministre britannique d’alors, m’avait emmené à Chequers (la résidence secondaire officielle du PM britannique). Il me montre le livre d’or de la résidence et je découvre que le précédent Premier ministre japonais à s’y rendre était Tanaka Kakuei. Aucun PM japonais n’y était venu en 43 ans. Et avant cela, le dernier Japonais invité était l’empereur Hirohito, alors prince héritier, en 1921 ».

Cette aisance en petit comité lui a permis d’établir un rapport avec le féroce ancien président américain Donald Trump. Dans la diplomatie des sommets, les compétences humaines individuelles jouent encore un rôle majeur.

Le Premier ministre Abe Shinzô (à droite) et le président américain de l'époque, Donald Trump, profitent d'une partie de golf près de Washington, le 27 avril 2019 (Avec l'aimable autorisation du Bureau des affaires publiques du Cabinet) (Jiji Press).
Le Premier ministre Abe Shinzô (à droite) et le président américain de l’époque, Donald Trump, profitent d’une partie de golf près de Washington, le 27 avril 2019 (Avec l’aimable autorisation du Bureau des affaires publiques du Cabinet) (Jiji Press).

Comment oublier également la vidéo téléchargeable sur YouTube d’Abe Shinzô interprétant au piano la musique de Hana wa Saku (« Les fleurs fleuriront »), une chanson sur la reconstruction après un désastre, à l’approche de l’anniversaire du 11 mars 2022, 11 ans après la triple catastrophe de Fukushima.

« On m’a demandé de jouer, mais je n’ai pas joué en public depuis ma deuxième année d’école primaire. Je ne suis pas nerveux quand je parle en public, mais le piano me rend extrêmement nerveux. Je me suis beaucoup entraîné ses deux derniers mois. »

La précédente tentative d’Abe sur YouTube pendant la crise sanitaire du coronavirus lui avait laissé un souvenir amer : les images de l’ancien Premier ministre très détendu et jouant avec son chien pour inciter les gens à rester chez eux avait été très critiquées. Cette fois, il avait déclaré, tout heureux : « Ma performance au piano a fait plus de deux millions de vues. »

Lors de la veillée funèbre le 11 juillet au temple bouddhique Zôjô-ji à Tokyo, une autre vidéo de lui jouant du piano avec sa femme Akie a été diffusée à plusieurs reprises.

Le temple Zôjô-ji, lors de la veillée funèbre de l’ancien Premier ministre Abe Shinzô, dans l’après-midi du 11 juillet (Jiji Press).
Le temple Zôjô-ji, lors de la veillée funèbre de l’ancien Premier ministre Abe Shinzô, dans l’après-midi du 11 juillet (Jiji Press).

Lors de la cérémonie de clôture des Jeux olympiques de Rio, Abe était apparu en Super Mario en tant que Premier ministre du prochain pays hôte (21 août 2016, AFP).
Lors de la cérémonie de clôture des Jeux olympiques de Rio, Abe était apparu en Super Mario en tant que Premier ministre du prochain pays hôte (21 août 2016, AFP).

(Voir également notre article : Cinq images marquantes de la vie politique de l’ancien Premier ministre Abe Shinzô)

(Photo de titre : le Premier ministre Abe Shinzô et son épouse Akie sur le chemin du retour après une visite aux États-Unis, le 19 avril 2018, à Palm Beach, aux États-Unis Jiji Press)

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