In memoriam Abe Shinzô, le seul homme politique japonais qui avait réussi à être à la fois caustique et sympathique

Politique

On a souvent parlé d’Abe Shinzô comme d’un homme fort, dur même envers ses adversaires, non seulement dans l’opposition mais aussi bien au sein de son propre parti. Toutefois, avec de petits groupes de personnes, il était passé maître dans l’art de divertir les gens avec un esprit de disponibilité qui étonnait tout le monde. Un journaliste qui l’a longtemps suivi nous dresse le portrait de l’ancien dirigeant, abattu en pleine rue le 8 juillet 2022.

L’ancien Premier ministre Abe Shinzô a été assassiné par balles le 8 juillet 2022 en pleine rue alors qu’il prononçait un discours électoral à Nara. 

Ainsi, ce qui restera comme « la décennie d’Abe » s’est achevée de manière brutale.

En septembre 2012, alors que le Parti Démocratique du Japon (PDJ) était au pouvoir, Abe a fait un retour miraculeux à l’élection présidentielle du Parti libéral-démocrate (PLD) et a repris le pouvoir trois mois plus tard. Depuis lors, il a établi le record du plus long mandat de Premier ministre de l’histoire du Japon, sept ans et huit mois, avant de transmettre le flambeau à Suga Yoshihide puis à Kishida Fumio. Jusqu’au bout, il a conservé une énorme influence sur la situation politique du pays.

Dans le contexte de la politique japonaise, confrontée aux changements rapides de l’ordre international et au déclin de la puissance nationale, cette décennie a sans aucun doute été celle où Abe a été le pilier porteur, pour le meilleur et pour le pire. À l’inverse, c’est précisément parce que ce fut une période où l’identité du Japon d’après-guerre s’est trouvée ébranlée qu’Abe a trouvé un terrain propice pour prendre racine.

Un talent de répulseur-séducteur

Rarement un Premier ministre aura combiné comme Abe, à la façon d’un puissant aimant, une force d’attraction envers les amis et une force répulsive envers les adversaires politiques. Et la distinction qu’il opérait entre amis et ennemis était impitoyable.

J’ai entendu un jour Abe dire avec un plaisir non feint : « Nabetsune (surnom de Watanabe Tsuneo, directeur du groupe Yomiuri Shimbun) m’a dit qu’on n’avait pas connu un Premier ministre aussi pugnace depuis Yoshida Shigeru ».

En février 2019, devant le congrès du PLD avant la précédente élection de la Chambre haute, Abe avait déclaré : « Il n’est pas question de revenir au cauchemardesque gouvernement du PDJ ». Ce qui avait provoqué de vives réactions des partis d’opposition. Cela rappelle effectivement Yoshida, qui avait accusé le président de l’Université de Tokyo de « déformer la vérité pour complaire à l’air du temps ».

La Diète était déjà acquise à Abe, ce qui ne l’empêcha pas de faire des commentaires sur la « faiblesse » congénitale de l’opposition, qui provoquèrent un tollé général comme « immatures », du fait qu’ils mettaient tous les partis d’opposition dans un même sac. Même au sein de son parti, les modérés n’étaient pas très chauds à l’idée d’aller chercher la bagarre.

En fait, l’agressivité d’Abe fut constante à l’égard de la gauche. De même, en juillet 2017, lors des élections de l’assemblée métropolitaine de Tokyo, Abe s’était indigné de la présence d’un groupe de personnes portant une banderole sur laquelle on pouvait lire : « Abe Démission ! » Il avait eu cette réaction : « Il n’est pas question de perdre face à ces gens. »

Des manifestants déploient une banderole « Abe Démission ! » pendant un discours donné par Abe Shinzô, alors Premier ministre, en soutien à l'élection de l'Assemblée métropolitaine de Tokyo, devant la station JR Akihabara, le 1er juillet 2017 (Jiji Press).
Des manifestants déploient une banderole « Abe Démission ! » pendant un discours donné par Abe Shinzô, alors Premier ministre, en soutien à l’élection de l’Assemblée métropolitaine de Tokyo, devant la station JR Akihabara, le 1er juillet 2017 (Jiji Press).

Sa confrontation permanente avec le Premier ministre actuel Kishida Fumio

En février 2022, j’avais demandé à Abe où il voulait en venir avec son commentaire sur le « cauchemar ». Le mois précédent, un livre rédigé par neuf universitaires, « L’administration Abe, le bilan » (Kenshô Abe seiken, éditions Bunshun Shinsho), venait de sortir, dans lequel les attaques incessantes d’Abe contre l’opposition font également l’objet d’une analyse.

La réponse d’Abe fut la suivante : « C’est que je suis le général du parti au gouvernement qui monte au combat (pour les élections à la Chambre haute). Une élection, c’est un rapport de force entre des valeurs. Dans la bataille, c’est au général d’établir les conditions d’un accord avec la partie adverse. Je sais que certains pensent que le sale boulot devrait être laissé à d’autres, mais il n’y a personne de convenable pour ce travail, alors je le fais moi-même. »

On sent très bien que cette répartie cache en fait l’expression d’un mécontentement à l’égard du Premier ministre actuel, Kishida Fumio.

« Pendant une élection, vous devez inspirer l’ensemble de l’armée. Malheureusement, M. Kishida n’est pas vraiment ce genre de personne. Nombre de députés se demandent pourquoi il ne se montre pas plus agressif envers le Rikken-PDJ. Rien ne les excite plus que de critiquer l’adversaire. »

Le mécontentement d’Abe ne se limitait pas à la tiédeur de la confrontation avec l’opposition. Il y avait aussi de sa part une critique globale vis-à-vis de la gestion du gouvernement Kishida. De fait, Abe n’a pas cessé de soumettre son propre agenda à Kishida, sur tous les sujets, des finances à la sécurité en passant par la nomination d’un vice-ministre à la Défense.

Tous deux sont de la même génération et ont été élus à la Diète pour la première fois en 1993. Pour Kishida, cela était peut-être l’équivalent d’une mise en selle dans un concours équestre de sauts d’obstacles.

En premier lieu, la composition de leur base de soutien est différente. Abe tenait une ligne de pouvoir dure, alors que Kishida est sur une ligne de pouvoir douce. Ce qui reflète le fait qu’Abe est davantage soutenu par les hommes et un électorat jeune, alors que Kishida est plus populaire auprès des femmes et d’un électorat âgé.

Ainsi, si Abe n’avait pas été victime de cette attaque mortelle, le principal souci de Kishida après les élections aurait été de trouver le moyen de neutraliser l’interventionnisme d’Abe. Ce qui n’est que la forme actuelle de la longue tradition interne au PLD d’une confrontation entre deux blocs de courant politique, le bloc Kôchikai (dirigé par Kishida) d’un côté, le bloc Seiwakai (dirigé par Abe) de l’autre.

Abe Shinzô, un fils de bonne famille

Issu d’une grande famille de politiciens — son grand-père Kishi Nobusuke a été Premier ministre et son père est l’ancien ministre des Affaires Étrangères Abe Shintarô — Abe Shinzô était diplômé de l’Université Seikei. Il a ensuite travaillé dans le privé pour Kobe Steel. Un ancien de l’entreprise, qui l’a connu lorsqu’il travaillait à Kakogawa, dans la préfecture de Hyôgo, se souvient : « C’était un bon gars, qui ne rechignait pas à servir de chauffeur lors des soirées alcoolisées, car lui-même ne pouvait pas boire. » Bref, le fils de bonne famille gentil et serviable.

On rappelait souvent cette filiation d’Abe Shinzô, petit fils de Kishi, son grand-père maternel. Mais son grand-père paternel Abe Kan aussi fut un homme politique.

Abe Kan était de deux ans plus âgé que Kishi. Diplômé de l’Université impériale de Tokyo, avant-guerre il fut maire du village de Hioki (aujourd’hui ville de Nagato), dans la préfecture de Yamaguchi, avant d’être deux fois élu à la chambre des Représentants où il demeura un anticonformiste. Opposé à la ligne militariste du cabinet Tôjô Hideki, il refusa l’accréditation de la Taiseiyokusan-kai (Association de soutien à l’autorité impériale).

Le premier caractère « shin », de « Shintarô », le père d’Abe, était un hommage au héros local Takasugi Shinsaku. Cette coutume a continué de se transmettre à la génération de Shinzô. Shintarô était venu à la politique après une carrière comme journaliste et analyste politique pour le Mainichi Shimbun, à la sortie de l’Université de Tokyo. Mais on peut remarquer qu’Abe Shinzô parlait rarement de son grand-père paternel ou de son père, alors qu’il ne tarissait pas sur son grand-père maternel Kishi.

Suite > L’éducation de sa mère

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