Un Schindler japonais méconnu : Higuchi Kiichirô, le général qui a sauvé 20 000 Juifs et l’île de Hokkaidô

Histoire

Okabe Noburu [Profil]

Sugihara Chiune (1900-1986) est connu aussi bien au Japon que dans le reste du monde pour avoir permis à 6 000 Juifs d’échapper aux Nazis en leur fournissant un visa quand il était vice-consul à Kaunas en Lituanie, pendant la Seconde Guerre mondiale. Mais en dehors de la communauté juive, la plupart des gens ignorent encore qu’il y a eu un autre « Schindler japonais » appelé Higuchi Kiichirô (1888-1970). Ce général de division de l’armée impériale, a pourtant aidé 20 000 Juifs à fuir les persécutions nazies. Le Japon, Israël et les États-Unis ont donc unis leurs efforts pour faire reconnaître les hauts faits de cet authentique héros.

Des statues en l’honneur d’un héros méconnu

Higuchi Ryûichi, professeur émérite de l’Université Meiji Gakuin, fait partie des plus ardents défenseurs du général Higuchi Kiichirô, son grand-père. Ce dernier a non seulement sauvé 20 000 Juifs en leur laissant franchir la frontière entre l’Union soviétique et l’état du Mandchoukouo, mais aussi contribué à éviter que l’Union soviétique n’envahisse l’île de Hokkaidô, au nord du Japon, après que les autorités nippones eurent accepté les termes de la Déclaration de Postdam, le 15 août 1945.

Higuchi Ryûichi a créé une « Association pour célébrer la mémoire du général Higuchi Kiichirô » qui s’est donné pour mission d’ériger des statues de bronze en son honneur. Cette association s’est lancée dans une collecte de fonds tant au Japon qu’auprès de la communauté juive d’Israël et des États-Unis. Et elle souhaite révéler au grand jour les actes méritoires du général Higuchi tout en élargissant le cercle des amitiés entre les pays.

Les statues devraient être prêtes d’ici l’automne 2022. L’une d’elles est destinée au sanctuaire shintô d’Izanagi jingû, dans l’île d’Awaji (à 50 km au sud-ouest de Kobe) où le général Higuchi est né. Une autre sera installée dans l’île de Hokkaidô. Son emplacement n’est pas encore connu mais Higuchi Ryûichi espère qu’il donnera sur les Territoires du Nord, des îles envahies par la Russie à la fin de la Seconde Guerre mondiale et revendiquées depuis par le Japon. L’association créée par Higuchi Ryûichi compte vingt-deux membres fondateurs parmi lesquels figurent des personnalités liées aux îles d’Awaji et de Hokkaidô ainsi qu’Edward Luttwak, un Américain de renommée mondiale spécialisé dans la stratégie et la géopolitique, et le rabbin Mendi Sudakevich du Centre juif Chabad du Japon. Elle a reçu quelque 30 millions de yens (230 000 euros) de dons.

Une décision très courageuse vis-à-vis des juifs en fuite

En mars 1938, Higuchi Kiichirô était commandant de la branche spéciale de Harbin, dans l’état fantoche du Mandchoukouo contrôlé de facto par le Japon. C’est alors qu’il a autorisé de nombreux réfugiés juifs ayant fui l’Allemagne nazie à franchir la frontière qui séparait la ville soviétique d’Otpor — appelée aujourd’hui Zabaïkalsk — du Mandchoukouo. Il leur a aussi procuré de la nourriture et de l’essence, et organisé la suite de leur périple à travers le pays. Ces faits se sont déroulés deux ans avant que Sugihara Chiune ne fournisse 6 000 visas pour le Japon à des Juifs en tant que vice-consul de Kaunas, en Lituanie. (Voir notre article : Sugihara Chiune : un agent de renseignements japonais au secours des Juifs d’Europe)

À l’époque, les Juifs de nationalité allemande étaient autorisés à se rendre à Shanghai, mais le ministère des Affaires étrangères du Mandchoukouo ne voulait pas qu’ils transitent par la Mandchourie pour ne pas faire de vagues entre Berlin et Tokyo. Higuchi Kiichirô n’était pas d’accord car pour lui « le Japon n’était pas un pays tributaire de l’Allemagne, pas plus que le Mandchoukouo ». Il a donc fait en sorte de persuader le gouvernement et l’armée japonais d’ouvrir une voie d’accès vers Shanghai que les réfugiés ont été de plus en plus nombreux à emprunter. Le Livre d’or conservé par le Fonds national juif (KKL) de Jérusalem a immortalisé les noms de tous ceux qui ont aidé les Juifs durant cette période et d’après lui, 20 000 d’entre eux ont été sauvés dans ce contexte.

De la sympathie et de la compréhension pour les Juifs

Pourquoi Higuchi Kiichirô a-t-il porté secours à des réfugiés juifs ? Juste avant son intervention à la frontière entre Otpor et le Mandchoukouo, il avait déjà exprimé son soutien à la fondation d’un État juif lors du premier Grand Congrès des Juifs d’Extrême-Orient qui s’était tenu à Harbin en décembre 1937. Et il avait aussi manifesté beaucoup de compassion et de compréhension pour la situation des Juifs.

Le général Higuchi fait allusion à cette partie de sa vie dans son autobiographie « Mémoires du général Higuchi Kiichirô », publiée en 1999 (éditions Fuyô shobô). On apprend ainsi qu’en 1919, il s’est rendu en tant qu’envoyé spécial à Vladivostok où il a été hébergé par une famille russe d’origine israélite. Il a eu l’occasion de discuter ouvertement avec de jeunes juifs, de nouer des relations d’amitié avec eux et de prendre connaissance des problèmes de leur communauté. En 1925, Higuchi Kiichirô a séjourné en tant qu’attaché militaire à Varsovie, en Pologne, et sa vision du monde s’est beaucoup élargie. Il a été en même temps le témoin de la discrimination et des persécutions dont étaient victimes les Juifs qui constituaient un tiers de la population de la ville.

Higuchi Kiichirô (à droite, au premier rang) en 1919, au moment où il a séjourné à Vladivostok en tant qu’envoyé spécial du Japon. (Avec l’aimable autorisation de Higuchi Ryûichi)
Higuchi Kiichirô (à droite, au premier rang) en 1919, au moment où il a séjourné à Vladivostok en tant qu’envoyé spécial du Japon. (Avec l’aimable autorisation de Higuchi Ryûichi)

À l’époque, le racisme battait son plein en Europe. Les Juifs n’ont pourtant pas hésité à héberger et aider Higuchi Kiichirô ainsi que Yonai Mitsumasa (1880-1948) — futur amiral de la marine impériale et 37e Premier ministre du Japon — envoyé à Varsovie en tant qu’attaché militaire en 1921, et le général de brigade Hyakutake Harukichi (1888-1947), qui a résidé en Pologne en 1925 et étudié les techniques de décodage en même temps que l’autre « Schindler japonais ». Higuchi Kiichirô n’a jamais oublié le sens de l’hospitalité dont ses hôtes ont fait preuve à son égard comme il l’a dit plus tard à son petit-fils Ryûichi. Quand celui-ci lui a demandé pourquoi il avait aidé des Juifs en difficulté, il a répondu que « c’était tout naturel ».

Higuchi Kiichirô (à droite, au premier rang) en 1925, lors de son séjour à Varsovie en tant qu’attaché militaire. À cette occasion, il a noué des liens étroits avec des officiers de plusieurs pays. (Avec l’aimable autorisation de Higuchi Ryûichi)
Higuchi Kiichirô (à droite, au premier rang) en 1925, lors de son séjour à Varsovie en tant qu’attaché militaire. À cette occasion, il a noué des liens étroits avec des officiers de plusieurs pays. (Avec l’aimable autorisation de Higuchi Ryûichi)

Dans ses « Mémoires », le général Higuchi raconte aussi qu’en 1928, il a effectué une tournée d’inspection dans la région du Caucase qui l’a amené jusqu’à Tiflis (Tbilisi), en Géorgie. Sur place, il a rencontré un vieux marchand de jouets juif qui lui a parlé des persécutions dont son peuple faisait l’objet en précisant « qu’il considérait l’empereur du Japon comme un sauveur parce qu’il avait la bonté d’assister les Juifs au moment où ils étaient en grande difficulté, et que pour lui, le peuple japonais n’avait vraiment pas de préjugés racistes ».

On comprend sans peine l’influence que cette expérience a pu avoir sur Higuchi Kiichirô quand il s’est agi d’aider des réfugiés juifs. En 1937, il avait en outre fait un bref séjour en Allemagne où il avait été profondément affecté par l’antisémitisme affiché par le régime nazi.

Suite > Des raisons d’agir autres qu’humanitaires

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Okabe NoburuArticles de l'auteur

Journaliste. Après des études de sociologie à l’université Rikkyō, il entre au quotidien Sankei Shimbun en 1981 où il est affecté au service société et s’occupe des sujets relatifs à la Préfecture de police et l’Agence fiscale. Il étudie à l’université américaine Duke et au centre de recherche sur l’Asie de l’Est de l’université Columbia et rejoint ensuite le service étranger, devenant notamment directeur du bureau de Moscou et membre du comité de rédaction du siège du journal à Tokyo avant de diriger de décembre 2015 à avril 2019 le bureau de Londres. Aujourd’hui membre du comité éditorial du quotidien, il est l’auteur de nombreux ouvrages sur la diplomatie et le renseignement.

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