L’autre centrale nucléaire méconnue de Fukushima : comment a-t-elle pu éviter la catastrophe ?
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Sous-estimer le tsunami
Au moment du gigantesque séisme, quatre réacteurs à eau bouillante (REB) d’une puissance de 1,1 MW chacun étaient en service à la centrale n° 2 de Fukushima, ou Fukushima Daini. Masuda Naohiro, à l’époque directeur de la centrale, s’est précipitée dans la salle de contrôle opérationnelle, et a été soulagé d’apprendre de son directeur des opérations de contrôle, Mishima Takaki, que les quatre réacteurs s’étaient mis automatiquement à l’arrêt. L’évitement d’un accident nucléaire se décompose en trois étapes : arrêt, refroidissement et confinement. La première de ces étapes s’est donc déroulée avec succès.
La salle de contrôle opérationnel a dans le même temps été informée de l’alerte au tsunami, mais, à ce moment-là, le sentiment d’être dans une situation critique était inexistant. Masuda admet candidement : « J’avais vu des images du tsunami de Sumatra, mais je ne me figurais pas concrètement la puissance de la vague et la destruction qu’elle pouvait opérer sur les bâtiments. »
Mishima se souvient également : « Je pensais que tout irait bien tant que nous suivrions la procédure normale, c’est-à-dire si nous continuions à ajouter de l’eau pour refroidir les cœurs en-dessous de 100°C. Ma principale inquiétude à cet instant était plutôt de savoir si l’arrêt de 4,4 MW, la puissance des quatre réacteurs réunis, n’allait pas causer un défaut d’alimentation en électricité sur la métropole de Tokyo... »
Le tsunami a très facilement franchi la digue et frappé directement la centrale vers 15 h 30 (le séisme s’était produit à 14 h 46). À Fukushima Daini, chaque réacteur est associé à deux échangeurs de chaleur, situés entre les réacteurs et la mer, destinés à transférer la chaleur dans la mer en cas de mise en arrêt d’urgence des réacteurs, soit huit échangeurs au total. Le tsunami a brisé les portes en acier et a inondé les bâtiments et les équipements. L’étape « refroidissement » était donc entravée.
Le tsunami a atteint une hauteur de 16 à 17 mètres, inondant jusqu’à la route qui longe le réacteur n°1, le plus au sud de la centrale, et donc également les bâtiments antisismiques de contrôle. La salle de contrôle opérationnelle n’a pas de fenêtre, il était donc impossible de voir ce qui se passait à l’extérieur, mais Masuda et Mishima ont pris conscience que quelque chose de terrible était en train de se produire quand le courant a soudain été coupé dans la salle de contrôle opérationnelle.
Récupérer à tout prix la fonction de refroidissement
L’alimentation électrique de la centrale de Fukushima Daini était assurée par quatre lignes électriques distinctes. L’une était en travaux pour une maintenance de routine, deux ont été coupées par le tsunami. La dernière ligne était toujours bonne, et a été la bouée de sauvetage de la centrale. L’électricité dans la salle de contrôle opérationnelle a été rétablie en tirant un câble à partir d’un bâtiment voisin qui avait échappé à la panne. D’autre part, les instruments de la salle de contrôle centrale avaient maintenu la surveillance adéquate et continue des réacteurs.
Masuda et Mishima sont des ingénieurs. Ce dernier explique : « Nous connaissons notre système sur le bout des doigts, bricoler l’installation, c’est notre quotidien. De ce fait, nous étions parfaitement confiants dans notre capacité à déterminer jusqu’où l’équipement pouvait résister, et comment dériver une fonction si un appareil devenait inutilisable. Pour le reste, nous avions également une absolue confiance dans l’expérience et les capacités de nos techniciens. Nous avons donc poursuivi le refroidissement des réacteurs en utilisant tous les moyens dont nous disposions. »
Pendant que Mishima jouait contre la montre, Masuda a pu se concentrer sur la restauration du système de refroidissement principal qui avait été mis hors service par le tsunami. Pour cela, il fallait avant tout comprendre exactement quelle était la situation. Les répliques sismiques sporadiques se poursuivaient. Chaque nouvelle secousse provoquait des cris dans la salle de contrôle. Masuda, craignant un nouveau tsunami, s’est posé la question d’envoyer une équipe aller vérifier de visu l’état des réacteurs.
Soudain, Masuda s’est mis à dresser la liste des heures et l’intensité des répliques sur un tableau blanc dans un coin de la salle de contrôle.
« Qu’est-ce qu’il fait ? » se sont demandés les techniciens.
Mais au fur et à mesure que la nuit avançait, il est devenu évident que l’intervalle entre deux répliques s’allongeait progressivement.
Mais l’alerte au tsunami n’était toujours pas levée. Il fallait prendre une décision : « Si nous n’envoyons pas une équipe maintenant, il ne sera plus possible de commencer les réparations demain à la première heure. Une erreur de timing maintenant peut conduire à une situation extrêmement dangereuse pour les réacteurs. » À 22 h, Masuda a donc envoyé une équipe de dix personnes pour inspecter l’état des bâtiments des échangeurs de chaleur. C’était maintenant ou jamais.
Inoue Takashi faisait partie de cette équipe. Ce qu’il a vu était inimaginable.
« Les portes avaient été enfoncées par le tsunami, le bâtiment était sous l’eau, des poissons nageaient au milieu des machines. Rien à voir avec ce que l’on avait l’habitude de voir au cours des visites de maintenance. Je n’avais même pas besoin de vérifier les machines pour savoir que c’était un désastre ».
Même situation qu’à la centrale n° 1, mais une demi-journée plus tard
Dès qu’il a été briefé par l’équipe d’inspection, Masuda a immédiatement ordonné la récupération et le rassemblement de tous les équipements disponibles, y compris moteurs, câbles et véhicules électriques de tout le site. Il a également demandé aux filiales de TEPCO et aux entreprises partenaires de lui envoyer du soutien.
Sur les huit échangeurs de chaleur, seul l’échangeur sud du réacteur n°3 avait été miraculeusement épargné par le tsunami et était opérationnel. Il semblait possible de rétablir le refroidissement en un temps relativement court, en dérivant l’alimentation électrique et en basculant les réacteurs 1, 2 et 4 sur cet échangeur.
Néanmoins, Masuda a rejeté la proposition. « Il faut absolument protéger le système de refroidissement du réacteur n°3, qui a survécu jusqu’à maintenant. Ne lui imposez aucune charge supplémentaire. » À la place, il a donné l’ordre de tirer les câbles à partir du bâtiment d’élimination des déchets, situé à 800 mètres de là à vol d’oiseau.
Or, il s’agit de câbles de 5 cm de section. Un mètre de câble pèse 5 kg. 9 km de câbles ont été posés, afin de contourner les obstacles comme les bâtiments et les débris apportés par le tsunami. En temps normal, avec les machines adéquates, 20 personnes peuvent faire ce travail en un mois. Mais dans la situation d’urgence, 200 personnes, y compris le personnel de TEPCO et des sous-traitants ont achevé le travail en 30 heures, jusqu’au 13 mars avant minuit.
Dans le même temps, les informations concernant la situation critique à la centrale n° 1, Fukushima Daiichi, leur parvenaient par vidéo-conférences internes. Inoue se souvient : « Ce n’est pas la peur qu’il nous arrive la même chose qui me faisait bouger, c’était la promesse personnelle que cela ne nous arriverait pas ».
Pendant que la pose des câbles se déroulait dans une frénésie indescriptible, la température des chambres de confinement des réacteurs 1,2 et 4 dépassait les 100°C, et la pression dans l’enceinte de confinement du réacteur approchait de sa limite. Le troisième principe de base de réponse aux incidents, « confiner », se trouvait donc lui aussi menacé. Il se passait la même chose qu’il s’était déjà passé à la centrale n°1, à une demie journée d’intervalle.
Mishima restait confiant : « Nous avions continué à verser de l’eau sur le réacteur, nous étions donc convaincus que le combustible n’était pas endommagé. Et même s’il fallait en arriver à ventiler l’enceinte de confinement pour faire baisser la pression, les risques de libération de matériaux radioactifs restaient faibles. Ouvrir les volets de ventilation était une option valide. » Mais si le désastre de la centrale n°1 était suivi du même désastre à la centrale n°2, la panique aurait gagné non seulement la communauté locale, mais tout le Japon. « Il fallait faire tout ce que nous pouvions pour que cela ne se produise pas. Telle était notre motivation principale. »
On a les moteurs, on a l’équipement lourd, mais...
Afin de retrouver une fonction de refroidissement opérationnelle, les forces d’autodéfense ont acheminé par voie aérienne des moteurs de l’usine Toshiba de la préfecture de Mie (région proche d’Osaka). Les moteurs ont été réceptionnés à l’aéroport de Fukushima puis transportés par camion jusqu’au site. Le problème, c’est qu’une fois les camions sur le site, il était impossible de les décharger.
En temps normal, la livraison et l’installation de ce type d’équipements étaient assurés par une entreprise extérieure. Le personnel de TEPCO ne maîtrisait pas la manipulation des machines lourdes nécessaires au déchargement et au déplacement des équipements. Dans une situation d’urgence absolue comme celle-ci, il y avait de quoi rire.
Finalement, ce sont les derniers employés du sous-traitant restés sur place qui ont permis le déchargement et l’installation des moteurs. Il fallait encore débarrasser les câbles de leur gaine et établir une connexion pour les mettre sous tension. Encore une fois, ce sont les techniciens du sous-traitant qui ont sauvé la situation.
Le 14 mars, peu après 1 heure du matin, le moteur était enfin connecté. Le système de refroidissement du réacteur n°1, celui qui se trouvait dans la situation la plus critique, est reparti. Deux heures plus tard, et il aurait fallu procéder à l’ouverture des volets. Le timing a été réellement serré.
Entre le tremblement de terre et la remise en marche du système de refroidissement, cent heures plus tard, Masuda n’a pas pris une minute de sommeil. « La situation était grave, je le savais. Mais je ne l’ai jamais jugée désespérée ». Compréhension de la situation, Réflexion sur les mesures à prendre, Transmission des instructions. Et on répète.
La clef : réagir avec souplesse
La chance de la centrale n°2, c’est d’avoir conservé une alimentation électrique en état de fonctionnement, contrairement à la centrale n°1. Cela ne veut pas dire que la crise ait été surmontée sans difficulté, bien entendu. L’accident a été évité grâce aux dirigeants qui ont assumé le commandement du site et ont pris des décisions difficiles à plusieurs reprises, ainsi qu’au personnel qui a fait ce qu’il fallait pour « protéger le site » en restant à son poste.
Dix ans se sont écoulés depuis l’accident nucléaire. L’ordre d’évacuation des populations est maintenant levé, sauf dans sept communes de la préfecture de Fukushima, comme la ville de Futaba, qui restent totalement interdites. Mais même dans les zones de nouveau autorisées, le taux de retour ne dépasse pas 30 %. De nombreux habitants, en particulier impliqués dans les secteurs du primaire, agriculture et pêche, sont victimes de préjugés et de rumeurs. TEPCO, par qui l’accident est arrivé, ne sera jamais acquitté de ses responsabilités et nous subirons à jamais les conséquences de ce drame.
Cet article n’a pas pour but de faire passer qui que ce soit pour des héros. Mais assimiler de façon simpliste TEPCO au mal nous ferait passer à côté d’une leçon précieuse.
La catastrophe du 11 mars 2011 nous a fait prendre conscience que l’inattendu peut arriver. Même si nous élevons les digues et rendons les centrales nucléaires plus sûres, rien ne nous garantit qu’un événement encore plus inattendu ne se produira pas.
Comme le dit Masuda : « Les trois principes de la sécurité des centrales nucléaires : Arrêt, Refroidissement, Confinement, ne bougeront pas. La solution n’est pas d’essayer de construire des centrales résistantes à tout événement, c’est de nous entraîner à suivre correctement ces trois étapes et être capables de réagir avec souplesse. »
Suite à cette amère expérience, les employés de TEPCO à la centrale Fukushima Daini sont désormais formés à manier les machines lourdes, excavatrices et grues. Aujourd’hui encore, ils s’entraînent à déblayer les débris.
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(Photo de bannière : un technicien de la centrale n° 2 de Fukushima pose des câbles pour rétablir la fonction de refroidissement perdue lors du tsunami. Avec l’aimable autorisation de TEPCO HD. Image partiellement modifiée)