Travailler aujourd’hui dans la centrale de Fukushima : un quotidien de l’extraordinaire
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Notre demande de reportage sur le site de Fukushima Daiichi a été acceptée par Tepco, la compagnie d’électricité de Tokyo qui exploite la centrale, et nous avons pu y entrer le 13 février dernier. Le jour du reportage, les multiples contrôles à franchir avant de pouvoir le faire, à commencer par celui de notre identité et l'examen détaillé de notre équipement, m'ont fait sentir à nouveau qu'il ne s'agissait pas d'un lieu ordinaire.
Plus de 4 000 personnes travaillent actuellement dans la centrale. Il ne s'agit bien évidemment pas seulement du personnel de Tepco, mais d’équipes rassemblant des employés de sociétés de domaines variés, fabricants de réacteur, génie civil, traitement des eaux, ou encore purification de l'air, qui toutes collaborent avec Tepco. C'est probablement la raison pour laquelle j'ai été frappée par les salutations que ces travailleurs ne manquent pas de se faire chaque fois qu'ils se croisent. Cela m'a fait penser à la manière dont on se salue quand on fait de la randonnée en montagne. Sur le site de la centrale, comme en montagne, le but n'est pas seulement d'échanger des formules de politesse mais plutôt de s'assurer que l'autre va bien. Même si l'on ne connaît pas celui qu'on croise, on le salue, parce que s'il devait y avoir une situation d'urgence chacun se sentirait en confiance avec les autres.
Le repas des travailleurs de Fukushima
Le restaurant du site sert quatre menus, à savoir curry à la japonaise, râmen, plats de style donburi (un grand bol de riz surmonté de viande, ou de légumes et souvent d'un œuf ou deux), plus le plat du jour, qui coûtent tous 390 yens (environ 3,30 euros). La seule différence avec un restaurant d'entreprise de Tokyo est que les menus ici sont tous plus nourrissants : beaucoup de gens qui mangent ici travaillent en extérieur, sur les chantiers, et c'est pour cela qu'on y sert des menus riches en calories et en glucides.
Les gens qui travaillent ici n'ont pas la possibilité de décider de manger dehors, comme on le fait ailleurs, par exemple le jour de la paie. Les responsables de la cuisine m'ont dit que s'il y a toujours du curry à la japonaise au menu , ce n'est jamais le même deux jours de suite. Parfois le plat est à la viande de porc, parfois au poulet, au lieu de l'habituel bœuf. Les légumes diffèrent aussi. Le 13 février, jour de notre reportage, j'y ai vu une affiche pour le « curry Saint Valentin », avec une croquette (korokke) en forme de coeur. La centrale n'est assurément pas un lieu de travail comme les autres. Mais pour ceux qui y travaillent, le temps qu'ils passent ici fait partie du quotidien. Un quotidien tout à fait extraordinaire.
Interdiction stricte de prendre des photos sur son portable
Les employés déjeunent en groupes de quatre ou cinq personnes, probablement des gens qui travaillent ensemble. Certains ne parlent pas, mais d'autres restent à table à boire du thé en bavardant une fois leur repas terminé. On voit des gens qui mangent le téléphone dans la main gauche, sans quitter l'écran des yeux. Autrement dit, le restaurant d'entreprise offre le même spectacle que tous les restaurants d'entreprise aujourd'hui. Mais dès le moment où j'ai déposé ma demande de reportage, on m'a répété que je ne devais pas prendre mon smartphone avec moi, et qu'il devrait rester dans ma voiture garée sur le parking.
Mais les employés ont-ils le droit de garder leur portable avec eux sur leur lieu de travail ? demandais-je au responsable de Tepco qui m'accompagne. Apparemment oui. Il m’explique cependant que les appareils des personnes extérieures sont interdits pour éviter qu'ils s’en servent afin de prendre des photos et risquer ainsi de faire fuiter des informations... Les personnes travaillant sur le site, elles, doivent obtenir une autorisation afin de garder le leur, et n'ont le droit de le faire qu'une fois qu'une pastille a été fixée sur l'objectif de l'appareil.
Avant et après ma visite, je suis passé par un appareil appelé whole body counter, un moniteur de vérification de la radioactivité du corps entier. Il mesure les radio-nucléides présent dans le corps humain. Les personnes travaillant sur le site doivent subir cet examen une fois tous les trois mois, mais les visiteurs le passent deux fois le jour où ils y viennent. Pendant ce reportage, je n'ai pas pénétré de zones à fort rayonnement nécessitant une tenue de protection, et j'ai suivi les instructions de mon accompagnateur et mis un masque dans les endroits où voletait de la poussière de sable. Mais comme je me suis trouvée à proximité des réacteurs 1 à 4 qui ont été accidentés, j'ai subi des radiations. J'étais un peu tendu au moment de l'examen à l'issue de ma visite, mais je me suis détendu en voyant les mesures. Elles indiquaient un niveau inférieur à celui constaté à mon arrivée sur le site.
« J'imagine que vous êtes allé aux toilettes, n'est-ce pas ? Nous ingérons tous des radionucléides, comme le potassium, et nous les éliminons ensuite. On ne peut pas généraliser, tout dépend du régime alimentaire, mais les Japonais qui ont l'habitude de manger des algues ont un niveau plus élevé que les Occidentaux », m'a expliqué mon accompagnateur.
Des mannequins dans une ville fantôme
Il y a une supérette au rez-de-chaussée du bâtiment administratif, ainsi qu'un espace salon avec des tables et des chaises, où l'on peu s'asseoir pour discuter. J'ai aussi appris qu'il y avait un espace fumeurs derrière la grande salle. Je ne fume pas et je n'aime pas ce genre d'espace, car en général on croise près d'eux beaucoup de gens qui sentent la cigarette, mais ce jour-là, j'ai été content de savoir qu'il existe sur le site un endroit où les gens qui travaillent ici peuvent fumer.
Une fois le reportage terminé, je suis repartie en voiture vers mon hôtel. La périphérie du réacteur est classée comme zone d'accès restreint. Probablement en raison du trafic automobile qui y existe, neuf ans après l'accident, le paysage le long de la route montre paraît moins abandonné que je ne l'avais imaginé. Mais l'ambiance y est déplaisante, car on n'y remarque aucun signe d'activité humaine.
Et puis viennent des images chocs, comme par exemple le magasin de vêtements Shimamura. Dans sa vitrine, des mannequins abandonnés, et on y voit des piles de vêtement, des sacs... Tout ce qui était à la mode il y a 9 ans. Rien n’a changé. Comme si le temps s’était arrêté et que le lieu était devenu une ville fantôme... Espérons qu’elle ressuscite vite.
(Voir aussi l’article précédent de notre reportage : Reportage à la centrale nucléaire de Fukushima : neuf ans plus tard, rien n’est résolu)
(Photos de Nippon.com. Photo de titre : le réacteur n°3 de la centrale de Fukushima Daiichi)