Comment la France a-t-elle fait pour perpétuer l’esprit du judo

Culture Sport

Mizoguchi Noriko [Profil]

En France, le judo est un sport populaire pour les enfants, et l’idée qu’il occupe une place importante dans leur éducation morale est très répandue. L’auteure, qui a jadis entraîné l’équipe de France de judo, affirme que ce pays a préservé certains aspects du judo traditionnel qui sont menacés de disparition au Japon, le pays natal de ce sport. Elle nous explique également l’histoire de l’expansion du judo moderne.

En 2017, la Fédération française de judo comptait 604 816 adhérents (d’après des statistiques de l’Institut national de la statistique et des études économiques). Ce chiffre plaçait alors le judo aux premiers rangs des sports de compétition les plus populaires, juste derrière le football, le tennis, le basket-ball et l’équitation. Cet effectif dépasse de loin celui de l’organisation équivalente dans le pays de naissance du judo, la Fédération japonaise de judo, qui compte quelque 150 000 membres.

On compte 5 700 clubs de judo en France, dont 75 % des membres ont entre 10 et 19 ans. C’est pour cette raison que la fédération attache beaucoup d’importance à l’éthique et à la moralité de l’entraînement. Elle s’est dotée d’un code de conduite où sont formulés huit préceptes qui constituent des principes directeurs pour les enseignants comme pour les pratiquants. Chacun de ces préceptes utilise un mot-clé japonais écrit en idéogramme kanji, ce qui illustre bien l’imprégnation de l’influence des idées et de la morale japonaises au sein du judo français.

Le « code moral » de la Fédération française de judo tel qu’il apparaît sur son site Internet. Les huit préceptes sont l’amitié, le courage, la sincérité l’honneur, la modestie, le respect, le contrôle de soi et la politesse.
Le « code moral » de la Fédération française de judo tel qu’il apparaît sur son site Internet. Les huit préceptes sont l’amitié, le courage, la sincérité l’honneur, la modestie, le respect, le contrôle de soi et la politesse.

Plusieurs judokas français sont devenus des célébrités nationales, comme le champion olympique actuel Teddy Riner, qui a gagné la médaille d’or dans la catégorie des plus de 100 kg aux Jeux olympiques de Londres et de Rio.

Comment le judo a–t-il réussi à devenir aussi populaire en France, si loin de son pays d’origine ? Et comment la France est-elle arrivée à compter davantage de judokas que le Japon ? Pour tenter de répondre à ces questions, je vais me pencher rétrospectivement sur l’histoire du judo moderne.

Les hommes qui ont répandu le judo dans le monde

À l'ère Meiji (1868-1912), des arts martiaux comme le jujitsu et l’escrime étaient d’importantes survivances de la culture traditionnelle des samouraï dans un Japon en voie de modernisation rapide. Peut-être l’homme qui a joué le plus grand rôle dans la préservation de ces arts martiaux a-t-il été Kanô Jigorô, le fondateur du judo moderne, qui l’a introduit dans le cursus scolaire sur tout le territoire japonais. Kanô s’est consacré à la préservation du jujitsu et d’autres arts martiaux à une époque où ils étaient en plein déclin, et il s’est efforcé de leur faire une place dans la nouvelle culture, de façon à s’assurer de leur passation à la génération suivante. À cet égard, ses ambitions étaient similaires à celles de gens comme Ernest Fenollosa et Okakura Kakuzô, qui ont cherché à préserver les traditions artistiques du Japon. Kanô a rejoint le département de littérature de l’Université de Tokyo en 1877, la même année qu’Okakura, et il a par la suite occupé de hautes fonctions dans l'éducation, notamment en tant que chef d'établissement au Gakushûin et à l'École normale supérieure de Tokyo.

La tendance à considérer les arts martiaux et le jujitsu comme parties intégrantes de l’héritage du bushidô japonais était très prononcée dans le monde occidental de cette époque. Après avoir fondé l’Institut de judo Kodokan en 1882, Kanô a été nommé au ministère de l’Enseignement en 1889 et chargé d’effectuer une étude du contexte éducationnel dans les écoles et les universités européennes. Il passa un an et demi en Europe et consacra les temps libres que lui laissaient ses responsabilités officielles à effectuer des démonstrations de judo.

Le disciple de Kanô Yamashita Yoshitsugu, qui a vécu aux États-Unis de 1903 à 1907, a initié au judo des habitants de Seattle, Chicago, New York et Washington. C’est à peu près à la même époque que le président Theodore Roosevelt a lui aussi suivi des cours de judo Kodokan. Christopher Benfey, un lettré américain, professeur à l’Université du Mont Holyoke, a raconté par écrit dans son ouvrage The Great Wave : Gilded Age Misfits Japanese Eccentrics and the Opening of Old Japan (La grande vague : les marginaux excentriques de l’âge d’or au Japon et l’ouverture du vieux Japon) la façon dont Roosevelt a été initié au jujitsu par William Sturgie Bigelow, l’éminent collectionneur d’art japonais, et a éprouvé un tel enthousiasme qu’il a fait installer un dojo dans la Maison Blanche. 

La diffusion du jujitsu à l'étranger montrait que cet aspect du bushidô avait désormais pris racines dans divers pays, dont la France. À l'époque, la majorité des étrangers ne faisaient guère de différences entre le jujitsu et le judo, dans lesquels ils voyaient deux exemples d’arts martiaux japonais issus de la tradition du bushidô. En témoigne le nom officiel de la Fédération française de judo : Fédération française de judo, jujitsu, kendo et disciplines associées. La parité de traitement accordée jusqu'à nos jours au jujitsu dans le nom officiel de la fédération est un reflet de l’histoire de ce sport en France ainsi que de la place importante qu’il occupe aux racines du judo moderne.

Dans la continuité de ces pionniers, la popularisation du jujitsu et du judo en Occident est principalement l'œuvre d’un petit nombre de Japonais des classes privilégiées. En France, figuraient parmi eux des gens comme Sugimura Yôtarô, qui a été ambassadeur du Japon en Italie, en France et auprès du Comité international olympique, le journaliste et essayiste Ishiguro Keishichi et le peintre Fujita Tsuguharu.

Outre cela, des judokas ont traversé les mers pour venir en Europe. En Grande-Bretagne, Tani Yukio, de l'école Fusen-ryû, et Koizumi Gunji, de l'école Tenjin Shinyô-ryû, ont été d'éminents professeurs. Koizumi a eu une influence particulièrement déterminante à travers la fondation du Budokai à Londres, qui est désormais le plus ancien de tous les clubs européens d’arts martiaux. En France, Kawaishi Mikinosuke, du Kodokan, qui a créé son style proprement français d’instruction, a la réputation d'être le père du judo français. Noguchi Kiyoshi a lui aussi contribué à la popularisation en Europe des arts martiaux et de diverses formes apparentées de thérapie du corps, si bien que le judo et les disciplines similaires étaient solidement implantés en Europe dès les premières décennies du vingtième siècle. Ces premiers instructeurs, avec le dévouement dont ils ont fait preuve pendant plus d’un siècle pour la cause de la popularisation des arts martiaux, ont contribué à faire émerger le jujitsu et le judo de leurs origines obscures pour devenir emblématiques de l'épanouissement et du succès d’une culture étrangère transplantée en terre européenne.

Suite > L’association du grand Japon pour les valeurs martiales

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Mizoguchi NorikoArticles de l'auteur

Professeure au Collège féminin d’éducation physique du Japon, où elle enseigne la sociologie du sport. Médaille d’argent 1992 du judo féminin, catégorie 52 kg, aux Jeux olympiques de Barcelone. Née en 1971 dans la préfecture de Shizuoka. De 2002 à 2004, elle a été la première femme japonaise à entraîner l’équipe olympique française de judo. En 2015, elle a passé un doctorat à l’Université de Tokyo. Auparavant, elle avait enseigné à l’Université des arts et de la culture de Shizuoka. Au nombre de ses publications figurent Nihon no jûdô, France no jûdô (Le judo japonais, le judo français) et Sei to Yawara : Joshi jûdôshi kara tou (Genre et Jujitsu-Judo : perspectives à partir de l’histoire du judo féminin).

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