Comment l’Archipel peut-il aller de l’avant ? Entretien avec Pereric Högberg, ambassadeur de Suède au Japon

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Dans cet entretien avec Pereric Högberg, l’ambassadeur de Suède au Japon, nous évoquons l’adhésion récente de la Suède à l’OTAN dans le contexte de la guerre déclenchée par la Russie contre l’Ukraine, son point de vue sur les problèmes démographiques auxquels le Japon se trouve confronté, et les recommandations qu’il adresse aux jeunes Japonais pour jouir du bonheur. L’interview est menée Akasaka Kiyotaka, président de la Nippon Communications Foundation.

Pereric Högberg Pereric HÖGBERG

Ambassadeur de Suède au Japon depuis 2019. Il a obtenu un diplôme de sciences politiques de l’Université d’Uppsala avant de rejoindre l’Agence de développement et de coopération internationale puis le ministère des Affaires étrangères. Il a une vaste expérience de l’Afrique, due notamment aux postes qu’il a occupés en Namibie, en Afrique du Sud et à la tête du département Afrique du ministère. Il a été ambassadeur au Vietnam, et également directeur du département international du Conseil suédois des arts.

La Suède en tant que membre le plus récent de l’OTAN

— Permettez-moi de commencer par une question sur la Russie. La Suède a rejoint l’OTAN, et vous avez célébré cet événement le 18 mars à Stockholm. Mais jusqu’à quel point les Suédois se préoccupent-ils de la menace militaire que la Russie fait peser sur eux ?

PERERIC HÖGBERG  Cette menace est très réelle. Et il est intéressant que nous ayons cet entretien aujourd’hui, le 4 avril, car c’est exactement ce jour-là que l’OTAN a vu le jour, il y a soixante-quinze ans.

C’est une quetion de géographie — un peu comme la relation du Japon avec ses grands voisins. Géographiquement parlant, la Suède est très proche de la Russie, Mais je ne m’attendais pas à ce que nous assistions en Europe à une guerre comme celle qui sévit depuis deux ans. Depuis l’effondrement de l’Union soviétique, nous avons nourri l’espoir d’une évolution pacifique de la situation dans la région européenne et dans le reste du monde.

Mais c’était peut-être naïf. Si l’on remonte dans le temps, on observe de forts signaux émis par le régime de Vladimir Poutine — en Géorgie en 2008, l’annexion de la Crimée en 2014 — et cependant, malgré nos inquiétudes, nous avons toujours pensé que, via le dialogue avec la Russie, nous serions en mesure l’aller de l’avant de façon pacifique.

Pourtant, à la fin de l’année 2021, quelques mois avant d’envahir l’Ukraine, la Russie envoyait des ultimatums nous enjoignant de ne pas rejoindre l’OTAN, sous prétexte que cela pertuberait l’équilibre sécuritaire. Commis par une grande puissance à l’égard d’un plus petit pays, c’est un geste extrêmement provocant. Puis, quand l’invasion a vraiment eu lieu, la ligne rouge a été franchie. Pour la Suède et la Finlande, l’intégralité de notre réalité avait changé.

Il est important de ne pas oublier l’histoire. Depuis la guerre qui nous a opposés à la Norvège en 1814, la Suède a eu la chance de n’être impliquée dans aucun conflit armé pendant quelque 200 ans. Notre décision d’adopter une attitude neutre dans les affaires mondiales nous a été très profitable, même si, bien entendu, nous avons éprouvé une certaine culpabilité à l’idée que notre neutralité nous a incité à faire des concessions pendant la Seconde Guerre mondiale, par exemple en laissant les Allemands traverser notre pays.

Mais notre neutralité a pris fin lorsque nous avons rejoint l’UE en 1995 et elle s’est transformée en non-alignement militaire. Puis, à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la question de l’adhésion à l’OTAN est devenue un sujet d’actualité. Nous touchons là au cœur du problème — les Suédois ont eu l’impression que leur situation sécuritaire avait radicalement changé, et il nous incombait de prendre une décision.

Quand le drapeau suédois a été érigé au quartier général de l’OTAN il y a quelques semaines, il est important de remarquer que le premier ministre et commandant suprême des armées n’a pas été le seul à participer à l’événement —la princesse Victoria et des dirigeants des partis politiques du pays étaient aussi présents, et le message envoyé au peuple suédois, à nos partenaires, à la Russie et à d’autres pays du monde était que l’enjeu ne se limitait pas à la politique. La nation suédoise a choisi de rejoindre l’OTAN pour deux raisons — tout d’abord pour sa propre défense, et ensuite en vue de contribuer au renforcement de la stabilité en Europe via son apport en termes de défense et de sécurité.

(Photo : Nippon.com)
(Photo : Nippon.com)

S’adapter à un paysage sécuritaire en mutation

— Vos dépenses de défense ont déjà atteint le seuil de 2 % du PIB, n’est-ce pas ?

P.H.  C’est notre objectif, et nous y parviendrons cette année ou l’année prochaine. Après la chute de l’Union soviétique et du mur de Berlin, nous avons revu notre armée à la baisse en pensant que nous n’en avions plus autant besoin. Maintenant, nous donnons un vif coup d’accélérateur à nos dépenses de défense.

Les trente-deux membres de l’OTAN veulent tous que la transparence et la prévisibilité à long terme règnent en ce qui concerne le soutien à l’Ukraine. Nous devons être très clairs et trouver des moyens de montrer à la Russie qu’elle ne peut en aucun cas remporter une guerre contre un autre pays européen.

— Vous avez réintroduit la conscription il y a deux ou trois ans. Comment les jeunes ont-ils réagi ?

P.H.  En vérité, ils l’ont bien accepté. Le nombre de jeunes gens cherchant à joindre les rangs des forces armées est en augmentation. Il est intéressant de noter que le nombre de ceux qui s’engagent dans les forces volontaires de défense civile connaît lui aussi une hausse spectaculaire. Et parmi ces gens-là figurent aussi des femmes désireuses de se porter volontaires et d’apporter leur soutien à l’appareil défensif du pays.

La conscription est obligatoire, mais nous ne prenons pas tout le monde, nous n’avons pas besoin de tant de gens. Chacun est tenu de se présenter et de remplir les formulaires, mais tout le monde n’est pas obligé de rejoindre les rangs. Nous avons davantage de gens qui souhaitent le faire que de gens qui le peuvent.

— C’est remarquable ! La Nippon Foundation effectue un sondage d’opinion auprès des jeunes, et les résultats du dernier sondage montrent que seuls 13 % des jeunes Japonais sont disposés à combattre dans une guerre menée pour défendre leur pays.

P.H.  Peut-être est-ce parce que l’idée d’une invasion reste éloignée des esprits des Japonais. L’invasion à grande échelle par la Russie d’un pays démocratique situé à juste une heure de vol de chez nous nous a secoués — ce n’est plus une hypothèse et nous devons nous préparer sérieusement. Est-ce que je crains pour autant une invasion russe en Finlande ou en Suède ? Non, pas à court terme. Mais si le reste du monde accepte purement et simplement que la Russie s’empare d’une partie de l’Ukraine, alors je m’inquiète pour la suite des événements.

Le point de vue suédois sur les défis démographiques

— Ces dernières années, vous avez accepté de nombreux réfugiés, notamment en provenance de la Syrie et d’ailleurs au Moyen-Orient. Jusqu’à quel point l’évolution du conflit à Gaza intéresse-t-elle la Suède ?

P.H.  L’intérêt est grand — non seulement parce que nous avons de nombreux citoyens suédois originaires de cette partie du monde, mais aussi du fait que cette question occupe une place cruciale dans l’ordre mondial. L’attention, comme il se doit, est aujourd’hui focalisée sur l’Ukraine, mais dans une perspective multilatérale, tous les autres conflits sont eux aussi importants. La Suède a toujours été engagée lorsqu’il s’agit de conflits, d’inéquité, de carence de la démocratie ou des droits de l’homme — peut-être en raison de la chance que nous avons de vivre en paix depuis si longtemps. Et il en va de même aujourd’hui.

Bien sûr, nous ne devons pas oublier les crimes horribles commis par le Hamas en octobre 2023. Israël a parfaitement le droit de se défendre. Mais la réponse doit rester dans le cadre des règles de la guerre, et prendre en considération les valeurs humanitaires. Le pire qui puisse arriver serait que ce conflit se propage, et nous devons donc veiller à éviter ce risque. Le dialogue et les pourparlers ont un rôle capital.

Je n’ai aucune idée de quand nous verrons la fin de ces conflits. Mon domaine de formation est celui des sciences politiques et, en dehors de mes fonctions d’ambassadeur, je me suis toujours intéressé à ce genre de questions — en essayant de tirer les leçons de l’histoire et de prédire l’avenir, ou pour le moins d’éviter les catastrophes qui se profilent. J’en suis malheureusement venu à la conclusion que les hommes n’ont jamais été doués pour prédire l’avenir ou tirer les leçons de l’histoire. L’éducation est importante — être honnête avec les faits, même quand ils ne sont pas plaisants.

Regardez le Japon à cet égard : en l’absence de tout traité de paix, il vous reste toujours à mettre officiellement fin à la guerre avec la Russie, et le conflit coréen est depuis longtemps dans l’impasse. La communauté internationale doit veiller très soigneusement à ne pas créer d’impasses et à ne pas reporter les problèmes sur les générations à venir.

— Pour changer de sujet et passer aux questions de population, la baisse du nombre d’enfants au Japon est l’un des problèmes les plus inquiétants auxquels nous nous trouvons confrontés. Les gens se débattent pour appréhender les causes de ce déclin si spectaculaire de la population. Mais la Suède a obtenu quelques succès en termes de maintien d’un niveau de fécondité plus élevé.

P.H.  Je pense que le problème numéro un est le manque de nouveaux bébés. En Europe, aussi, il y a des taux de fécondité très bas. Mais il s’agit peut-être d’un phénomène économique naturel. Jadis, les familles étaient trop grandes, mais leur taille se réduit à mesure du développement de l’économie. La question qui se pose est de savoir quoi faire quand cette réduction de taille menace la société elle-même, comme cela semble être le cas au Japon.

En Suède, nous avons fait trois choses. En premier, nous avons pris des dispositions pour que les femmes ayant de jeunes familles puissent à la fois avoir des enfants et une carrière. Cela a débuté il y a longtemps. Quand des dirigeants suédois ont commencé à penser en termes d’égalité des genres, ce n’était pas uniquement sous l’angle des droits de l’homme. Les effectifs de notre main-d'œuvre étaient insuffisants, et il fallait s’assurer que les femmes puissent travailler. C’est aujourd’hui le cas de preque toutes. La loi impose aux municipalités suédoises de procurer une assistance à l’enfance aux familles qui le souhaitent.

Ensuite, nous avons supprimé l’imposition commune. En Suède, toute personne qui gagne de l’argent est imposée individuellement, et non pas sur la base du foyer. Et enfin, il existe un dispositif très fort de soutien parental. De l’argent est versé pour chaque enfant au sein d’une famille, quelles que soient les autres allocations d’assistance à l’enfance auxquelles elle peut prétendre.

Tout cela a commencé dans les années 1970, et c’est ainsi que s’est mis en place un fort dispositif permettant aux gens d’avoir à la fois une carrière et des enfants. Mais — et c’est la Suède en raccourci, et une différence par rapport au Japon — nous avons aussi importé une grande quantité de main-d’œuvre. Aujourd’hui, la Suède a environ 10 millions d’habitants, mais 25 % d’entre eux sont nés dans un autre pays ou ont des parents nés à l’étranger. Il s’agit de Suédois, dotés de la citoyenneté et du droit de vote. Cette immigration a commencé avec des gens originaires de Finlande, de Turquie et du Chili, mais petit à petit notre recherche de travailleurs qualifés a laissé place à des programmes de nature plus humanitaire, au titre desquels nous avons accueilli des réfugiés en provenance de la corne de l’Afrique, de l’Iraq, de la Syrie et de l’Afghanistan.

Cela a généré des problèmes d’intégartion, qui sont au cœur des discussions politiques à ce sujet. Le nombre des demandeurs d’asile a diminué, mais une fois que ces gens sont là, on ne peut pas les jeter dehors. C’est ainsi que nous avons résolu le problème du déclin démographique.

(Photo : Nippon.com)
(Photo : Nippon.com)

La question du bonheur

— La France m’apparaît comme un autre pays qui a réussi à surmonter le défi démographique. Mais là-bas comme en Suède, il y a, si je ne me trompe, beaucoup de naissances en dehors du mariage, dans des foyers monoparentaux. Il me semble qu’il s’agit d’un changement relativement récent. Au Japon, seuls 2 ou 3 % des enfants sont nés en dehors du mariage.

P.H.  Il me semble que cela prend sa source dans une vision libérale des droits individuels. Cela est lié avec ce que je viens de mentionner, le soutien accordé aux gens pour les aider à s’intégrer dans la main-d'œuvre, sans oublier, bien sûr, la libération des femmes.

C’est un autre énorme changement. Dans la génération de mes grands-parents, le mariage était une institution incontournable. Aujourd’hui, nos dispositifs de soutien — pour les enfants, pour les personnes sans emploi et autres formes d’assistance — sont indépendants du mariage. Bien des Suédois vivent ensemble sans être mariés, et il existe des reconnaissances formelles de la cohabitation qui s’obtiennent rapidement. Et nombre de mariages, peut-être 50 %, se terminent par un divorce. On voit donc que cette institution a connu des changements spectaculaires.

La garde conjointe est quelque chose dont je suis content qu’on parle au Japon. Je n’ai pas grand-chose à y redire, mais c’est un sujet qu’on ne peut ignorer. Si les parents choisissent de suivre des chemins séparés, c’est leur problème ; mais on ne devrait pas priver un enfant d’avoir accès à ses deux parents. À cet égard, la Suède affirme haut et fort que l’enfant est en droit d’avoir accès à la fois à sa mère et à son père (ou à sa mère et sa mère, son père et son père, comme cela peut être le cas de nos jours).

— La Suède figure toujours dans le top 10 des pays les plus heureux du monde. Quels sont vos secrets en ce domaine ?

P.H.  J’ai des problèmes avec cela — comment mesurer scientifiquement le bonheur ? Je ne sais pas s’il est pertinent de dire que nous figurons toujours tout en haut de la liste en termes de bonheur. Mais je crois vraiment que, si vous avez comme moi la chance d’être né en Suède, vous grandissez en bénéficiant du dispositif de protection d’un État providence. Cela génère de la stabilité et élimine bien des inquiétudes éprouvées par les êtres humains de nombreux pays quant à leur avenir.

En tant que jeune Suédois, vous allez à l’école et revevez une éducation. Vous rencontrez des enseignants et d’autres adultes qui vous encouragent à sortir des sentiers battus. Vous faîtes travailler votre esprit et êtes encouragé à prendre des risques, et si vous échouez, ce n’est pas grave. Allez-y ! cela génère du bonheur, je crois. Je m’efforce aussi d’élever mes enfants dans ce sens. Je me rends compte que je me trouve dans une situation privilégiée, mais je les encourage à essayer de faire ce qui les tente. C’est un concept inhérent à la société suédoise : vous pouvez tenter votre chance, et vous serez protégé en cas d’échec. C’est une source de bien-être et de courage.

— Il y a maintenant cinq ans que vous êtes ici, et vous rentrerez en Suède à la fin de cette mission. Quels messages laisseriez-vous aux jeunes Japonais ?

P.H.  À vrai dire, mon travail ne consiste pas à avoir des opinions tranchées sur la société japonaise, mais à trouver des occasions de renforcer les liens entre nos deux pays. Mon premier message est donc qu’il existe des opportunités d’avantages mutuels entre le Japon et la Suède, le Japon et les pays nordiques. Nos liens sont d’ores et déjà forts, ce qui explique pourquoi on n’en parle jamais aux informations, contrairement, disons, aux relations nippo-chinoises. Si vous regardez les échanges commerciaux, les liens économiques et bien d’autres domaines, il y a tant de choses qui mettent nos pays « au même diapason ».

En second lieu, j’encouragerais les gens à penser par eux-mêmes. Ne croyez pas tout ce que vous entendez de vos professeurs. Nous devons avoir ce fondement pour nous-mêmes — penser, vérifier les faits. J’espère que les jeunes Japonais vont renforcer leur courage, dans la perspective d’accéder au bonheur. Lorsque vous demandez des réponses et exprimez vos opinions, soyez sans peur.

Pour conclure, j’ajouterais que la Suède, de même que d’autres pays d’Europe, doit observer ce que le Japon a accompli. Il y a là tant de choses admirables : le Japon est le premier pays où les Suédois souhaitent se rendre après la pandémie. Votre pays devrait prendre garde à ne pas faire table rase de tout ce qui constitue son identité. La sécurité, la politesse, le traitement respectueux des personnes. Des vertus que nous avons plus ou moins perdues dans la majeure partie du monde.

— Diversité est désormais un mot-clef pour nous. Nous commençons à comprendre l’attrait de la différence, et nous avons beaucoup à apprendre des pays nordiques en termes de respect de la différence entre les idées, entre les gens.

P.H.  C’est en cela que consiste la démocratie. L’image de la Suède au Japon est souvent trop rose, mais ce que j’admire vraiment dans mon pays, c’est qu’il n’y a pas de sujets tabous. Nous mettons tout sur la table et résolvons nos problèmes grâce à de nouvelles idées, avec un œil sur le progrès et la réussite à long terme. Tel est le chemin en avant.

(Voir également notre article : La Baltique devient une « mer de l’OTAN » : l’adhésion de la Suède est-elle un coup dur pour la Russie ?)

(D’après notre entretien effectué en anglais dans les bureaux de Nippon.com, à Tokyo, le 4 avril 2024. Photo de titre : Nippon.com)

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