La justice pénale japonaise, un système de « prise en otage » ?

Société

Avec un taux de 99,9 % de condamnation des personnes poursuivies et l’affaire Carlos Ghosn qui a défrayé la chronique, une question est remise sur la table : le système japonais est-il un système de « prise en otage » ? C’est pourtant ainsi qu’il est considéré, en ne reconnaissant pas la remise en liberté sous contrôle judiciaire des personnes niant les faits pour lesquels elles sont mises en cause. Muraki Atsuko, l’ancienne vice-ministre administratif du ministère de la Santé, du Travail et des Affaires sociales, nous éclaire à la lumière de son expérience. En effet, il y a dix ans, elle avait passé près de six mois en détention provisoire avant d’être innocentée lors de son procès.

Muraki Atsuko MURAKI Atsuko

Ancienne vice-ministre administratif du ministère de la Santé, du Travail et des Affaires sociales. Née à Kôchi en 1955, elle entre en 1978 au ministère du Travail (aujourd’hui, ministère de la Santé, du Travail et des Affaires sociales), où elle s’occupe notamment des mesures pour les femmes et les personnes en situation de handicap. Arrêtée en 2009 pour des soupçons de fraude, elle est innocentée lors de son procès en 2010. Elle retrouve ensuite ses fonctions et occupe le poste de vice-ministre administratif en 2013, et le quitte deux ans plus tard. Depuis, elle milite pour aider les jeunes femmes en difficultés et les personnes handicapées en situation de récidive. Elle est aussi administratrice externe de la firme Itochu Corporation, et professeur invité à l’Université Tsudajuku.

La longue détention de Carlos Ghosn, ancien président de Nissan, a suscité de nombreux doutes à l’étranger sur le système judiciaire japonais. Peut-on l’assimiler à une « prise d’otage » ? Il n’accorde en effet que difficilement la remise en liberté sous contrôle judiciaire tant que la personne nie les faits pour lesquels elle est mise en cause. Cette dernière est également soumise à de nombreux interrogatoires sans avoir droit à la présence d’un avocat.

Ce n’est pas la première fois que la justice japonaise est critiquée au sein même de son pays et à l’étranger, et le taux extrêmement élevé de 99,9 % de condamnation des personnes poursuivies invite à s’interroger.

Depuis la réforme du système pénal japonais de juin 2018, une partie des interrogatoires doit être « visible », c’est-à-dire qu’ils doivent être l’objet d’enregistrement sonores et visuels. « Le scandale de fraude postale » de 2009, dans lequel avait été impliquée Muraki Atsuko, haut fonctionnaire du ministère de la Santé, du Travail et des Affaires sociales, a été un des éléments qui ont conduit à cette réforme.

Trois problèmes qui rendent la justice japonaise opaque

En juin 2009, Muraki Atsuko, à l’époque directrice générale du Bureau de la famille de l’enfant et de l’égalité de son ministère, s’est retrouvée soudainement en état d’arrestation par le bureau d’enquêtes spéciales du Parquet d’Osaka. Elle était mise en cause dans une affaire datant d’il y a cinq ans, alors qu’elle était responsable de la planification de la protection sociale des personnes handicapées. Muraki Atsuko est soupçonnée d’avoir donné l’ordre à l’un de ses subordonnés d’émettre un faux certificat permettant à une association, « Rin no kai » qui prétendait être un groupement de personnes en situation de handicap, de bénéficier du tarif postal spécial destiné aux handicapés. L’association avait détourné ce permis pour assurer le publipostage de  produits d’électronique grand public, et gagner ainsi frauduleusement de l’argent.

Bien que Mme Muraki n’ait jamais cessé de nier ces allégations lors des interrogatoires, elle a été contrainte de passer 164 jours au centre de détention d’Osaka, jusqu’à ce que sa quatrième demande de libération provisoire ait enfin été acceptée. Le procès a exposé le caractère grossier de l’enquête du ministère public qui a reconnu avoir détruit toutes les notes prises lors des interrogatoires. Pendant son audition en tant que témoin lors du procès, le subordonné de Mme Muraki a admis avoir menti et émis ce certificat de sa propre initiative. La plupart des autres témoins sont aussi revenus sur le contenu de leurs dépositions. Le procès a également révélé que le procureur en charge de l’enquête avait falsifié des preuves. Tout cet énorme scandale a ébranlé le pays. Muraki Atsuko, elle, a pu regagner son innocence.

Muraki Atsuko lors d’une conférence de presse après avoir été innocentée dans le procès de fraude postale (10/9/2010, au club des journalistes judiciaires d’Osaka .Jiji)
Muraki Atsuko lors d’une conférence de presse après avoir été innocentée dans le procès de fraude postale. Le 10 septembre 2010, au club des journalistes judiciaires d’Osaka (Jiji Press)

Lorsque Mme Muraki a dû prouver son innocence après son arrestation, elle a pris conscience de trois grands problèmes qui ont empêché la mise en place d’un procès équitable.

En premier point, les interrogatoires ont lieu à huis clos. Le procureur peut donc modeler à sa guise et en toute discrétion les déclarations de la personne mise en cause... Ces procès-verbaux deviennent les éléments de preuves les plus importants.

En deuxième point, il est à noter que la détention se prolonge si la personne mise en cause nie les faits qui lui sont reprochés. Parmi les raisons avancées pour justifier une détention prolongée, le risque de fuite ou la dissimulation d’informations compromettantes. Cependant, les motifs pour priver l’accusé de sa liberté ne sont pas soumis à un examen rigoureux. Si la personne nie les faits de son accusation, la détention se prolonge de manière quasi-automatique, et cela devient une arme pour le parquet. C’est pour cette raison qu’on parle de système de « prise en otage ». Redoutant d’être longtemps incarcérée, la personne mise en cause est tentée de faire des déclarations allant dans le sens du procureur…

Enfin, en dernier point, il est question de la divulgation des preuves. Les perquisitions au domicile ne peuvent être menées que par la police et le parquet, et c’est ce dernier qui détient toutes les preuves importantes. Ainsi, les avocats de la défense  n’ont pas le choix que de leur demander à l’aveuglette de leur fournir tel ou tel élément de preuve saisie.

Une déclaration impardonnable du procureur

Le procureur en charge de cette affaire de fraude postale était persuadé que derrière cette fraude postale, Mme Muraki tentait de faire adopter par le Parlement le projet de loi de soutien à l’autonomie des personnes en situation de handicap, sur lequel elle travaillait en 2004. Selon ce scénario, elle aurait ordonné la délivrance de ce permis pour faire plaisir à un parlementaire qui lui aurait demandé de soutenir la demande émanant de l’association « Rin no kai ».

Lors d’un interrogatoire, lorsqu’elle s’était entendue dire par le procureur que le délit dont elle était accusée n’était pas grave, puisqu’il ne conduisait qu’à une peine de prison avec sursis, son sang n’a fait qu’un tour.  « Qu’est-ce qu’un crime grave ? » avait-t-elle alors demandé. « Un homicide, ou des coups et blessures », lui avait-on répondu. La réaction de Muraki Atsuko ne s’était pas fait attendre : « J’aurais préféré être accusée d’avoir poignardé un homme dont je suis éprise plutôt que de reconnaître un délit aussi honteux que la fabrication d’un permis destiné à permettre à une fausse association de personnes en situation de handicap de détourner de l’argent ! »

Dissimulation et falsification de preuves par le parquet

Pendant son incarcération, l’un de ses avocats lui a dit ceci :  « C’est vous qui avez le plus de temps disponible. Nous vous demandons de lire tout le dossier et si vous remarquez des incohérences, d’en faire la liste et de nous la transmettre. Nous déciderons ensuite si nous pouvons nous en servir pendant le procès. » Muraki s’est alors mise à lire la somme considérable des copies des pièces transmises par le parquet aux avocats.

Un document a attiré son attention. Il mentionnait les propriétés d’une disquette utilisée au moment de la fabrication de l’autorisation, mais la date était incohérente avec la chronologie établie par le procureur. En réalité, celui-ci avait dissimulé l’existence de cette disquette, mais il l’avait par erreur mentionnée dans son rapport. Cette découverte a permis de détruire la chronologie. Par la suite, il a été établi que les propriétés de la disquette avaient été modifiées pour correspondre à la chronologie établie par le parquet.

Cette affaire a fini par entraîner la démission du chef du bureau des procureurs publics. Mais si le Parquet général a rendu public les résultats de l’enquête qu’il a mené, le contenu est loin d’être satisfaisant. Pourquoi les procureurs ont-ils continué à rédiger des dépositions incohérentes alors que l’innocence de Muraki Atsuko était évidente ? Nous n’en saurons rien. Afin de déceler la vérité, Mme Muraki a mené une action en justice contre l’État pour obtenir compensation de son préjudice. L’État n’a pas contesté sa demande, et le procès s’est terminé très vite. Par ailleurs, en 2011, le Conseil législatif, un organisme consultatif auprès du ministre de la justice, a travaillé sur la réforme du système judiciaire pénal, travail auquel Mme Muraki a contribué en tant que membre de ce Conseil. La majorité des autres membres étaient des spécialistes du droit pénal.

Une réforme de la justice pénale incomplète

La réforme approuvée par le Conseil législatif comporte cependant plusieurs améliorations, les principales étant l’enregistrement sonore ou audiovisuel des interrogatoires, qui avait finalement été adopté, et l’obligation pour le parquet de divulguer aux avocats l’inventaire des preuves. Mais des failles persistent. Les interrogatoires ne sont pas enregistrés dans leur intégralité, et les avocats ne peuvent toujours pas assister leurs clients lorsqu’ils ont lieu. Pour Mme Muraki, cela revient à demander à une personne qui n’a jamais fait de boxe de participer à un combat avec un boxeur professionnel, sans arbitre ni juge. Elle estime que l’accusé devrait pouvoir consulter a minima son avocat avant de signer le procès-verbal.

Quant à la divulgation de preuves désavantageuses pour les procureurs, cela reste encore difficile. Aucune évolution n’est également constatée quant à la détention, ce qui fait que le système de « prise en otage » persiste… Il suffit toujours de faire croire qu’il existe un risque de dissimulation de preuves, ou de fuite de l’accusé, pour que le juge accepte le maintien en détention. Mme Muraki estime qu’il faut établir des règles transparentes pour la détention, et un système qui la gère de manière appropriée.

L’année 2018 a connu plusieurs scandales impliquant la dissimulation ou la falsification de documents officiels par des fonctionnaires. La dissimulation organisée, afin de faire comme si rien ne s’était passé lorsqu’une administration ou une organisation a fait une erreur ou a connu un échec, est une mauvaise habitude des organisations japonaises. Elles en arrivent à commettre les actes qu’elles condamnent, pris au piège de leurs propres règles, à savoir que les principes doivent être respectés et que tout échec ou erreur sont impardonnables. Le parquet n’y échappe pas : il conduit des interrogatoires indus, et ne corrige pas ses erreurs même après s’en être rendu compte. Pour Mme Muraki, créer une organisation où la dissimulation est impossible devrait soulager mentalement les responsables.

Muraki Atsuko évoque sa détention qui a duré 164 jours avec une touche de légèreté. « C’était la première fois de ma vie que j’avais autant de temps libre. Je n’avais ni à travailler, ni à m’occuper de mon ménage. J’avais droit à trois repas par jour, et on faisait ma lessive. Nettoyer ma minuscule cellule ne me prenait pas beaucoup de temps. J’ai pu lire 150 livres. » Mais sa vie en détention n’était bien évidemment pas aussi facile qu’elle le dit. Les contraintes des prisonniers sont multiples, comme celles de ne pouvoir s’allonger qu’aux heures prévues,  et ou de ne pas avoir le droit d’essuyer sa transpiration lorsqu’il faisait très chaud, etc.

Muraki Atsuko avait remarqué qu’il y avait parmi les détenues beaucoup de femmes très jeunes, qui étaient là pour des affaires de drogue ou de prostitution. Après avoir terminé sa carrière au ministère de la Santé, du Travail et des Affaires sociales en tant que vice-ministre administrative, elle s’occupe à présent de soutenir les jeunes femmes en difficultés en raison de leur pauvreté, ou parce qu’elles ont été victimes de mauvais traitements ou de violences sexuelles. « Maintenant que j’ai quitté la fonction publique, et que je me suis éloignée de l’élaboration de mesures, je suis libre de mener les activités qui m’intéressent », dit-elle.

(Reportage et texte : Itakura Kimie de Nippon.com. Photos : Miwa Noriaki)

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