Chronique d’une catastrophe annoncée
L’incident qui s’est déroulé à Yashio, dans la préfecture de Saitama le 28 janvier 2025, semblait tout droit sorti d’un film catastrophe : un trou béant s’est brusquement ouvert au coeur d’un carrefour très fréquenté, engloutissant tout sur son passage : trottoirs, poteaux électriques et même un camion de livraison et son chauffeur. Suite à l’incident, les autorités municipales et préfectorales sont allées en urgence évaluer les dégâts et proposer un plan d’action. Pendant ce temps, les caméramans suivaient les premiers secours tentant en vain de sauver le conducteur du camion pris au piège. Les conditions sur le site s’étant détériorées dans les jours suivants le drame, le gouffre a fini par atteindre 40 mètres de diamètre et le simple sauvetage s’est transformé en opération de « récupération ».

Le trou béant du carrefour de Yashio, à Saitama. Photo prise le 4 février 2025. (© Jiji)
L’effondrement est dû à la rupture massive d’une canalisation d’égout passant sous une départementale. La canalisation en béton armé faisait 4,74 mètres de diamètre. Installée en 1983, elle s’était corrodé au niveau d’un coude qui, rongé par l’acide sulfurique, a fini par s’effondrer.
Les égouts constituent un environnement idéal à la formation de composés caustiques : au contact de l’oxygène les sous produits issus la décomposition anaérobie des matières organiques génèrent du sulfure d’hydrogène. Or ce sulfure qui tend à se concentrer dans les coudes ou les zones où l’écoulement des fluides est perturbé, corrode le béton et le métal des canalisations.

À Yashio, l’ampleur des dégâts s’explique par le mauvais état du sous-sol au niveau du carrefour. Les résultats de l’enquête montrent en effet que le sous-sol qui était composé d’un mélange meuble de limon et d’argile s’est facilement écoulé dans la canalisation endommagée, créant une cavité de plus en plus grande sous la chaussée. Les experts ayant étudié le site ont souligné que l’utilisation d’un remblai plus dense au moment de la pose de la canalisation aurait pu réduire, voire empêcher, l’effondrement.

Ouvriers de la voirie au travail sur le site de l’effondrement. Photo prise le 28 janvier 2025, alors que le trou ne faisait que 10 mètres de diamètre. Le gouffre s’est ensuite rapidement agrandi pour atteindre les 40 mètres. (© Jiji)
Cet effondrement a eu un impact considérable. Sur la zone de l’incident, la circulation et l’activité économique de la région ont bien entendu été immédiatement affectées, mais la perturbation des services d’égouts a aussi impacté l’ensemble des 1,2 million d’habitants de la préfecture puisque les autorités ont appelé les habitants des communes environnantes à réduire leur consommation d’eau (sanitaire, bains et lessives compris). Plus encore, les eaux usées ont dû être collectées afin de réduire le débit dans la canalisation endommagée et l’effluent une fois chloré a été rejeté dans une rivière voisine, un rejet potentiellement nocif pour l’environnement.
L’ampleur des dégâts est imputable à la politique de gestion des eaux usées. Au Japon cette logistique relève soit du système d’égouts public géré au niveau communal, soit du système d’égouts régional gérés conjointement par plusieurs municipalités. La canalisation de Yashio relevait du système régional et collectait les eaux usées de 12 communes. Cette centralisation offre certes des avantages significatifs en termes d’efficacité et de réduction des coûts, mais la rupture de la canalisation et le trou connexe montrent combien les complications sont alors nombreuses.
De plus, l’incident a mis en évidence la fragilité du système d’égouts sanitaires au Japon. Morita Hiroaki qui dirige le groupe en charge du gigantesque plan préfectoral de réparation de la canalisation endommagée, a souligné la gravité de la situation et prévenu que la reconstruction pourrait prendre de deux à trois ans.
Les systèmes d’égouts sont indispensables à nos sociétés modernes : en acheminant les eaux usées, ils garantissent les conditions sanitaires des collectivités et protègent l’environnement, en collectant les eaux de pluie, ils nous protègent des inondations. Finir privé de ces services a de graves répercussions sur la santé et le bien-être des citoyens. Le constat sans appel de Morita a ébranlé l’opinion publique : à quand la prochaine catastrophe, le prochain trou qui viendrait mettre hors service les canalisations et pour combien de temps cette fois ?
Les pluies saisonnières menacent les canalisations vieillissantes
Le trou ayant également endommagé la collecte des eaux pluviales, le risque d’inondation en cas de pluies saisonnières s’en est trouvé accru. Or avec le réchauffement climatique, le Japon connaît une augmentation de la fréquence et de l’intensité des phénomènes météorologiques extrêmes (pluies torrentielles et typhons). Quand s’ouvrent les vannes célestes, les égouts collectant les eaux pluviales sont facilement débordés, des rues et des quartiers entiers peuvent se retrouver inondés. Les zones basses sont particulièrement vulnérables. Il incombe aux autorités d’entretenir les infrastructures, de faire régulièrement des inspections et d’évaluer les risques de perturbations, pour que les municipalités puissent faire les bons investissements, entretenir et moderniser efficacement les infrastructures concernées.
Ce serait une erreur de penser que l’incident de Yashio est un cas isolé. En effet, le réseau de facteurs ayant conduit à cet effondrement peut se produire dans n’importe quel égout au Japon. En 2015, la loi portant sur la gestion des eaux usées a été révisée, les autorités locales doivent désormais augmenter la fréquence d’inspection des canalisations aux endroits susceptibles d’être endommagés par le vieillissement et la corrosion et effectuer les réparations nécessaires. Grâce à cet arrêt, le nombre d’effondrements de chaussée a diminué pour tomber à 2 600 incidents en 2022. Depuis la grande majorité des trous font moins d’un mètre de profondeur, mais des effondrements plus importants, comme celui de Yashio, représentent encore 2 % du total, il ne faudrait pas lessous-estimer vu l’ampleur des perturbations générées.

Selon le ministère des Territoires, des Infrastructures, des Transports et du Tourisme, le Japon comptait 490 000 kilomètres de canalisations d’égouts fin 2022 (chiffres de mars 2023). Une grande partie du réseau a été construite entre 1950 et 1970, pendant la période de forte croissance économique qui à été accompagnée d’une hausse rapide du niveau de vie au Japon. Actuellement, 7 % des canalisations ont plus de 50 ans, ce taux devrait monter à 19 % dans les 10 ans à venir et représenter 40 % du total d’ici 20 ans.

Plusieurs incidents récents, ressemblant à celui de Yashio avec effondrement de la chaussée suite à la rupture de canalisations d’égout, ont montré la gravité de la situation. En juin 2022, une artère importante reliant la ville de Kawajima (préfecture de Saitama) a vu s’ouvrir un trou de 1,5 mètre de diamètre sur 3 mètres de profondeur, dans lequel est tombé un cycliste âgé de 80 ans. En juillet de la même année, une brèche de 60 centimètres dans une canalisation posée en 1982 a provoqué l’effondrement d’une route à Sendai (préfecture de Miyagi), laissant derrière elle un cratère de 4,5 mètres de long sur 11,6 mètres de large pour une profondeur de 2 mètres.
Dans un autre cas, sans rapport avec les égouts, un trou s’est ouvert en novembre 2016 près de la gare de Hakata (à Fukuoka). Les médias du monde entier avaient alors suivi les travaux et loué la rapidité de la réaction des autorités : une armée de bétonnières et d’ouvriers s’étaient affairés et avaient réussi à combler le gouffre de 15 mètres de profondeur en une semaine. Pourquoi un tel écart entre Hakata et Yashio? À Hakata, l’effondrement s’est produit à 5 heures du matin alors que les rues étaient encore désertes. Les équipes chargées de la reconstruction ont tout de suite pu être mobilisées. Quelques heures plus tard, tous auraient été en route pour l’école ou le travail et il y aurait certainement eu des victimes, ce qui aurait considérablement ralenti les opérations de reconstruction.
Bien qu’elles doivent contrôler toujours davantage et moderniser les infrastructures vieillissantes, les municipalités prennent de plus en plus de retard dans la mise en œuvre des opérations d’entretien. La pénurie de main-d’œuvre pèse sur l’avancée des travaux. En effet, au Japon, la stabilisation du développement des réseaux d’égouts et la réorganisation de ces services au niveau municipal a fait chuter le nombre d’ouvriers spécialisés travaillant à la gestion des eaux usées. En 1997, ce secteur employait encore 47 000 ouvriers, en 2021 ils ne sont plus que 26 900. Ainsi, la fréquence des contrôles a diminué, les équipes n’arrivent plus à inspecter les canalisations qu’une fois tous les cinq ans (au maximum). Le ministère a poussé les municipalités à externaliser une partie des travaux et déléguer ce travail à des entreprises privées. Mais cette politique n’a pas porté ses fruits, puisque les entrepreneurs privés sont confrontés au même problème de recrutement de main d’œuvre qualifiée.

(Au centre) Ôno Motohiro, le gouverneur de Saitama, préside la réunion d’un groupe d’experts chargé d’analyser les causes de l’effondrement de Yashio. Photo prise le 31 janvier 2025 dans la capitale préfectorale de Saitama. (© Jiji)
L’augmentation des coûts pèse également sur la gestion du traitement des eaux usées. Les recettes provenant des services d’égouts sont en baisse constante en raison de la dépopulation et de la volonté toujours plus accrue de faire des économies d’eau. Les communes manquent de fonds pour financer les plans de remplacement des infrastructures vieillissantes.
Les collectivités locales financent le traitement des eaux usées avec les redevances perçues auprès des usagers, mais beaucoup dépendent en fait des subventions du gouvernement central. Même les municipalités excédentaires ont un budget constitué à 28 % de la redevance et à 17 % de fonds d’investissement venant notamment de subventions. Or les procédures nécessaires à l’obtention de ces aides sont longues et fastidieuses, et les paiements souvent en retard. Les communes se retrouvent à gérer les eaux usées sur la base d’une enveloppe budgétaire fragile.
De plus, le réseau d’égouts est plus coûteux à exploiter et à entretenir que le réseau d’eau potable. Les canalisations sont plus larges et plus profondément enterrées. Les coûts de remplacement ou de réparation sont donc trois à quatre fois plus élevés. De plus, des pompes sont souvent nécessaires pour maintenir l’effluent en mouvement dans les canalisations, ce qui augmente encore les coûts. La redevance ne suffit pas à couvrir les dépenses d’exploitation et, à moins que celles-ci ne soient alignées sur les coûts d’exploitation, l’entretien des réseaux continuera de poser problème aux municipalités, ce qui pourrait avoir un impact sur le niveau des services et la qualité de vie des citoyens.
S’attaquer au problème grâce aux nouvelles technologies ?
Tout n’est pas négatif. Pour renforcer son arsenal d’outils de surveillance, le Japon envisage d’augmenter la fréquence et l’efficacité des contrôles grâce à des caméras spéciales pouvant scanner l’intérieur des bouches d’égouts ou des robots sachant contrôler l’intérieur des canalisations. Ces technologies devraient permettre aux équipes d’évaluer plus rapidement et plus facilement l’état des canalisations depuis la surface.
Le Japon souhaite également mettre à profit les technologies de pointe (capteurs, drones et IA) pour détecter les tronçons de canalisations détériorés ou endommagés. Tirer parti de ces outils permettrait de mieux surveiller l’état des canalisations et aiderait les exploitants à identifier plus rapidement les zones sensibles. Grâce à l’IA par exemple, les ouvriers peuvent analyser les données anciennes, repérer les sites potentiellement atteints par la corrosion et réagir efficacement, avant que les problèmes ne surviennent.
De nouvelles techniques, moins chronophage et plus rentables que le remplacement pur et simple, devraient permettre de rénover plus efficacement les canalisations anciennes et prolonger leur durée de vie. On peut en effet « chemiser » des canalisations déjà en place (une méthode qui consiste à venir gonfler et durcir un dispositif spécialement traité à l’intérieur d’un conduit déjà existant pour le consolider) ou opérer un « chemisage en spirale » qui consiste à insérer une longue bande rigide de polychlorure de vinyle posée en spirale pour former une nouvelle couche protectrice à l’intérieur d’une canalisation usagée. Grâce à ces méthodes, il n’est plus nécessaire de creuser ou d’excaver. Mais la portée de ces recours de fortune reste limitée puisqu’ils ne sont pas adaptés aux canalisations les plus détériorées et sont effectifs seulement 10 ans .

Pose d’un égout (© Pixta)
Un partenariat pour l’avenir
Le développement de nouvelles technologies n’y suffira donc pas, le gouvernement doit prendre en charge la protection et la rénovation des canalisations des eaux usées vieillissantes plutôt que de déléguer cette tâche aux municipalités. À cette fin, le 5 février 2025, le gouvernement a convoqué des experts en vue d’élaborer un nouveau plan de renforcement des infrastructures au niveau national. Cette consultation a permis de faire passer au premier plan la réparation et la reconstruction des canalisations d’eau potables et usées, et d’en faire une priorité nationale.
Les autorités locales ont demandé que l’accès aux subventions soit facilité et que leur octroi soit assoupli. Elles ont également exprimé leur inquiétude face au fait que, malgré le soutien financier, la pénurie de main-d’œuvre reste un frein majeur à la construction de nouvelles canalisations ou à la réparation de celles déjà en service. Ce dernier point reste un verrou important pour les prochaines améliorations et bloque l’avancée des projets en cours.
Le gouvernement et les municipalités doivent absolument collaborer afin de consolider le financement du traitement des eaux usées et former les techniciens et personnels spécialisés. Les citoyens ont également un rôle à jouer. Il faut sensibiliser l’opinion publique à la cause des égouts.
(Photo de titre : vue aérienne des opérations à Yashio à Saitama, alors que les secours tentent d’atteindre le chauffeur de camion piégé dans le trou. Photo prise le 6 février 2025. Kyôdô)