Le maire prend parti
« Le Japon est ma deuxième patrie », déclare avec conviction Khan Muhammad Tahir Abbas, professeur à l’université Ritsumeikan Asia Pacific. Khan raconte comment il est arrivé au Japon en 2001, depuis son Pakistan natal, pour passer son doctorat à l’université de Kyûshû et comment il est rapidement tombé amoureux du pays. « Les Japonais sont des gens très gentils et très honnêtes », dit-il. Motivé par cette affinité, il a choisi de prendre la nationalité japonaise et de vivre en permanence dans l’Archipel.
Khan, qui est musulman, affiche sans ambages son affection pour le Japon. Mais quand on en vient au sujet de l’inhumation, son expression ordinairement douce se durcit nettement. En tant que dirigeant de l’Association musulmane Beppu, une organisation religieuse basée à Beppu, dans la préfecture d’Ôita, au sud-ouest du pays, Khan s’est dépensé sans relâche pour obtenir l’autorisation de fonder un cimetière musulman dans la région de Kyûshû. Le Japon a un taux très élevé de crémation — plus de 99 % selon les statistiques officielles —, mais, nous dit Khan, cette option est exclue pour les musulmans, car elle est prohibée dans l’islam.
Pour aggraver encore le problème, il se trouve que la poignée de cimetières qui acceptent les enterrements se trouvent majoritairement dans la région du Kantô, qui environne Tokyo, à l’est du pays. Le Kyûshû, où Khan s’est installé, et la région voisine de Chûgoku, située à l’ouest de Honshû, n’en ont aucun, ce qui, dit Khan, ne laisse aux musulmans vivant dans ces régions guère d’autre alternative que de payer le coût élevé que représente le transport du corps d’un être cher vers un site éloigné où l’enterrer. « Cet état de chose est inacceptable », dit-il. « Il faut y remédier le plus vite possible en trouvant un site local pour les inhumations. »

Khan Muhammad Tahir Abbas, dirigeant de l’Association musulmane Beppu, au cours d’un entretien qui a eu lieu le 8 octobre 2020. Il enseigne à l’université Ritsumeikan Asia Pacific depuis 2007.
La frustration affichée par Khan est compréhensible si l’on prend en considération les luttes qu’il a menées pour fonder le premier cimetière musulman de Kyûshû. En décembre 2018, l’association musulmane a acquis des terres à Hiji, ville voisine de Beppu, pour y installer un cimetière, dont l’ouverture était prévue en 2020. Le site, perdu dans les collines loin de toute résidence, semblait idéal. Le projet suscitait de l’optimisme, et les journaux et la télévision en ont parlé.

Le site choisi pour le projet de cimetière musulman à Hiji, tel qu’il apparaissait le 7 octobre 2020. Il se situe dans les collines avoisinantes, à 15 minutes en voiture du centre-ville.
Mais les choses ont changé quand les autorités municipales, en réponse aux préoccupations de la population locale, ont décidé de ne pas autoriser le cimetière. Le projet étant en suspens, les membres de l’association musulmane et les résidents opposés au cimetière se sont rencontrés pour aplanir leurs différends. Ces réunions ont débouché sur un accord entre les deux parties à propos d’un nouveau site implanté sur un terrain appartenant à la ville.
Toutefois, avec l’élection d’Abe Tetsuya comme nouveau maire de Hiji en août 2024, le projet risque désormais d’être mis au rebut. Abe, qui a remporté le scrutin avec une marge appréciable d’opposition au cimetière, a déclaré qu’il n’approuverait pas la vente d’un terrain municipal prévue par la proposition, ce qui empêche de facto l’association musulmane d’installer un cimetière à Hiji. Khan annonce qu’il va continuer de relancer les autorités municipales sur cette question, mais les perspectives de succès sont minces.
Une nation de la crémation
Le fait que la crémation au Japon ait atteint l’un des taux les plus élevés au monde est quelque chose de relativement nouveau. A une époque aussi récente que les années 1950, la crémation ne représentait qu’environ la moitié des services funéraires, et l’inhumation restait une pratique courante dans les zones rurales. Toutefois, au cours des décennies suivantes, elle est devenue une pratique ordinaire, dépouillée des liens qu’elle entretenait jadis avec les religions. Par exemple, sur les 1,63 million de personnes recensées comme décédées en 2022 par le ministère de la Santé, du Travail et des Affaires sociales, une écrasante majorité de 99,97 % ont été incinérées, contre seulement 490 enterrées.
Alors que la majorité des Japonais considèrent aujourd’hui la crémation comme une pratique non religieuse, l’enterrement, aux yeux des musulmans, occupe une place prépondérante dans leur foi. A l’instar des autres religions abrahamiques que sont le judaïsme et le christianisme, l’islam associe étroitement l’enterrement à la croyance que les morts ressusciteront un jour. Mais alors que nombre de confessions chrétiennes en sont venues à accepter la crémation, la grande majorité des musulmans pensent que l’inhumation est une condition requise pour la résurrection.
Le droit japonais n’interdit pas l’inhumation, mais du fait que la crémation est devenue la pratique dominante, il se trouve que le nombre des cimetières disponibles a considérablement diminué. C’est ainsi que trouver des sites où l’inhumation peut se faire conformément à la pratique de l’slam est devenu une gageure pour les musulmans du Japon.
En apparence, la solution semble simple : construire davantage de cimetières ouverts à l’inhumation. En tant que société religieuse reconnue, l’Association musulmane Beppu a légalement le droit de créer et d’utiliser des cimetières. (Parmi les autres organisations possédant ce droit figurent les gouvernements locaux et les entreprises d’intérêt public.) Elle s’était conformée au processus légal et aux directives municipales dans l’espoir d’obtenir l’autorisation de créer et d’utiliser un cimetière sur le site et s’était même assurée de l’assentiment de nombreux résidents locaux. Qu’est-ce qui peut bien se cacher derrière l’opposition au projet ?
Des préoccupations ignorées
Si l’on regarde ailleurs au Japon, on s’aperçoit que la résistance au projet de l’Association musulmane Beppu n’est pas un incident isolé. J’ai assuré la couverture d’une situation analogue à Sakuragawa (préfecture d’Ibaraki), où des projets en vue d’ouvrir des lots sur un site géré par un temple bouddhiste de la ville ont été mis en échec par la résistance locale.
Dans le cas de Sakuragawa, le temple, qui agissait par procuration pour des associations musulmanes locales et projetait de rendre une portion de ses terres disponible pour les inhumations, déposa une demande de permis et mena lui-même toutes les négociations nécessaires avec les autorités locales. Il n’y eut pas d’audiences publiques, comme à Beppu, car elles n’étaient pas obligatoires pour l’obtention d’un permis, que la mairie émit en septembre 2023. Mais, quand les résidents prirent conscience du projet, ils s’empressèrent d’exprimer leurs préoccupations. Confrontées à la montée de l’opposition, les organisations musulmanes à l’origine du projet ont demandé le retrait du permis, et l’entreprise a été abandonnée en mars 2024.
Le déroulement des faits à Hiji et Sakuragawa démontre que le principal obstacle à l’établissement de cimetières musulmans réside, non pas dans les formalités administratives mais dans l’obtention du soutien des résidents. Dans les deux cas, la résistance des résidents tournait principalement autour de trois questions : (1) la préoccupation quant à l’impact des enterrements sur l’hygiène publique, (2) la faiblesse de la confiance dans le processus due au manque de familiarité avec l’islam, et (3) les sentiments d’exclusion du processus de décision.
En exprimant leur frustration, les associations musulmanes soutiennent que, dans la poursuite de leurs projets, elles ont été au-delà de ce qu’exigeait la loi. Il est certes facile de sympathiser avec leurs difficultés mais, dans le même temps, leur attitude témoigne d’une profonde incompréhension des mécanismes à l’œuvre dans la société japonaise. En refusant de prendre en compte les préoccupations sous-jacentes des résidents, elles ont déclenché un mouvement d’opposition qui a voué leurs efforts à l’échec.

Les musulmans vont prier à la mosquée centrale de Kyûshû, à Beppu, le 9 octobre 1920. La mosquée dessert quelque 300 musulmans vivant dans la région, des étudiants étrangers pour la plupart.
La nature humaine
La résistance aux cimetières musulmans constitue un exemple de NIMBY, ou « not in my backyard » (pas dans mon arrière-cour), un courant de pensée dans lequel des résidents s’opposent à l’implantation de quelque chose de déplaisant mais de nécessaire — souvent un projet d’infrastructure à grande échelle mais nécessaire comme un incinérateur de déchets — dans leur voisinage. Le NIMBY est une force puissante qui, s’il dispose d’un élan suffisant, comme en témoignent Hiji et Sakuragawa, a le potentiel d’altérer des projets, voire de les faire carrément dérailler.
Alors que je travaillais sur la question des cimetières musulmans, j’ai rencontré de nombreux résidents locaux qui mentionnaient le « nimbysme » pour justifier leur opposition. « Je n’ai rien contre les musulmans », m’a expliqué un opposant. « Je sais que l’existence d’un cimetière ouvert à l’inhumation est un besoin public. C’est juste que je n’en veux pas dans mon voisinage. »
Le manque de familiarité des Japonais avec l’islam constitue un obstacle important pour les associations musulmanes dans leurs efforts en vue d’obtenir l’adhésion de ces gens à leur cause. Ces dernières années, la population musulmane au Japon a certes augmenté — environ 350 000 personnes en 2024 selon Tanada Hirofumi, professeur honoraire à l’université Waseda et spécialiste de l’islam —, mais dans l’ensemble, les communautés musulmanes restent aux marges de la société. Ce reportage m’a donné l’occasion de visiter de nombreuses communautés musulmanes, mais il serait illusoire d’attendre du Japonais moyen qu’il fasse de même de son propre chef dans le seul espoir d’approfondir sa compréhension des points de vue musulmans.
Il importe toutefois de se rendre compte que les musulmans font partie du tissu social japonais en pleine mutation. Okai Hirofumi, professeur adjoint à l’université Sangyô de Kyoto et spécialiste de la culture islamique, souligne que les luttes des musulmans en vue d’obtenir des lieux d’inhumation s’insèrent dans le cadre d’une évolution dynamique de l’industrie funéraire japonaise. À mesure qu’une société se diversifie, explique-t-il, cela crée un besoin urgent d’accueillir un éventail croissant de pratiques funéraires.
Okai voit juste. De nos jours, les gens sont de plus en plus nombreux à se détourner des pratiques traditionnelles liées à la fin de vie et à se mettre en quête de formules reflétant les valeurs qui leur sont propres, par exemple en choisissant un arbre funéraire de préférence à une pierre tombale ou en renonçant carrément aux tombes au profit d’une dispersion de leurs centres dans la mer ou dans tout autre endroit cher à leur cœur. La montée de la demande de sites funéraires musulmans est un aspect de ce changement, mais il n’existe pas de solution miracle, à la grande consternation de la communauté des croyants islamiques au Japon.

Prières à la mosquée Nishi-Chiba, qui fait partie du centre culturel islamique de Chiba. Photo prise le 20 mai 2022.
Nous devons reconnaître que l’essor de la demande de cimetières musulmans au Japon est lié au rythme du changement démographique. À mesure du vieillissement rapide de la société japonaise, les autorités ont réagi à la diminution de la population active en faisant appel à la main-d’œuvre étrangère pour combler le vide. Les musulmans figurent naturellement dans cet afflux de travailleurs étrangers et, vu la tendance actuelle de l’immigration, vouée selon les prévisions à se pérenniser, ils seront de plus en plus nombreux à s’installer au Japon. L’inhumation et les questions qui lui sont liées risquent donc de sortir des limites de leur cadre régional actuel pour devenir une préoccupation à l’échelle nationale.
Pour trouver une solution fondamentale, il faudra cesser de faire porter la responsabilité à la communauté musulmane pour la mettre aux pieds de la société dans son ensemble. Si le Japon souhaite parvenir à l’intégration sociale et au multiculturalisme à mesure qu’il se diversifie, il faudra que s’instaure un dialogue social avec les musulmans et les autres personnes qui désirent être enterrées. La question centrale est de savoir si les Japonais sont capables d’accueillir les musulmans comme des voisins et de mettre de côté leurs préoccupations de façon à ouvrir la voie à l’établissement de cimetières dans les communautés locales.
(Photo de titre : Le cimetière Honjô Kodama de Saitama, qui propose des concessions funéraires pour les musulmans et fidèles d’autres confessions. Photo prise le 25 mai 2022. Toutes les photos : © Suzuki Kantarô)