Réélection de Donald Trump : la politique étrangère et le Japon dans l’America First

Politique International

Que réserve la composition du nouveau gouvernement Trump pour le Japon et le reste du monde ? Le professeur de l’université Keiô, Mori Satoru, expert en politique étrangère américaine, partage ses réflexions avec le chef de la planification éditoriale de Nippon.com, Takenaka Harukata (professeur de science politique au Collège doctoral de recherche politique, ou GRIPS).

Mori Satoru MORI Satoru

Professeur à l’université Keiô. Spécialiste de la politique internationale et de la politique étrangère et de défense contemporaine américaine et directeur adjoint du Keiô Center for Strategy (KCS). Né en 1972, il a fait ses études à l’université de Kyoto et il est titulaire d’un doctorat, qu’il a obtenu à l’université de Tokyo. Ancien fonctionnaire du ministère japonais des Affaires étrangères, il a été professeur associé et professeur au département de politique mondiale de l’université Hôsei, avant d’occuper son poste actuel, fonction qu’il exerce depuis 2022. Il a notamment publié « La guerre du Vietnam et l’alliance diplomatique » (Vietnam sensô to dômei gaikô, aux éditions University of Tokyo Press).

Les deux visages de l’ « America First »

— Le nouveau président élu Donald Trump n’a pas mis longtemps à annoncer ses futurs ministres principaux. Nous avons notamment appris qu’il a nommé Marco Rubio au poste de secrétaire d’État et Pete Hegseth pour celui de la Défense. Que pensez-vous de ces choix de politique étrangère et sécuritaire ?

MORI SATORU  Je dirais que les deux piliers de la doctrine de politique étrangère de Donald Trump seront pro-Amérique (unilatéralisme) et anti-Chine.

Ces deux approches représentent les deux axes de l’idéologie « America First » (L’Amérique d’abord). L’une est une vision du monde nationaliste, qui donne avant tout la priorité à la souveraineté nationale et qui présente une vision étroite des intérêts nationaux, supposant que la paix et la prospérité du pays sont possibles quelle que soit la situation dans le monde. L’autre est une approche des affaires internationales, qui repose sur la politique de puissance, qui insiste sur le leadership américain et qui voit en la Chine la principale menace de la suprématie américaine. Les membres partisans de ces deux approches ont été qualifiés respectivement de « restrainers » (ou modérateurs) et de « prioritizers » (ou ceux qui priorisent). Les deux visions, la première comme la deuxième, reposent sur une aversion pour Pékin, les « restrainers » étant particulièrement hostiles à ce qu’ils considèrent comme une campagne chinoise visant à priver les États-Unis de leur richesse économique. L’équipe de politique étrangère et de sécurité de la deuxième administration Trump sera vraisemblablement composée de personnes issues de ces deux groupes.

Les « restrainers » sont généralement des sympathisants de Donald Trump, partisans du MAGA (Make America Great Again) [en français Rendre sa grandeur à l’Amérique]. Pour ces unilatéralistes, une armée forte et une activité économique vigoureuse sont les deux choses dont les États-Unis ont besoin pour le bien du pays. Les « prioritizers » ont une pensée plus internationale. Pour eux, l’Indo-Pacifique constitue le centre de la croissance économique mondiale, et ils entendent bien empêcher la Chine de parvenir à l’hégémonie dans la région. Les idées de Marco Rubio et Michael Waltz, celui-ci choisi comme conseiller à la sécurité par Donald Trump, pourraient se rapprocher de celles des « prioritizers ». Pete Hegseth et Tulsi Gabbard, que Donald Trump a nommé au poste de directrice du renseignement national, sont, eux, considérés comme des partisans du MAGA.

Pete Hegseth et Tulsi Gabbard voudront probablement faire table rase de l'« État profond », nom qu’ils donnent aux bureaucrates depuis longtemps installés à Washington. Ils apporteront leur aide à Donald Trump, qui entend s’attaquer à la bureaucratie enracinée et à secouer l’establishment de Washington. Pete Hegseth a notamment écrit des essais s’opposant aux politiques militaires telles que l’acceptation de membres de la communauté LGBTQ dans l’armée ou l’affectation de femmes à des rôles de combat. En place comme secrétaire à la Défense, il pourrait entamer une purge du personnel démocrate au Pentagone comme dans l’armée.

Les choix de Donald Trump pour son futur nouveau gouvernement ne feront probablement pas l’unanimité. Mais s’il parvient à nommer ses partisans du MAGA à la tête et à la réorganisation de ces institutions, les fondations de l’internationalisme américain s’en trouveront affaiblieset la politisation de la fonction publique accélérée. Trop de changements au sein du département de la Défense pourraient même soulever des inquiétudes en termes de préparation militaire. La réaction des institutions tout comme celle du Congrès ne se feront pas attendre. Difficile donc de dire comment les choses se dérouleront, mais il n’est pas à exclure que les choix du futur nouveau président sèment le chaos et sapent le moral au sein du gouvernement et de l’armée.

Mori Satoru, professeur de sciences politiques à l'université Keiô (Nippon.com)
Mori Satoru, professeur de sciences politiques à l’université Keiô (Nippon.com)

Le nouveau protectionnisme

— Dans le domaine économique, Donald Trump a choisi le gestionnaire de fonds spéculatifs Scott Bessent, à la tête du département du Trésor, le chef d’entreprise Howard Lutnick pour le département du Commerce et l’avocat Jamieson Greer au poste de représentant pour le commerce extérieur. Elon Musk devrait également diriger un nouveau ministère, celui de l’efficacité gouvernementale. Comment réagissez-vous à ces nominations ?

M.S.  Scott Bessent et Howard Lutnik étaient plutôt qualifiés de modérés sur la question des droits de douane, mais ils abonderont probablement dans le sens de la politique économique phare de Donald Trump. À voir s’ils pourront tous deux rester dans les bonnes grâces du nouveau président sur les questions d’ordre stratégique.

La politique économique de Donald Trump s’axe principalement sur l’industrie manufacturière américaine, qu’il pense redynamiser en imposant des droits de douane élevés sur les importations. Autre cheval de bataille de Donald Trump : renforcer l’industrie de la défense. La sécurité de la chaîne d’approvisionnement sera probablement la chose sur laquelle il mettra l’accent, ce qui signifiera une réduction de la dépendance économique de l’Amérique à l’égard de la Chine.

Je pense que par ses politiques, Donald Trump souhaite reconstruire l’industrie américaine sur une base stratégiquement indépendante, tout du moins dans la limite du possible. L’idée de réduire au minimum la dépendance de l’économie américaine à l’égard des pays étrangers, en particulier de la Chine, est en totale adéquation avec l’unilatéralisme prôné par l’America First, et c’est la raison pour laquelle le découplage est à nouveau présenté comme une option. La logique, elle, est très simple, mais sur le plan financier, ça ne l’est peut-être pas autant.

Un accord de paix en 24 heures ?

— Donald Trump a déclaré à plusieurs reprises qu’il pouvait mettre fin à la guerre en Ukraine en vingt-quatre heures. Comment gèrera-t-il selon vous le conflit une fois qu’il sera à la tête du pays ?

M.S.  Je suis sûr qu’il fera tout son possible pour négocier une trêve. Dans l’ensemble, je pense qu’il faut plus s’attendre à ce que l’administration Trump mette davantage l’accent sur la politique intérieure que sur la diplomatie. Mais pendant sa première année au pouvoir, la guerre en Ukraine semble figurer parmi les priorités à l’ordre du jour.

Donald Trump a désigné Keith Kellogg, ex-lieutenant général, comme son envoyé spécial pour l’Ukraine et la Russie. Un document que Keith Kellogg a coécrit pour l’America First Policy Institute, institut politique pro-Trump, propose ce qu’il considère comme une voie pour mettre fin à la guerre. Il s’agit d’amener le président russe Vladimir Poutine à la table des négociations en promettant de suspendre la demande d’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN en échange d’une trêve, assorties de garanties de sécurité pour l’Ukraine. Par ailleurs, l’Amérique et ses alliés proposeraient d’alléger les sanctions actuellement imposées à Moscou en échange d’un cessez-le-feu et de la mise en place d’une zone démilitarisée. La question territoriale serait probablement mise de côté pour le moment. La restitution des territoires perdus par l’Ukraine dépendrait des progrès sur le plan diplomatique après le départ de Vladimir Poutine. Mais les États-Unis et leurs alliés s’engageraient à ne pas lever la totalité des sanctions contre la Russie tant qu’elle n’aura pas signé un accord de paix viable pour Kiev. Le rapport mentionne également qu’un tel accord devrait inclure une architecture de sécurité à long terme fondée sur la sécurité et la défense bilatérales.

Cela signifie que d’une part, les Ukrainiens devront accepter une trêve qui ignore l’occupation illégale du territoire souverain de leur pays par la Russie, et d’autre part qu’ils devront se soumettre à un plan de sécurité sur le long terme élaboré par des puissances étrangères. Je ne pense pas que tout cela puisse se faire en vingt-quatre heures.

— Il est certain que le président ukrainien Volodymyr Zelensky n’acceptera pas un plan qui ne répond pas à ses conditions minimales pour la paix. Mais dans ce cas, que fera Donald Trump ?

M.S.  L’aide à l’Ukraine se poursuivra probablement jusqu’à ce que les négociations atteignent un certain palier et piétinent. Mais l’idée est de faire pression sur l’Ukraine en menaçant d’interrompre l’aide ou de la réduire progressivement. La Maison Blanche pourrait utiliser le Congrès comme levier, arguant notamment que le corps législatif refuse d’approuver une aide supplémentaire. D’autre part, Washington pourrait augmenter l’aide apportée à l’Ukraine, si la Russie refuse de s’asseoir à la table des négociations.

Pas de place pour les alliés faibles

— Quel impact aura selon vous l’élection de Donald Trump sur les relations des États-Unis avec l’OTAN et des alliés comme le Japon ou la Corée du Sud ? Pensez-vous que la deuxième administration Trump reviendra sur les demandes faites aux alliés d’assumer une part plus importante des coûts ?

M.S.  La chose principale à retenir est que ces traités ne fonctionneront plus comme des gages de la protection américaine. Les arguments donnés par les stratèges républicains se résument grosso modo à l’idée que l’Amérique ne doit pas s’engager à défendre un pays, même un allié, si cela lui coûte trop cher. En d’autres termes, « nous protégerons les alliés forts, mais pas les alliés faibles, car ils sont une entrave et un risque pour les intérêts du pays ». Et la force d’un allié sera vraisemblablement évaluée en fonction du pourcentage du PIB consacré à la défense. Selon certains, au minimum 3 %.

L’idée de base est que l’Amérique devrait former des alliances qui soient avantageuses pour le pays. Et quel avantage y a-t-il à former une alliance avec un pays que l’Amérique ne pourrait pas défendre sans perdre de sa puissance ? C’est du bon sens, d’une certaine manière.

Donald Trump a déclaré que Taïwan devrait allouer jusqu’à 10 % de son PIB à la défense. Bien évidemment, ce n’est pas possible. Mais pour lui, logiquement, c’est Taïwan qui est menacé par la Chine donc si Taïwan veut exercer une quelconque force de dissuasion sur la Chine, il doit investir beaucoup plus que les 2 % ou 3 % du PIB consacrés par les pays de l’OTAN. Et ce n’est pas tout, si Washington peut amener des territoires comme Taïwan à acheter des armes aux États-Unis grâce à l’augmentation de leur budget de défense, cela sera alors en effet parfaitement en ligne avec les plans de Donald Trump qui souhaite promouvoir la croissance de l’industrie nationale de la défense.

Le Japon dans le monde de Donald Trump

— Donald Trump a également dit qu’il allait imposer des droits de douane de 60 % sur les produits chinois et de 10 % à 20 % sur les importations en provenance de la plupart des autres pays. Est-ce que le Japon serait concerné ?

M.S.  En 2023, l’excédent commercial du Japon avec les États-Unis s’élevait à 8 700 milliards de yens [54 milliards d’euros], ce qui est même plus qu’à l’époque de la première administration Trump. Je pense donc qu’en effet, il est fort probable que le Japon sera dans la ligne de mire de Washington. Les entreprises japonaises qui exportent des produits vers les États-Unis en ressentiront les effets. Et ce sera encore pire pour les industries qui exportent vers l’Amérique en passant par le Mexique, si Donald Trump impose comme il le souhaite une taxe de 25 % sur les produits mexicains.

Quels sont alors les moyens à disposition du Japon ? Cela fait cinq années consécutives que le Japon est le premier pays investisseur aux États-Unis (par bénéficiaire effectif final). Je suppose que nous avons des arguments en notre faveur et que nous pouvons être dans les bonnes grâces de Washington sur la base de ce bilan, ce qui nous permettra également d’adopter une position de négociation ferme, tout en cherchant à obtenir des exemptions.

En plus des droits de douane, il semblerait que Donald Trump insiste pour que le Japon augmente ses dépenses de défense et contribue davantage à l’entretien des forces américaines stationnées au Japon. Voilà à quoi pourrait s’attendre l’Archipel, si les unilatéralistes de l’ « America First » font les choses comme ils l’entendent. Les « prioritizers », quant à eux, veulent renforcer les alliances bilatérales et minilatérales afin de consolider la coalition anti-Pékin. De ce point de vue, le Japon est une puissance clé, et Washington aura à cœur de continuer à faire pression pour renforcer la coopération en matière de défense. Cela signifie probablement une augmentation simultanée à la fois des frictions mais également de la coopération sous la deuxième administration Trump.

Le plus important pour le Japon, c’est le type de stratégie de défense sur trois axes que l’administration Trump mettra en place. Les « restrainers » comme les « prioritizers » voudront mettre un terme aux conflits qui font rage actuellement en Europe et au Moyen-Orient. Au Moyen-Orient, il s’agira de mettre fin aux affrontements, avec l’avantage du côté d’Israël, et de contenir l’Iran. Pour le moment, on ne sait pas grand-chose sur la politique iranienne de l’administration Trump, mais si Téhéran est acculé, il risque de se tourner vers l’armement nucléaire, ce qui ne ferait qu’exacerber les tensions entre Israël et l’Iran. Washington doit gérer le conflit de manière à éviter le risque d’un conflit armé total. Et Donald Trump ne veut pas non plus être mêlé à des conflits au Moyen-Orient, c’est pourquoi il pourrait mettre un bémol à son ambition d’adopter une position ultra-dure à l’égard de l’Iran.

Le plan de base de la politique étrangère américaine semble être d’éteindre les incendies en Europe et au Moyen-Orient et d’opérer un changement de cap vers l’Indo-Pacifique, avec pour objectif de consacrer le maximum d’attention à la lutte contre la Chine. Nul ne saurait dire si ce plan réussira, tant que nous n’aurons pas vu comment les choses évolueront par la suite. Mais une chose est sûre : la tâche ne sera pas facile. Et il n’est pas à exclure que les États-Unis aient à jongler entre l’Europe, le Moyen-Orient et la Chine pendant les quatre années à venir.

Qu’adviendra-t-il du partenariat nippo-américain ?

— Pensez-vous que des droits de douane de 60 % sur les produits chinois soient possibles ?

M.S.  Avec les inquiétudes des Américains concernant l’inflation, certains observateurs pensent que Donald Trump aura à cœur de justement réduire l’inflation. Et cela aura probablement un impact sur le plan politique. Les élections de mi-mandat auront lieu dans deux ans et si les républicains perdent leur majorité au Sénat et à la Chambre des représentants, il sera difficile pour eux de faire progresser leur programme législatif. Pour le moment, nul ne saurait dire si l’objectif réel de Donald Trump est de : réduire la dépendance de l’économie américaine à l’égard de la Chine, de brandir la menace de droits de douane pour obtenir des concessions de la part de cette dernière ou même de combiner les deux. Donald Trump menaçant d’imposer des droits de douane sur quasiment toutes les importations, on peut supposer que l’objectif sous-jacent est de favoriser l’autosuffisance manufacturière des États-Unis, comme je l’ai mentionné plus tôt. Mais la menace de droits de douane de 60 % pourrait n’avoir que des fins de pression sur Pékin. Dans ce cas, lorsque la Chine annoncera des mesures de rétorsion, les États-Unis entameront des négociations avec cette dernière. Washington pourrait également demander à Pékin de revoir ses « pratiques commerciales déloyales ».

— Pour finir, j’aimerais vous demander quelles sont selon vous les perspectives pour les liens entre le Japon et les États-Unis sous la deuxième administration Trump. Malgré certains désaccords, notamment sur les tarifs douaniers, pensez-vous que les relations de base resteront stables dans l’ensemble, étant donné l’intensité de la rivalité entre les États-Unis et la Chine ?

M.S.  Toute la question sera de savoir si et dans quelle mesure les nouveaux tarifs douaniers et les demandes d’augmentation des dépenses de défense se concrétiseront. Dans le cas du Japon, ce sera très difficile d’un point de vue bureaucratique, mais je pense que ce sera politiquement gérable et qu’il ne sera pas impossible de prendre des mesures. Nous devons rester vigilants et suivre de près l’évolution de la situation. À ce stade, je ne saurais être trop optimiste concernant les relations nippo-américaines. Je pense que les réponses à apporter aux bouleversements ou aux événements dans le reste du monde, dans le détroit de Taïwan ou dans la péninsule coréenne, en Ukraine ou au Moyen-Orient, sont des dossiers autrement plus épineux pour le Japon. Restera à savoir si nous pouvons nous fier au jugement de Donald Trump en cas de crise. Étant donné sa réaction lors de la pandémie de coronavirus, mieux vaut, à mon avis, ne pas vendre la peau de l’ours.

(Texte publié à l’origine en japonais à partir d’une interview réalisée le 29 novembre 2024 et mise à jour le 16 janvier 2025. Photo de titre : le nouveau président des États-Unis, Donald Trump, célèbre sa victoire avec des membres républicains de la Chambre des représentants dans un hôtel à Washington, le 13 novembre 2024. Kyôdô)

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