La communauté kurde dans le viseur des xénophobes de Saitama

Société

Les migrants kurdes résidant au sud de la préfecture de Saitama, près de la capitale, sont dans le viseur des groupes xénophobes qui utilisent les réseaux sociaux pour les harceler, diffuser des discours de haine et de la désinformation. Nous avons mené l’enquête auprès des habitants pour dresser le profil de la communauté kurde de la région et analyser la récente montée de l’hostilité envers elle.

Après avoir fui la Turquie où il était persécuté, Kemal (38 ans) s’est exilé au Japon, il est installé dans le sud de la préfecture de Saitama, près de Tokyo, depuis vingt ans. Ce pays « respirait la paix » dit-il pour résumer sa première impression de l’Archipel. Il rêvait d’une vie tranquille, à l’abri des persécutions, mais deux décennies plus tard, face à l’exacerbation des pressions, du harcèlement et des propos haineux de la part des nationalistes xénophobes, c’est le désenchantement.

Le triste sort d’un peuple apatride

Ils ont leur propre langue, leur propre culture, mais les Kurdes constituent la plus grande nation apatride du monde. En effet, ils vivent dans une zone à cheval sur quatre pays différents, la Turquie, la Syrie, l’Iran et L’Irak. Nombre d’entre eux ont dû fuir et s’exiler à cause des répressions et des discriminations.

Dans le cadre d’une politique de turquisation, le gouvernement turc a longtemps nié l’existence même des Kurdes en tant que groupe ethnique, et l’utilisation du kurde a été interdite sur le territoire. (Le kurde reste interdit de citer dans le système éducatif turc.) Les persécutions se sont aggravées dans les années 1980 et 1990, alors qu’un conflit armé opposait l’armée turque au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) militant pour les droits des Kurdes. De nos jours encore, les civils kurdes peuvent être enrôlés dans l’armée turque et se retrouver d’avoir à combattre leur propre peuple.

Les Kurdes turcs ont commencé à s’installer dans la banlieue de Tokyo au début des années 1990, ils se sont fixés aux alentours des villes de Kawaguchi et Warabi, au sud de la préfecture de Saitama. Les Kurdes étaient non seulement attirés par le Japon car l’Archipel avait la réputation d’être une nation pacifique, mais aussi parce qu’en vertu d’un traité bilatéral, les ressortissants turcs peuvent entrer au Japon sans visa, s’il s’agit d’un séjour de moins de 90 jours.

Kemal aussi, après être entré au Japon en touriste pour un séjour de courte durée, est resté au-delà des 90 jours autorisés. Mais pour refaire sa vie au Japon, il a travaillé dur et joué le jeu. Aujourd’hui, il dirige une prospère entreprise de démolition ainsi qu’un restaurant kurde et réside légalement au Japon.

Pourtant il dort mal ces derniers temps. Les agitateurs anti-kurdes lui font la vie dure, tous les mois ils se rassemblent près de la gare, agitent des drapeaux japonais et crient aux Kurdes de rentrer chez eux. Ces manifestations semblent être organisées par les mêmes groupes ultranationalistes qui ont été le fer de lance des mouvements anti-coréens actifs dans de nombreuses préfectures.

Les réseaux sociaux sont de plus en plus envahis de désinformation et de propos haineux à l’encontre des Kurdes. De virulents messages viennent attaquer les Kurdes accusés d’être des criminels voulant « prendre le contrôle du Japon ». Certains vont même jusqu’à appeler au meurtre et exhorter les sympathisants de « partir à la chasse aux Kurdes ».

Un jour, un YouTubeur anti-kurde a fait irruption dans le restaurant de Kemal. Apparemment scandalisé par l’afflux de véhicules stationnés dans la rue, il a commencé, sans y avoir été autorisé à filmer avec son portable. Quand un employé du restaurant s’interpose pour tenter de l’en empêcher, on l’accuse de faire obstruction et d’aller à l’encontre de la liberté d’informer. L’entourage du YouTubeur s’est mis à crier : « Rentrez chez vous, les Kurdes ! », « Partez du Japon, ordures ! ». La police a fini par intervenir. Le restaurant continue quotidiennement d’être harcelé par téléphone. Des provocateurs se relaient devant le restaurant, munis de leurs téléphones portables, ils « rendent compte » de la situation et leurs vidéos sont truffées d’incitations à la haine.

Faire le sale boulot

Tas Mehmet (54 ans) serait le tout premier Kurde à s’être installé à Kawaguchi. À son arrivée au Japon en 1993, il ne connaissait personne et n’avait nulle part où aller. Une fois arrivé à l’aéroport de Narita après avoir fui les persécutions en Turquie et alors qu’il ne parlait pas du tout japonais, il réussit malgré tout à rejoindre la gare de Tokyo. Ne sachant vers qui se tourner, il a eu la chance d’être aidé par un passant pakistanais qui l’a hébergé chez lui à Kawaguchi.

« De ce moment, j’ai travaillé d’arrache-pied pour me faire une nouvelle vie au Japon, explique Mehmet. J’ai accepté des emplois qu’aucun Japonais n’acceptait, j’ai travaillé dans les égouts, dans le BTP puis dans la démolition. »

Avec le temps, Mehmet a obtenu ses papiers et a été autorisé à travailler au Japon. Il a alors lancé avec succès sa petite entreprise de démolition. Grâce à ses encouragements et à son soutien, d’autres Kurdes sont venus s’installer à Kawaguchi, chaque nouvel arrivant attirant à sa suite d’autres candidats au départ. Une communauté kurde a vu le jour, fleurissant petit à petit.

Certains migrants sont venus travailler pour Mehmet ou pour des firmes de démolition japonaises, puis certains ont créé leur propre entreprise. Aujourd’hui, le Sud de Saitama compte près de 200 sociétés de démolition kurdes (indépendants compris). Or, comme de plus en plus d’entrepreneurs japonais partent à la retraite sans aucun héritier pour prendre la relève, cette branche est aujourd’hui très dépendante des travailleurs kurdes.

Démolisseurs kurdes à l’œuvre
Démolisseurs kurdes à l’œuvre

Mehmet a vécu sans heurt et a mené sa vie de labeur au Japon pendant plus de trente ans, mais aujourd’hui chaque jour est source d’inquiétude. Récemment, alors qu’il était au volant, le conducteur d’à côté lui a crié de retourner dans son pays. On le traite de terroriste, il entend continuellement ses employés lui raconter combien ils sont victimes d’injonctions xénophobes sur leur lieu de travail.

Mehmet a un fils de 33 ans, Tefiki tient un restaurant de kebab près de la gare de Warabi. Lui aussi a été victime de harcèlement téléphonique et sous des vidéos indûment tournées, les commentaires haineux se succèdent. Il avait acheté des espaces publicitaires dans les gares et sur les arrêts de bus, mais une campagne d’intimidation adressée aux autorités chargées des transports a entrepris de faire retirer ses encarts publicitaires.

Happy Kebab, le restaurant de Mehmet
Happy Kebab, le restaurant de Mehmet

Des enfants kurdes jouant dans le parc du quartier ainsi que des familles kurdes faisant leurs courses au centre commercial du coin sont photographiés et les images sont mises en ligne sans leur autorisation. « On ne fait que vaquer à nos occupations, pourquoi nous prendre en haine ? », lance Tefiki d’une voix tremblante. « Combien de temps cela va-t-il donc durer ? »

Semer la peur sur les réseaux

Nukui Tatsuhiro est à la tête d’une association à but non lucratif basée à Warabi appelée « Zainichi Kurudojin to Tomoni » (Ensemble avec les Kurdes du Japon) qui vient en aide aux migrants kurdes. Les députés ont été appelés à se prononcer à la Diète en 2023 sur un projet de loi visant à modifier les conditions d’obtention du statut de réfugié, Nukui nous explique que ces délibérations ont joué un rôle majeur dans l’émergence du mouvement anti-Kurdes. L’enjeu était d’instaurer un plafond afin qu’un immigré sans papiers ne puisse plus déposer à répétition un dossier en vue d’obtenir le statut de réfugié, et qu’au-delà d’un certain seuil il puisse être expulsable du territoire. Les partisans de cet amendement souhaitaient empêcher les migrants non éligibles au droit d’asile de prolonger leur séjour par des demandes répétées.

« Le débat a jeté la lumière sur la présence de migrants kurdes au Japon qui étaient nombreux à demander le statut de réfugié, explique Nukui. Certains médias se sont concentrés sur le cas de sans-papiers, suscitant l’ire des opposants à l’accueil des réfugiés et des immigrés. »

En d’autres termes, les débats à la Diète ont braqué les projecteurs sur la communauté kurde qui n’avait guère fait parler d’elle jusque-là. Ils ont géneré un élan xénophobe dans une certaine partie de la population sensible à ces problématiques. La haine en ligne visant les Kurdes a gagné en ampleur et sur les réseaux sociaux de nombreuses voix se sont levées pour appeler de leur vœu une réforme législative facilitant l’expulsion des étrangers demandeurs d’asile. (La réforme est entrée en vigueur en juin 2024 et les demandeurs d’asile sont désormais trois fois ou plus susceptibles d’être expulsés, NdE).

Mauvais timing

Certes, certains ressortissants de la communauté kurde du sud de Saitama ont eu maille à partir avec les autorités locales suite à des problèmes de voisinage, tapage, ou non-respect des règles complexes de ramassage des ordures ou de recyclage. Des infractions (conduite sans permis, dont un accident mortel avec délit de fuite) ont assurément fait la une.

En juin 2023, l’assemblée municipale de Kawaguchi a adopté une pétition favorable à la « répression des crimes commis par certains étrangers » (sans mentionner spécifiquement les Kurdes). Cette votation qui a ensuite été relayée aux gouvernements préfectoral et national, a sans doute conforté les xénophobes dans leurs positions et contribué à donner de Kawaguchi l’image d’une ville aux mains de Kurdes sans foi ni loi.

Malheureusement, un mois après, un incident venait conforter ces préjugés. À la suite d’un différend concernant une liaison extra-conjugale, deux Kurdes en sont venus aux mains. Blessés et transportés dans le même hôpital, leurs amis et parents ont fini par se battre et une rixe a eu lieu sur le parking de l’hôpital. L’incident, largement relayé par certains médias, a suscité un déferlement de haine en ligne générant in fine de nouvelles manifestations anti-kurdes.

« Si l’on se fie à ce que l’on peut voir sur Internet, on pourrait croire que Kawaguchi et Warabi sont des zones de non-droit à la Mad Max où règne la violence.», explique Nukui.

Or la réalité du quotidien ne saurait être plus éloignée de cette image d’épinal.

Accrochages et répliques démesurées

Certes la proportion de résidents non-Japonais est élevée à Kawaguchi et Warabi. À Kawaguchi, notamment le nombre de ressortissants étrangers a plus que doublé en vingt ans, il est passé de 14 679 personnes en 2004 à 39 553 en 2023 (dont seulement 1 200 Turcs, Kurdes compris). Mais le nombre d’infractions annuelles est passé de 16 314 à 4 437 sur la période, la baisse est forte, sachant par ailleurs que 1 129 des 1 313 personnes arrêtées par la police à Kawaguchi en 2023 étaient de nationalité japonaise.

Un porte-parole de l’assemblée municipale nous assure lors de l’interview que le taux de criminalité chez les résidents étrangers n’est pas particulièrement élevé. Mais « il est vrai qu’il y a eu des problèmes de voisinage pour des questions de tapage ou de non-respect de la gestion des ordures ménagères. », concède le fonctionnaire. « C’est pourquoi nous avons pris des mesures. La municipalité a créé un portail multilingue pour que les résidents étrangers se familiarisent avec les règles de la vie en communauté. Nous avons distribué à tous les habitants des brochures avec des codes QR pour faire la promotion du vivre ensemble. »

Un autre employé municipal nous confie que les appels téléphoniques anti-Kurdes étaient devenus de véritables casse-têtes. « Il y a eu un effet Internet, nous recevions une avalanche d’appels de personnes qui nous conseillaient “d’éjecter les Kurdes” ou qui nous demandaient pourquoi nous utilisions l’argent des impôts locaux au profit d’étrangers. Il m’arrivait de passer des journées entières à répondre à ces appels. Mon impression est que la plupart de ces plaignants ne résidaient pas à Kawaguchi. »

Le 20 août 2024, un homme d’une trentaine d’années a été déféré au bureau des procureurs du district de Saitama car il avait envoyé à l’association mentionnée plus haut des messages de menace. Dans une de ses adresses, il promettait de « tuer tous les Kurdes et de les donner en pâture aux cochons». Or cet homme était domicilié dans la métropole de Tokyo. De fait, la plupart des plaintes, des harcèlements ou des intox anti-Kurdes mentionnés dans cet article émanent de personnes extérieures n’ayant aucun lien avec les faits.

Cela ne veut pas dire que les habitants soient tous favorables aux Kurdes. Certains se plaignent du bruit des véhicules et des travaux de démolition. « Ces groupes [de Kurdes] qui traînent devant la supérette me font peur » nous confie un habitant. Les Kurdes ne représentent certes qu’une petite minorité des personnes arrêtées par la police municipale, mais cette communauté compte un nombre important de sans papiers, (surtout si l’on inclut ceux qui ont été déboutés de leur demande d’asile). Certains résidents japonais sautent le pas, font l’amalgame et lient immigration et criminalité.

Quoi qu’il en soit, et en l’absence de preuves, on peut dire que la situation actuelle est largement imputable au système d’immigration japonais qui refuse régulièrement l’asile aux Kurdes malgré les persécutions dont ils font l’objet en Turquie. Rien ne justifie les discours de haine.

Victimes d’une haine à géométrie variable

Les vagues de haine anti-Kurdes datent seulement de 2023. Avant, à Kawaguchi et ailleurs, les manifestations anti-immigrés et discours de haine en ligne visaient plutôt les ressortissants chinois.

Ces agitateurs xénophobes ont d’abord ciblé la communauté coréenne établie de longue date au Japon. Puis ils se sont attaqués aux ressortissants chinois, et aujourd’hui les Kurdes sont dans leur collimateur. L’objet de leur haine varie, mais les instigateurs sont toujours les mêmes et dans leur sillage ils sèment le malheur et désinformation.

Je me suis rendu sur un chantier de démolition géré par un entrepreneur kurde situé hors de la préfecture de Saitama. Son équipe travaillait avec grand soin, ils étaient très attentifs à la pollution sonore et avaient à cœur de protéger les riverains des nuisances causées par les poussières. Sur le retour dans le camion ramenant les équipes vers Kawaguchi, l’entrepreneur dans un souffle confia comme s’il pensait tout haut :

« Ces derniers temps, retourner à Kawaguchi après le travail est déprimant. Avant, je me réjouissait à l’idée de retrouver les miens alors que je voyais s’approcher les rues bordées d’arbres de Kawaguchi, mais aujourd’hui je ne ressens plus que de l’appréhension. Je rentre chez moi et je suis gêné d’être kurde. Un Kurde est-ce si effrayant ? Moi, ce sont les discriminations qui m’effraient. »

De nos jours, au Japon, ce sont les Kurdes qui ont le plus à craindre.

(Photo de titre : manifestation anti-kurde devant la gare de Warabi. Photo prise à Saitama, en septembre 2024. Toutes les photos : © Yasuda Kôichi)

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