Vingt ans après le sommet Japon-Corée du Nord : comment relancer le dialogue pour sortir de l’impasse ?

Politique International

Vingt ans se sont écoulés depuis le deuxième et dernier sommet entre le Japon et la Corée du Nord, avec la question de l’enlèvement des ressortissants japonais au centre des discussions. Où en-est on aujourd’hui ? Il semble avoir quelques éléments nouveaux. Un spécialiste du sujet revient avec nous sur les relations bilatérales entre Tokyo et Pyongyang et tente de trouver des solutions pour relancer le dialogue.

Un dialogue intermittent et infructueux

On dit que plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines, de Japonais auraient été enlevés par des agents nord-coréens entre les années 1970 et 1980.

Les autorités japonaises ont pu confirmer douze enlèvements, avec un total de dix-sept personnes. Seuls cinq d’entre elles sont revenues au Japon, mais ces retours sont cependant remarquables. En 2002, Koizumi Jun’ichirô, Premier ministre à l’époque, s’est rendu en Corée du Nord pour rencontrer Kim Jong-il, alors secrétaire général du parti du travail de Corée, dans le premier sommet de l’histoire des relations des deux pays. Cette rencontre a permis le retour au Japon de cinq des Japonais enlevés. Un deuxième sommet en mai 2004 a permis aux familles des cinq rapatriés, restées en Corée du Nord, de les rejoindre au Japon.

Lors du premier sommet de 2002, les deux chefs d’État ont convenu de la Déclaration de Pyongyang qui mentionnait la réalisation dans les meilleurs délais de la normalisation des relations entre les deux pays et la nécessité de résoudre les questions liées au nucléaire et aux missiles. Deux ans plus tard, les deux hommes se sont à nouveau rencontrés, et la partie nord-coréenne a accepté de rouvrir les enquêtes sur les personnes enlevées dont le sort était inconnu, tandis que la partie japonaise a confirmé son intention de faire une réalité de la normalisation des relations entre les deux pays une fois que tous les problèmes seraient réglés.

Les relations bilatérales se sont interrompues lorsque l’analyse ADN des cendres transférées au Japon comme étant celles de Yokota Megumi, une collégienne kidnappée en 1977, a révélé qu’il ne s’agissait pas des siennes, et que Pyongyang a déclaré que la jeune fille était décédée. Tokyo avait rejeté ces propos, ce qui avait offusqué son interlocuteur.

Dix ans plus tard, en 2014, l’Accord de Stockholm marqua un nouveau développement. La Corée du Nord s’y engageait à mener des investigations complètes au sujet des personnes enlevées et disparues, et la partie nippone à accepter de lever une partie des sanctions économiques prises contre la Corée du Nord.

Pyongyang ayant ensuite continué à effectuer des tests nucléaires et à lancer des missiles balistiques, le Japon avait décidé de nouvelles sanctions, ce à quoi la Corée du Nord avait réagi en annulant unilatéralement ses investigations.

Cette année 2024 marque le 10e anniversaire de l’Accord de Stockholm, et le 20e de celui du dernier sommet entre les deux pays. Si la posture de la Corée du Nord demeure inchangée (elle considère que la question des enlèvements est résolue), certains signes récents montrent néanmoins qu’elle paraît plus disposée à reprendre le dialogue avec le Japon.

En janvier, Kim Jong-un a envoyé un télégramme exceptionnel au Premier ministre Kishida dans lequel il exprimait sa sympathie avec les victimes du tremblement de terre de Noto, et en février, sa sœur, Kim Yo-jong, vice-directrice du département du front uni du Parti des travailleurs, a déclaré : « Il n’est pas impossible que le Premier ministre japonais visite un jour Pyongyang. »

Cela paraît être une réaction à l’ambition montrée par Kishida Fumio qui avait déclaré, en mai de l’année dernière, qu’il souhaitait des discussions de haut niveau sous son autorité directe en vue de la réalisation rapide d’une rencontre au sommet avec la Corée du Nord.

En mars, Kim Yo-jong a cependant durci son attitude en déclarant que l’idée d’un sommet entre les deux pays ne présentait pas d’intérêt pour la Corée du Nord. Ce changement a une explication : Tokyo avait vivement critiqué l’insistance avec laquelle Pyongyang affirmait que la question des enlèvements était résolue.

Ainsi, les deux pays entretiennent sous cette forme un dialogue intermittent qui n’a pas actuellement abouti à des grands changements.

Des informations compliquées sur la survie des personnes kidnappées

Mais alors que les relations bilatérales stagnent, de nouveaux faits sont apparus ces deux dernières années au sujet de l’affaire des kidnappings.

Tout d’abord, après l’Accord de Stockholm, la Corée du Nord a fourni des informations sur la survie de Tanaka Minoru, un des Japonais enlevés, et sur celle de Kaneda Tatsumitsu, l’une de ses connaissances, qui aurait aussi été enlevé. La partie japonaise n’a cependant pas accepté le rapport d’enquête nord-coréen. Saiki Akitaka, un ancien vice-ministre administratif des Affaires étrangères qui a longtemps négocié avec la Corée du Nord, a admis dans un entretien avec le quotidien Asahi Shimbun la véracité de ces informations, mais il a aussi déclaré que « le ministère n’a pas voulu accepter ce rapport d’enquête, car il ne contenait aucune nouvelle information ». L’agence de presse Kyôdô rapporte que le gouvernement Abe, au pouvoir à l’époque, avait montré sa méfiance en le refusant, avec pour argument qu’accepter la proposition nord-coréenne signifierait se laisser embarquer dans leur stratagème, dont le but est que l’on cesse de parler de l’affaire.

Un autre élément nouveau est l’analyse détaillée de l’enquête que le Japon a effectuée en menant en 2004 des auditions des personnes enlevées revenues au Japon. Elle a été révélée par Arita Yoshifu, un journaliste qui est aussi un ancien membre de la Chambre des conseillers, et qui a eu accès à ces documents ultra-confidentiels.

Selon l’un des témoignages, Yokota Megumi aurait souffert de graves problèmes de santé mentale. C’est ce qu’affirme un autre kidnappé qui habitait au même endroit qu’elle. Parmi les documents, figurerait aussi un témoignage selon lequel les autorités nord-coréennes auraient recherché à l’automne 2002 les cendres de la jeune femme.

Enfin, selon une journaliste de Nippon Television qui a enquêté sur cette affaire, un témoignage d’un fonctionnaire japonais établirait qu’il y aurait eu l’une des dents de Yokota Megumi dans l’urne transmise à la partie japonaise comme contenant ses cendres.

Une inquiétante baisse de l’intérêt des Japonais pour ce sujet

Ces nouveaux éléments relatifs n’apportent cependant pas d’informations sur leur survie. Que les Japonais dans leur ensemble s’intéressent aujourd’hui de moins en moins à ce sujet inquiètent beaucoup les anciens kidnappés revenus au pays, et les familles des personnes enlevées. Un mensuel a publié une tribune de Hasuike Kaoru, un ancien kidnappé, dans laquelle il affirme que la Corée du Nord aurait retiré certains enlevés de la liste des survivants parce que ceux-ci auraient pu dévoiler des actes de terrorisme commis dans le passé par la Corée du Nord, et jamais reconnus.

Parmi ces noms figure celui de Taguchi Yaeko, qui avait enseigné le japonais à Kim Hyon Hui, la terroriste qui a déposé l’engin explosif qui a détruit un avion de Korean Airlines en 1987. Hasuike souligne le caractère mensonger des affirmations de la Corée du Nord selon lesquelles huit autres Japonais enlevés seraient décédés aujourd’hui, et deux autres personnes présumées enlevées ne seraient jamais venues en Corée du Nord. Il estime que si l’argument prônant la nécessité de faire d’abord progresser la normalisation des relations entre les deux pays peut sembler solide, il n’est qu’illusoire, car de tels progrès ne conduiront certainement pas à la résolution du problème.

La Corée du Nord ne semble pas pressée de reprendre le dialogue

Pour la Corée du Nord, la situation n’est pas la même que celle qui prévalait en 2002, quand elle s’était lancée dans un sommet bilatéral. Dans la seconde partie des années 1990, le pays connaissait de graves famines et de sérieux problèmes économiques, et elle espérait ainsi beaucoup de la coopération économique japonaise. Mais le renforcement de sa dépendance économique vis-à-vis de la Chine a conduit à une baisse proportionnelle de ses attentes envers le Japon.

Par rapport aux États-Unis, sa situation est aussi bien moins tendue qu’en 2002. L’administration Bush de l’époque voyait la Corée du Nord comme l’un des pays de « l’axe du mal », et utilisait à son égard un langage agressif. Pyongyang espérait alors que Tokyo jouerait un rôle d’intermédiaire avec Washington. Mais si l’ancien président Trump remporte l’élection présidentielle américaine en novembre prochain, un nouveau sommet entre les États-Unis et la Corée du Nord sans l’aide du Japon redevient possible.

Même si les relations avec cette grande puissance ne devaient pas progresser, la Corée du Nord a développé une coopération militaire avec la Russie qui continue son agression en Ukraine. Ses relations avec la Chine ont aussi connu une certaine amélioration. Il existe aujourd’hui une opposition entre d’un côté la Russie, la Chine et la Corée du Nord, et de l’autre les États-Unis, le Japon et la Corée du Sud, dans une configuration de nouvelle guerre froide qui donne un nouveau souffle à la Corée du Nord. Le pays n’a donc guère de motivation à revoir sa relation avec le Japon.

De l’intérêt mutuel Japon-Corée du Nord

Mais gardons-nous d’un pessimisme excessif sur le blocage actuel des relations entre les deux pays. Déjà lorsque Abe Shinzô était Premier ministre, le Japon avait cherché à se diriger vers un sommet, et les efforts renouvelés de Kishida Fumio ont véritablement fait évoluer les choses.

Depuis mai 2023, le dirigeant nippon a multiplié les prises de paroles positives, montrant ainsi son ambition à ce sujet. Lors de sa déclaration de politique générale devant le parlement en octobre dernier, il a parlé des intérêts mutuels du Japon et de la Corée du Nord. Le développement des relations entre les deux pays, a-t-il indiqué à l’attention de la Pyongyang, est dans son intérêt. Il a de même évoqué la coopération économique qui accompagnerait la normalisation des relations.

Depuis son discours de janvier 2023, Kishida Fumio a donné à la question des enlèvements la qualification de question éthique. On devine son intention de susciter une réaction positive de la Corée du Nord tout en maintenant le grand principe de résoudre globalement les questions des enlèvements, de l’arme nucléaire et des missiles. Si la Corée du Nord a pendant un temps montré de l’intérêt pour une réouverture du dialogue avec le Japon, c’est probablement parce que la partie nippone a agi ainsi.

La raison pour laquelle la Corée du Nord a changé d’attitude en mars de cette année et refusé le dialogue n’est pas claire, mais il est permis de penser d’une part qu’elle est liée au développement de ses relations avec la Russie, à la prochaine élection présidentielle américaine, et à la baisse de popularité du Premier ministre Kishida, et d’autre part que cela ne durera pas toujours.

Je pense que le Japon devrait continuer à appeler au dialogue en soulignant les avantages que cela aurait pour la Corée du Nord. Selon Saiki Akitaka, l’ancien vice-ministre administratif des Affaires étrangères que nous avons déjà cité, « la Corée du Nord s’intéresse de près à ses relations avec la Russie et au résultat des élections présidentielles américaines. La possibilité qu’elle recherche un dialogue avec le Japon existe. Dans ce système autoritaire, seul un petit nombre de personnes sont impliquées dans la prise de décision, ce qui fait qu’un changement d’orientation peut être décidé très rapidement pour s’adapter à une évolution de la situation mondiale. »

Si les négociations devaient reprendre, cela marquerait un retour à l’Accord de Stockholm par lequel le Japon s’engageait à lever, en échange de la réouverture des enquêtes par la Corée du Nord, ses sanctions, au nombre desquelles la fermeture de ses ports aux navires nord-coréens : il faut donc se préparer à résister à l’opposition que cela ne manquera pas de susciter dans l’archipel nippon.

Rechercher une résolution des questions liées aux droits humains et à la sécurité

Un leadership fort et et une réelle volonté populaire seront nécessaires pour résoudre le problème nord-coréen. Il ne faut pas laisser se désagréger la question des enlèvements qui est l’un des problèmes liés aux droits humains, mais éliminer simultanément la menace que pose le développement par la Corée du Nord de missiles et de l’arme nucléaire. Aucun de ces problèmes n’est facile à traiter, et il y aura sans doute des décisions difficiles à prendre.

La première étape importante est d’amener la Corée du Nord à la table des négociations. Déterminer s’il est intéressant de commencer par la normalisation des relations bilatérales ou de ne le faire qu’une fois les problèmes résolus devra être tactiquement déterminé en fonction de l’attitude du partenaire.

Conduire des enquêtes basées sur un consensus entre les deux gouvernements au sujet des enlèvements est une option. Même s’il existe de la méfiance et de la colère vis-à-vis de la Corée du Nord, il faut explorer toutes les méthodes pour s’approcher du cœur de la réalité de la question des enlèvements. Parvenir à la résolution du problème des droits humains et à la stabilité dans la sécurité sera impossible sans une forte détermination et une endurance réelle.

(Photo de titre : Koizumi Jun’ichirô, alors Premier ministre et Kim Jong-il, secrétaire général du parti du travail de Corée, à l’issue du sommet Corée du Nord-Japon à Pyongyang en mai 2004. Jiji)

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