Les caisses noires du monde politique japonais : s’attaquer aux racines du scandale

Politique

Avec le scandale des sommes non déclarées qui éclabousse le PLD, parti au pouvoir, pour beaucoup de Japonais indignés, l’argent prend trop de place dans la vie politique. Le politologue Tomisaki Takashi dénonce la complexité byzantine et l’opacité du système de financement, et il souligne la nécessité d’une réforme consolidée et à grande échelle.

Le Parti libéral-democrate (PLD), au pouvoir, est impliqué dans le plus grand scandale de financement que le Japon ait pu connaître depuis des décennies. En effet, certaines des six factions du PLD n’ont pas déclaré des millions de yens de recettes provenant de soirées de levée de fonds. Nous voudrions dans cet article examiner de plus près cette affaire, en identifier les causes structurelles puis envisager les réformes qui seront nécessaires pour rétablir la confiance des Japonais.

L’argent prend trop de place dans la politique japonaise

Le scandale éclate en novembre 2023. Le 18 décembre, le bureau des procureurs de Tokyo perquisitionne le siège des factions précédemment dirigées par le Premier ministre Abe Shinzô et par Nikai Toshihiro, ancien secrétaire général du PLD. Les trésoriers de ces deux factions sont inculpés, sans être arrêtés, le 19 janvier 2024 pour avoir déposé de faux rapports de compte en violation de la loi sur le contrôle des fonds politiques.

Les factions Abe et Nikai sont accusées d’avoir sous-déclaré les revenus provenant des soirées de levées de fonds correspondant à des montants respectifs de 670 millions et 265 millions de yens pendant 5 ans entre 2018 et 2022. L’ancien chef comptable de la faction dirigée jusqu’à récemment par le Premier ministre Kishida Fumio est soupçonné d’avoir omis de déclarer plus de 30 millions de yens provenant de levées de fonds sur une période allant de 2018 à 2020.

Les revenus non déclarés proviennent principalement de la vente de tickets de soirée de levées de fonds dépassant les quotas alloués aux membres de chaque faction. Ces fonds « excédentaires » ont été secrètement transférés aux membres de la Diète ayant vendu ces tickets, en leur donnant la possibilité d’en faire un usage discrétionnaire. Trois juristes du PLD et sept comptables de factions (mais aucun dirigeant de faction n’est à ce jour directement impliqué) ont été inculpés ou sont suspectés de fraude dans le cadre de ce scandale. Une enquête interne du PLD a révélé par ailleurs que des dizaines d’autres personnes avaient reçu des enveloppes, non déclarées.

En vertu de la loi, les hommes politiques et les groupements politiques sont tenus de présenter régulièrement des rapports de compte faisant état des recettes et les dépenses détaillant les montants, la source des fonds ainsi que leurs destinataires. Le montant des recettes des soirées de levées de fonds (voir ci-dessous) en font bien évidemment partie. Les factions Abe et Nikai ont fréquemment dissimulé une partie de ces recettes, et comme ces sommes pouvaient très bien être utilisées à des fins personnelles, il n’est pas étonnant que l’on ait parlé d’un système de caisse noire.

Le scandale a suscité une nouvelle vague d’indignation dans l’opinion publique, les factions du PLD sont dans le collimateur, l’argent prend trop de place dans la vie politique japonaise. Le PLD, éternel parti au pouvoir, a toujours été divisé en factions rivales fonctionnant presque comme des petits partis à part entière. Les membres de la Diète comptent sur leurs factions respectives pour le financement de leurs campagnes et font acte de népotisme quand il s’agit de faire des nominations au sein du parti et à des postes clé du cabinet. Les factions rivalisent entre elles pour faire grossir leurs rangs ou prendre l’ascendant. Ce système fait l’objet de nouvelles critiques depuis le dernier scandale. Sous l’intense pression de l’opinion publique, quatre des six factions du PLD ont annoncé leur dissolution prochaine, un bouleversement majeur est à prévoir au sein du parti au pouvoir.

Mais pour s’attaquer aux causes profondes de ce scandale, il faudrait aller plus loin, modifier à la marge le comportement de certains hommes politiques ou de certaines factions ne suffira pas. L’inadéquation et la déconcertante complexité de la législation visant à réguler le financement de la scène politique japonaise est au cœur du problème. Détaillons les failles structurelles permettant l’existence de cette zone grise et les financements occultes.

Les avancées du train de réformes de 1994

Fin des années 1980 et début des années 1990, une série de scandales liés à du trafic d’influence - notamment le scandale Recruit de 1988 et l’affaire Tokyo Sagawa Kyûbin de 1992 - a causé une levée de boucliers contre le règne de l’argent en politique. En 1993, le PLD, qui avait résisté à l’exigence de réforme, perd le contrôle du cabinet pour la première fois depuis sa création en 1955. En 1994, sous l’égide du gouvernement de coalition du Premier ministre Hosokawa Morihiro, la Diète adopte une loi de réforme révisant le fonctionnement du système électoral, modifiant la loi sur le contrôle des fonds politiques et instaurant des subventions publiques destinées aux partis politiques.

La réforme électorale a supprimé le système permettant à des factions rivales du PLD de présenter chacune un candidat dans la même circonscription électorale. La nouvelle mouture combine les circonscriptions uninominales à de la proportionnelle et un système de subventions publiques a été instauré pour les partis politiques y ayant droit. La nouvelle législation portant sur le contrôle des fonds politiques a durci ses conditions, les déclarations ont été mieux encadrées et l’apport financier des entreprises a été limité. Enfin, les dons nominatifs émanant d’entreprises ou de syndicats à des hommes politiques individuels ont été interdits. L’objectif était de placer non plus des personnes physiques, des individus ou des factions mais des partis au centre du processus électoral.

Tout ce train de réformes a permis de limiter et réglementer le financement privé de la politique japonaise. Selon les chiffres du ministère de l’Intérieur et des Communications, avec la somme record de 170 et 180 milliards de yens, les dépenses politiques totales ont atteint un pic en 1990, avant de progressivement diminuer et tomber à 106 milliards de yens en 2022. Depuis 1994, les arrestations pour violation des règles de la campagne électorale à la Diète connaissent également une baisse significative. Même si ces statistiques sont à prendre avec précaution, le Japon semble être sur la bonne voie, l’archipel a fait des progrès significatifs pour assainir son système électoral et lutter contre la politique de l’argent sale qui sévissait avant 1993.

Les failles du régime actuel

Pourtant, les deux législations régissant actuellement le financement des partis politiques et des campagnes électorales au Japon sont érigées sur un tissu de règles complexes et déroutantes quant aux contributions et aux rapports de compte, d’autant qu’elles laissent la place à une vaste zone grise où il reste possible de naviguer à sa guise.

Tout d’abord, pour collecter, débourser et rendre compte de fonds politiques, tout homme politique est tenu d’avoir un « organisme de gestion de fonds », mais il peut par ailleurs faire appel à des entités de financement dites kôen-kai (groupements de soutien au niveau local) ou se tourner vers une des sections locales de son parti. Il est donc extrêmement difficile de suivre minutieusement les flux financiers (recettes et dépenses) et se faire une idée précise des liens financiers qu’un homme politique peut entretenir avec différents groupes d’intérêt.

À cela s’ajoutent les subventions publiques qui coûtent plus de 30 milliards de yens par an au contribuable. Bien que les partis soient tenus de déclarer leurs dépenses, les subventions perçues sont en grande partie versées aux cadres des partis en tant que « dépenses liées à l’activité politique ». Or, personne n’est tenu d’expliquer comment ces fonds, fournis par le contribuable japonais, sont dépensés. Les membres de la Diète ne sont pas non plus tenus de communiquer sur l’usage de leur indemnité mensuelle s’élevant à un million de yens reçue en plus de leur salaire, censée permettre le financement de « la recherche, des relations publiques et de l’hébergement ». Il parait utopique d’espérer assainir le financement de la scène politique tant que les politiciens restent autorisés à naviguer dans un environnement législatif aussi opaque.

Une proposition en trois axes

Je suis loin d’être le premier à souligner les failles et les ambiguïtés de ce système de financement. Mais il est notoire que les hommes politiques sont lents à s’astreindre eux-mêmes à des régulations. C’est pourquoi il faut souvent de grands scandales comme celui qui a récemment agité l’opinion pour faire avancer les réformes. Il est clair que la scène politique japonaise est mûre pour un nouveau cycle de réformes. Mais comment s’y atteler ?

Il faut dans un premier temps définir les objectifs de base. On ne peut faire abstraction du financement, ces fonds sont nécessaires au bon fonctionnement de la vie démocratique. Des études montrent que le Japon est plus dépensier que les pays européens quand vient le moment de financer des campagnes électorales, mais il y consacre beaucoup moins de fonds que les États-Unis. À mon sens, le principal problème du financement au Japon est moins la quantité d’argent dépensée, que le manque de transparence dans la gestion des flux et l’incapacité à maintenir une distinction claire entre dépenses officielles et personnelles. Il faut y voir une cause importante de la désaffection et du cynisme des électeurs. La réforme du financement de la vie politique devrait avoir pour objectif principal d’assurer une transparence maximale.

C’est pourquoi, je voudrais proposer une réforme sur trois axes.

Premièrement, il faudrait que les finances de chaque homme politique ne relève que d’un seul « organisme comptable ». Cela permettrait d’éviter les flux financiers occultes circulant entre diverses entités de financement et faciliterait la compréhension de la situation dans son ensemble.

Ensuite, il faudrait agréger dans une seule comptabilité le financement politique et le financement des campagnes, qui font actuellement l’objet de compte-rendu et de contrôles séparés (ce dernier relève de la loi sur l’élection des hommes d’État). Cette distinction n’a pas lieu d’être, et ajoute à la confusion et contribue à générer des zones grises. Chaque organisme comptable devrait disposer d’un compte bancaire unique sur lequel transiteraient toutes les recettes et les dépenses ; les transactions en espèces devraient être interdites par principe. Les rapports de compte détaillant les recettes et les dépenses devraient être numérisés et mis, en ligne, à la disposition du public.

Un deuxième axe consisterait à élargir l’éventail des dons à déclarer afin de faire la lumière sur l’origine des fonds. En vertu de la loi actuelle, il n’est pas obligatoire de déclarer les dons individuels inférieurs à 50 000 yens, ni les achats groupés de tickets lors de soirées de levée de fonds d’un montant total inférieur à 200 000 yens. Je déplore que le niveau de transparence soit si bas. Les rapports de compte devraient mentionner nominativement l’identité de tous ceux donnant 10 000 yens ou plus par an.

Troisièmement, une commission indépendante devrait être mise en place pour contrôler les rapports de compte déposés par les hommes politiques. L’audit qui est actuellement mené par des fonctionnaires du ministère de l’Intérieur et des Communication ou par des commissions électorales locales, n’est qu’une formalité visant juste à s’assurer que tous les documents nécessaires ont été fournis. Idéalement, la nouvelle commission devrait être habilitée à examiner et vérifier un rapport de compte, et pouvoir à tout moment exiger des justificatifs, signaler le cas échéant la nécessité d’apporter des corrections voire même lui permettre, d’intenter une action administrative pour invalider une élection ou suspendre les droits d’un contrevenant. Signalons que la plupart des pays démocratiques disposent d’organismes indépendants habilités à infliger des sanctions administratives en cas de violation des lois sur le financement, ce qui permet par ailleurs de limiter les sanctions pénales.

Équilibrer les financements publics et privés

Certains ont appelé à l’interdiction complète des dons émanant d’entreprises, de syndicats ou autres, pensant que ce serait là, la solution miracle pour pallier la corruption des politiques. Mais aucune étude comparative internationale ne laisse à penser qu’il s’agisse là d’une panacée. Les lobbies jouent un rôle important dans notre vie démocratique contemporaine, ils façonnent aussi la marche des sociétés en s’impliquant dans le processus politique. Bien entendu, il faut mettre en place des mécanismes permettant aux électeurs de contrôler cette participation, surtout lorsqu’il s’agit des flux financiers, pour qu’au moment de voter chacun puisse se faire un avis éclairé. Les apports financiers devraient être limités afin de maintenir le financement privé à un niveau acceptable par le public.

Mais au Japon en ce moment, le problème le plus important est la prépondérance du financement public, citons l’exemple des subventions d’État aux partis politiques. En effet, les subventions de l’État japonais comptent parmi les plus généreuses au monde, elles dépassent même celles pratiquées aux États-Unis ou en Allemagne. Il faudrait instaurer un principe de base statuant que les partis ne peuvent pas percevoir de l’État plus qu’ils ne reçoivent de leurs donateurs. La Cour suprême allemande a stipulé en ce sens que la moitié des fonds devaient provenir de sources autres que l’État.

Pour relever le défi d’une réforme globale et intégrée du financement des partis politiques et des campagnes électorales, le gouvernement japonais devrait mobiliser le Conseil du système électoral (un organe consultatif agissant auprès du Premier ministre), qui est actuellement en sommeil. Des aménagements ponctuels ne suffiront pas à restaurer la confiance de l’opinion dans son système politique. Ce dont la démocratie japonaise a besoin aujourd’hui, c’est une mise à niveau du système et l’instauration d’un plan de réforme complet élaboré par un groupe d’experts et approuvé par tous les principaux partis.

(Photo de titre : les cadres de la faction Abe du PLD s’excusent auprès de leurs membres à la suite de la décision de dissoudre la faction. Photo prise le 19 janvier à Tokyo. Jiji)

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