Multiplication des attaques d’ours au Japon : comment coexister avec cet « animal sauvage de proximité » ?

Société Environnement

Durant la seconde moitié de l’année dernière, les médias ont fait état quasi-quotidiennement d’attaques d’ours sur des personnes. À l’origine de leur irruption dans la sphère des installations humaines, il y a d’abord la pénurie de glands, un aliment essentiel pour ces animaux, mais d’autres facteurs entrent en jeu, comme le vieillissement démographique des territoires et leur dépeuplement croissant. Des voix s’élèvent contre l’idée de quotas de chasse, mais la coexistence avec cet « animal sauvage de proximité » est-elle possible ? Nous avons posé la question à un expert du sujet.

Satô Yoshikazu SATŌ Yoshikazu

Professeur à l’université Rakuno Gakuen (ville d’Ebetsu, à Hokkaidô). Né en 1971 à Tokyo. Il a commencé à étudier la situation des ours higuma (ours brun de l’Oussouri) et la gestion de leurs conflits avec les êtres humains quand il était étudiant à l’Université de Hokkaidô. En tant que secrétaire général de l’ONG Nihon Kuma Network, il s’occupe aussi de l’information du public sur les ours, et de la protection des ours de l’île de Shikoku. Il est l’auteur notamment de « Ours urbains : faire face à l’ours higuma, notre voisin » (Urban bea : Tonari no higuma to mukiau, paru aux Presses universitaires de Tokyo).

Une synchronie avec les médiocres récoltes de fruits sauvages

Il existe dans le monde huit espèces d’ours (kuma). Au Japon, nous avons les higuma, ours bruns de l’Oussouri, qui vivent sur l’île de Hokkaidô, et les tsukinowa-guma, ours noir d’Asie, que l’on trouve sur Honshû (la plus grande des quatre îles principales du pays) et l’île de Shikoku, au sud-ouest. Le premier est de taille imposante, environ 2 mètres de haut, et le second relativement plus petit, avec seulement 1,2 mètre. Si l’ours noir d’Asie est déjà éteint sur l’île de Kyûshû et a presque disparu à Shikoku, au niveau national il ne fait aucun doute que la population d’ours augmente.

Satô Yoshikazu, secrétaire général de l’ONG Nihon Kuma Network (Réseau japonais de l’ours), qui mène des recherches sur les ours depuis plus de 30 ans, explique que ces animaux vivent depuis longtemps à proximité des zones d’activités humaines. « Depuis 2000, les ours multiplient les apparitions dans des aires urbanisées. La production de glands est cyclique, et il arrive qu’elle soit mauvaise. Lorsque c’est le cas, les ours cherchent d’autres choses à manger, et pénètrent dans la sphère des activités humaines. Il se trouve que cette année, leur nombre a atteint un niveau encore jamais constaté. »

D’après les informations collectées directement par le ministère de l’Environnement, 212 personnes ont été attaquées par des ours entre avril et fin novembre 2023, et 6 d’entre elles en sont mortes. C’est le nombre le plus élevé depuis que le ministère a commencé à compter ces incidents, en 2006. « Jusqu’à présent les ours ne se montraient pas en grand nombre au même moment à Hokkaidô et sur Honshû. 2023 est aussi une année exceptionnelle à cet égard. Quoiqu’il en soit, une telle situation avec nombreuses attaques d’ours se reproduira immanquablement si des mesures radicales ne sont pas prises » estime M. Satô.

Une histoire des conflits avec les ours

Il n’y a pas qu’au Japon qu’on trouve des « ours urbains », ces animaux vivant dans des forêts proches des villes qui font parfois irruption dans les zones habitées par l’homme.

« Aux États-Unis par exemple, on voit des ours noirs américains, des animaux de petite taille, proches des ours tsukinowa-guma, venir dans les zones urbanisées où ils mangent ce qu’ils trouvent dans les poubelles ou nagent parfois dans les piscines individuelles. Mais le nombre de grizzlis, qui sont semblables aux ours higuma, a beaucoup baissé du fait de leur extermination autrefois. Les seuls endroits où ils se reproduisent au sud du Canada sont des zones où ils sont protégés, comme le parc national du Yellowstone, et on n’en voit pas à proximités des villes. En Europe, il y en a encore moins. Le Japon est unique dans le sens que c’est le seul pays où des ours higuma vivent à proximité d’une ville de deux millions d’habitants, comme l’est Sapporo. »

L’histoire du conflit entre les ours higuma et l’homme a commencé avec la mise en valeur de Hokkaidô pendant l’ère Meiji (1868-1912). « L’incident de Sankebetsu » dans le nord de l’île en décembre 1915, ou l’histoire d’un ours higuma meurtrier qui s’est introduit dans deux fermes où il a tué sept personnes dont une femme enceinte et plusieurs enfants, et en a blessé trois autres, a beaucoup choqué. Cet épisode a inspiré des œuvres de fiction, à commencer par le roman Kuma arashi, de Yoshimura Akira. Les ours higuma sont ainsi devenus un animal inspirant la terreur, et donc un ennemi à éradiquer.

Les ressources forestières de l’île ont été de plus en plus exploitées dans l’après-guerre, en raison de la croissance démographique japonaise et de la demande pour le bois. En 1966 a été mis en place le « système d’éradication des ours au printemps », qui consistait à les éliminer au fusil ou dans des pièges au moment où ils sortaient d’hibernation.

De l’éradication à la protection

Les années soixante-dix et quatre-vingt ont vu une baisse d’un grand nombre d’animaux sauvages, à commencer par les ours higuma.

À partir de 1990 environ, un mouvement recherchant la coexistence avec l’environnement naturel s’est propagé partout dans le monde. Le Japon a ratifié la Convention sur la diversité biologique, et le pays est passé à une politique de protection des animaux sauvages.

« Le nombre d’ours higuma avait diminué puisqu’ils étaient considérés comme des animaux nuisibles à abattre sans aucune restriction. Cela avait réduit leur aire de répartition. Avec l’abolition du système d’éradication des ours au printemps, on est passé d’une politique d’extermination à une politique de protection, amenant à une augmentation constante de leur nombre. On a constaté à partir de la dernière moitié des années quatre-vingt-dix des apparitions plus fréquentes sur des terres cultivées et une aggravation des dégâts aux récoltes. »

L’augmentation du nombre de cerfs sika exerce une grande influence sur ces ours.

« L’image qu’on a des ours higuma est qu’ils mangent des saumons qu’ils ont péchés dans la rivière, mais seuls quelques ours de la péninsule de Shiretoko se nourrissent ainsi. Le nombre de saumons du Pacifique qui viennent se reproduire dans les rivières où ils sont nés est en diminution. Les ours les ont remplacés par les cerfs sika.

Ces animaux se nourrissent exclusivement d’herbe que les ours apprécient aussi. Mais les ours mangent des cadavres de cerfs sika abattus à proximité des surfaces cultivées et des faons.

« Je pense que les ours tsukinowa-guma se nourrissent aussi de ces cerfs. Lorsque les arbres n’ont pas produit beaucoup de glands ou de noix, la probabilité qu’ils soient d’abord découverts et mangés par les sangliers est encore plus grande. »

Une affiche dans la ville de Sapporo qui appelle à une grande vigilance face aux ours.
Une affiche dans la ville de Sapporo qui appelle à une grande vigilance face aux ours.

L’apparition d’ours en périphérie des villes depuis les premières années du XXIe siècle est aussi influencée par la stratégie nationale pour la diversité. On met en place des zones vertes le long des rivières et des grands axes urbains, ce qui crée un réseau de verdure entre la forêt et les aires urbaines, et conduit à l’apparition d’animaux sauvages en ville. À Sapporo, c’est dans la deuxième décennie de notre siècle que l’on a vu l’apparition d’ours higuma dans les quartiers résidentiels.

« Les ours qui vivent loin dans la montagne fuient quand ils voient des êtres humains, mais ceux qui ont grandi à proximité de nos habitations sont habitués au bruit des voitures et à la présence humaine. Comme ils n’ont jamais été poursuivis par des chasseurs, ils n’ont pas peur de l’homme. »

Suite > Le vieillissement démographique et le dépeuplement en arrière-plan

Tags

environnement nature montagne agriculture animal ours bois

Autres articles de ce dossier