Promouvoir ou réglementer ? Une stratégie japonaise ambigüe en matière d’énergie nucléaire

Politique Environnement

Kamikawa Ryûnoshin [Profil]

Le Premier ministre Kishida Fumio semble avoir fait revenir le Japon vers une meilleure acceptation du nucléaire dans le bouquet énergétique du pays. Des obstacles subsistent toujours cependant, y compris les dépenses pour la construction de nouvelles centrales et le maintien des structures existantes, ainsi que des questions concernant les réglementations qui rendent un grand nombre de personnes sceptiques vis-à-vis de cette énergie décarbonée.

Le nucléaire : du « moins possible » à « utilisation maximale »

Le 10 février 2023, le gouvernement du Premier ministre Kishida Fumio a considérablement modifié sa politique en matière d’énergie nucléaire. Avec sa stratégie de base pour la mise en œuvre de la GX (transformation verte), le gouvernement choisit un cap bien différent de ses prédécesseurs, tels que Abe Shinzô (2012-2020) ou Suga Yoshihide (2020-2021), qui adoptaient des approches plus prudentes. Les deux administrations précédentes ont vu le redémarrage des centrales nucléaires, autorisé selon certaines circonstances, mais l’objectif à long terme était de réduire la dépendance du Japon par rapport à l’énergie nucléaire. En somme, aucun nouveau réacteur ne devait être construit et les structures existantes ne devaient pas non plus être modernisées. En revanche, la nouvelle politique de base de la GX définit clairement l’énergie nucléaire comme l’une des sources qui « contribuent à la sécurité énergétique du pays et sont particulièrement efficaces pour le processus de décarbonisation ». Elle sera donc autant que possible privilégiée. L’exécutif a pris des initiatives pour développer et construire des réacteurs de prochaine génération, notamment sur les sites abritant des centrales nucléaires qui ont été démantelées.

La nouvelle politique de base de la GX prolonge la durée de vie autorisée des réacteurs des centrales déjà existantes. Celles-ci pouvaient fonctionner jusqu’à « 40 ans en principe », avec un maximum de 60 ans, mais désormais, tout temps d’arrêt dû à des procédures d’ordre judiciaire ou réglementaire, tels que les périodes qui ont suivi l’accident nucléaire de Fukushima Daiichi en 2011, ne sera pas comptabilisé dans la durée de vie d’un réacteur. Certaines installations nucléaires pourraient donc ainsi être exploitées au-delà de 60 ans. Le gouvernement a ensuite codifié ces changements dans le Projet de loi sur la décarbonisation de l’approvisionnement en électricité, soumis au Parlement le 28 février. Le texte consistait en une série d’amendements à cinq lois relatives à l’énergie, finalement promulgués en mai.

Cependant, ceux qui habitent près de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi n’ont pas oublié cette tragédie et toutes les conséquences qu’elle a engendrées. Loin de là. Sur place, il y a 880 tonnes de combustible et de débris qu’il est pratiquement impossible d’enlever, si bien que le démantèlement ne sera vraisemblablement pas terminé avant 40 ans, comme initialement prévu. En août 2023, 337 kilomètres carrés de terres, répartis sur sept municipalités étaient toujours inhabitables, et 26 808 personnes n’ont toujours pas pu regagner leur domicile dans la préfecture de Fukushima. Le 24 août, de l’eau traitée de la centrale et qui contient du tritium radioactif a été déversée dans la mer, se heurtant à l’opposition de l’industrie halieutique locale et l’embargo de la Chine. Avec la situation actuelle à Fukushima et les inquiétudes suscitées sur la question de la sécurité de l’exploitation des centrales nucléaires, pourquoi ce revirement si soudain dans la politique japonaise en matière d’énergie nucléaire ?

La centrale nucléaire de Fukushima Daiichi, le 24 août 2023 (© Jiji)
La centrale nucléaire de Fukushima Daiichi, le 24 août 2023 (© Jiji)

La prudence des anciens gouvernements

Produire de l’énergie nucléaire coûte relativement cher si l’on considère le cycle de vie d’une centrale dans sa totalité, y compris le retraitement du combustible, l’élimination des déchets radioactifs, les coûts de démantèlement en plus de la réponse apportée à la suite de l’accident et les coûts d’atténuation des risques. Les dépenses de construction et de sécurité ont également considérablement augmenté depuis mars 2011. Cependant, pour les centrales nucléaires déjà construites, les coûts de production restent relativement bas, permettant de faire baisser les prix de l’électricité.

C’est pour cette raison, et aussi parce que les centrales nucléaires engendrent des coûts de maintenance et de gestion élevés pendant les périodes de mise à l’arrêt, que les compagnies d’électricité japonaises, le secteur de l’industrie au sens large, et le ministère de l’Économie, du Commerce et de l’Industrie (METI) ont plébiscité le redémarrage des centrales à l’arrêt, dont les opérations avaient été suspendues jusqu’à ce que leurs opérateurs puissent prouver qu’ils peuvent satisfaire aux exigences des nouvelles normes en vigueur.

La construction de nouvelles centrales nucléaires n’a pas non plus été complètement exclue pendant les gouvernements Abe et Suga. En effet, des responsables n’ont eu de cesse de citer la capacité des centrales nucléaires à réduire les coûts de production d’électricité, à assurer un approvisionnement stable en électricité tout en augmentant la capacité d’autosuffisance énergétique du pays, et à contribuer à lutter contre le changement climatique par la décarbonisation de l’économie japonaise. De plus, certains craignaient qu’un abandon total de l’énergie nucléaire ne soit synonyme pour le Japon de pertes de ressources humaines et de savoir-faire technologique. Ainsi, le pays prendrait du retard dans d’importants secteurs tels que la sécurité énergétique et la compétitivité à l’échelle nationale. Un tel postulat était d’autant plus préoccupant que la Russie comme la Chine cherchaient à devenir leaders dans la construction de réacteurs de nouvelle génération.

Toutefois, craignant de s’attirer les foudres de l’opinion publique, Abe Shinzô comme Suga Yoshihide ont maintenu qu’ils n’avaient pas, « à l’heure actuelle », l’intention de construire de nouvelles centrales sur des sites nouveaux ou déjà existants. L’opinion publique est alors restée hésitante sur la question de l’énergie nucléaire jusqu’au début de l’administration Kishida. Selon un sondage du journal Asahi Shimbun, une forte majorité de personnes était contre le redémarrage, ceux qui se sont prononcés « pour » se situant entre 28 % et 32 %. Et l’administration Suga a marché dans les pas de son prédécesseur Abe Shinzô, et ira même plus loin, en nommant Kôno Tarô et Koizumi Shinjirô, deux sceptiques de l’énergie nucléaire, à des postes ministériels importants et qui faisaient la part belle à la promotion des énergies renouvelables. Le Premier ministre Kishida n’était lui-même « pas très enthousiaste » à l’idée d’un retour au nucléaire. Dans un livre paru en 2021, le dirigeant japonais écrit : « Mon opinion est qu’à l’avenir, nous devrions réduire notre dépendance à l’égard de la production d’électricité nucléaire et concentrer le bouquet énergétique du Japon sur les énergies renouvelables telles que l’éolien en mer, la géothermie et l’énergie solaire. »

Deux éléments en faveur d’un retour au nucléaire

Au Japon, les partisans de l’énergie nucléaire ont cependant été traités plus chaleureusement. Alors que les pays occidentaux ont progressivement assoupli les restrictions liées au Covid-19, l’économie a commencé à s’accélérer. Mais l’approvisionnement et la production d’énergies fossiles ne pouvaient satisfaire la demande si bien que les prix ont explosé dans le monde entier. Cette situation a amené les banques centrales à relever leurs taux d’intérêt, afin d’apaiser les effets de l’inflation. Puis, l’invasion russe en Ukraine en février 2022 a rendu l’approvisionnement en énergie instable, en faisant un défi encore plus important à l’échelle de la planète tout entière.

Mais Tokyo a poursuivi sa politique monétaire et fiscale expansionniste. L’affaiblissement rapide du yen a exacerbé la situation, déjà grave, du Japon en raison de la quasi-dépendance totale du pays aux importations de pétrole et de gaz naturel. L’inflation a atteint des niveaux qui n’avaient pas été observés depuis des décennies au Japon.

En plus du coût des intrants énergétiques, le Japon n’a pas construit assez rapidement d’installations plus efficaces pour la production d’énergie, capables de remplacer les centrales électriques inefficaces, déclassées, qui utilisaient des énergies fossiles. En partie en raison de la politique de décarbonisation mise en place par le gouvernement, la capacité d’approvisionnement en électricité s’en est trouvée réduite, avec des prix encore plus élevés, et un risque accru de panne de courant généralisée. En effet, le gouvernement a émis la première alerte à la consommation d’électricité en mars 2022 dans les zones desservies par la Tokyo Electric Power Company (Tepco) et la Tôhoku Electric Power Company.

L’opinion publique commença alors à changer sur la question du nucléaire. Selon un sondage mené par le journal Asahi Shimbun, en février 2022, le nombre d’opposants au redémarrage des centrales était devenu minoritaire, du jamais vu. Après la victoire confortable du Parti libéral démocrate (PLD) en juillet de la même année aux élections de la Chambre des conseillers, le Premier ministre Kishida était sur le point de profiter de « trois années dorées », pendant lesquelles il n’y aurait pas d’élections nationales à moins qu’il n’en décide lui-même autrement et n’organise un scrutin. Galvanisé par le confort de sa position, il a organisé la première réunion du Conseil de mise en œuvre de la GX et a entamé un revirement de la politique du gouvernement vers la construction de nouvelles centrales nucléaires et/ou l’allongement des périodes d’exploitation des structures déjà existantes.

En décembre 2022, le journal Asahi Shimbun a rapporté que le secrétaire politique de Kishida Fumio, Shimada Takashi, avait déclaré que la politique de son gouvernement était désormais d’améliorer ou de remplacer les centrales nucléaires. Shimada Takashi a été vice-ministre au METI et également directeur de Tepco après sa nationalisation effective. Au sein du METI, des voix ont commencé à s’élever ; le retour vers le nucléaire devait être décidé « maintenant ou jamais ». L’administration Kishida commença bientôt à promouvoir activement la construction de nouvelles centrales nucléaires, arguant qu’il « valait mieux bâtir de nouvelles structures que de dépendre des anciennes ». L’opinion publique sur le redémarrage des centrales a continué de s’apaiser : la version de février 2023 du sondage du journal Asahi Shimbun révéla que les pro-redémarrages étaient maintenant plus nombreux (51 %) contre leurs détracteurs (42 %). Si le réel impact de ces décisions ne permettra pas de résoudre les défis énergétiques auxquels est confronté le Japon à court terme, il a au moins eu le mérite de démontrer la confiance du gouvernement en l’utilisation du nucléaire, en tant qu’étendard des efforts déployés par le pays pour la décarbonisation. Les compagnies d’électricité japonaises, le secteur industriel au sens large et le METI ont réussi à exploiter l’opportunité actuelle d’orienter la politique énergétique du Japon vers une plus grande dépendance à l’énergie nucléaire.

Suite > Kishida Fumio avide de reconnaissance

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Kamikawa RyûnoshinArticles de l'auteur

Né en 1976. Professeur de droit et de sciences politiques à l’Université d’Osaka, où il s’est spécialisé dans la théorie du processus gouvernemental. Titulaire d’un doctorat de droit de l’Université de Kyoto.

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