Le Premier ministre Kishida Fumio à la recherche de son Machiavel intérieur ?

Politique

Si sa cote de popularité est au plus bas, cela semble ne décourager en rien le Premier ministre Kishida Fumio, qui s’accroche au pouvoir. Un journaliste politique chevronné analyse le curieux remaniement ministériel et spécule sur les ambitions du dirigeant japonais.

Le 4 octobre 2023, le Premier ministre Kishida Fumio a passé le cap des deux ans depuis qu’il tient les rênes de la scène politique japonaise. Deux ans, cela peut sembler court, mais cela signifie qu’il fait déjà mieux que sept de ses huit prédécesseurs... Compte tenu de la très faible cote de popularité de son cabinet (21,3 % à la mi-novembre, le chiffre le plus bas enregistré depuis le retour du PLD au pouvoir en décembre 2012) et de sa réputation de « gentil », on pouvait imaginer que Kishida ne s’acharne pas et cède la place, mais de plus en plus de signes — dont le dernier remaniement ministériel — semblent indiquer qu’il a l’intention de s’accrocher au pouvoir et qu’il se verrait bien rejoindre les rangs de ces leaders ayant réussi à faire une longue carrière et à marquer les esprits comme Koizumi Jun’ichirô (2001-06) ou le défunt Abe Shinzô (2012-20).

Trois ans de plus ?

La marque la plus explicite de cette volonté se trouve sans doute dans l’allocution que Kishida a faite le 26 septembre, lors de la réunion de sa nouvelle administration. Le Premier ministre a alors chargé son gouvernement d’élaborer un ensemble de mesures économiques afin que le Japon entre dans une nouvelle phase de croissance. Avant même qu’un calendrier n’ait été établi, Kishida a appelé à « des efforts intensifs afin que les trois prochaines années soit une période de changement ».

Le remaniement ministériel du 13 septembre était déjà révélateur de cet état d’esprit. Le diriegant nippon semblait n’avoir d’autre but que de s’assurer le soutien du Parti libéral-démocrate (PLD, au pouvoir) et de faire décoller la cote de popularité du gouvernement. (Voir notre article : Remaniement du gouvernement japonais : les ministres choisis par Kishida Fumio)

Pendant la conférence de presse annonçant la composition de son nouveau cabinet ministériel, Kishida a dit vouloir « construire une nation promettant des lendemains meilleurs », il citait alors un slogan forgé par le Premier ministre Ikeda Hayato (1960-64) — figure clef du miracle économique japonais de l’après-guerre et fondateur de la faction du PLD que mène aujourd’hui Kishida. « C’est parce que j’ai dans l’idée de mener à bien ce projet de refondation de la nation que je continue de nommer ministre des personnalités dotées des capacités exceptionnelles permettant de faire avancer les choses, et que je place au premier plan ces secteurs clés que sont l’économie, la société, les affaires étrangères et la sécurité. »

Bien entendu, on ne s’attendait pas à ce qu’il dise : « J’ai procédé à quelques ajustements cosmétiques pour corriger la trop faible cote de popularité du cabinet. » Néanmoins, cette mention de « capacités exceptionnelles à faire avancer les choses » cadre mal avec les nouveaux visages des hauts fonctionnaires nouvellement désignés.

Sacrifier le ministre des Affaires étrangères

Des postes clefs. Kishida a nommé Kamikawa Yôko aux Affaires étrangères. Cette femme polique fait partie de son sérail, elle remplace Hayashi Yoshimasa, également de la faction Kishida. Le Premier ministre a par ailleurs placé Kihara Minoru, de la faction Motegi, à la Défense. Il y remplace Hamada Yasukazu, un politique indépendant. Or, les ministres des Affaires étrangères et de la Défense participent au Conseil national de sécurité et ont donc tous deux un accès privilégié à des informations très sensibles.

Remplacer Hayashi par Kamikawa était un choix particulièrement surprenant. Cette dernière n’a jamais été en charge de la diplomatie, ni au sein du gouvernement ni pour le PLD, or, elle remplace Hayashi et prend les rênes du ministère des Affaires étrangères dans un contexte international très tendu. Le Japon conserve la présidence du Groupe des Sept jusqu’à la fin 2023 et, compte tenu de la guerre qui fait rage en Ukraine, les autorités japonaises peuvent à tout moment être amenées à diriger une conférence du G7. Hayashi, lui, s’était rendu en Ukraine le 9 septembre et il était en train de préparer la prochaine conférence des ministres des affaires étrangères du G7 qui a lieu le 8 novembre.

Certes, Kamikawa est une politicienne chevronnée aux compétences reconnues. Diplômée de l’université de Tokyo, elle a travaillé à l’institut de recherche Mitsubishi, obtenu une maîtrise à l’université de Harvard et a travaillé comme assistante du sénateur américain Max Baucus avant de se lancer dans la politique au Japon. Élue à la Diète en 2000, elle a décroché son premier poste ministériel en 2007. Elle était alors ministre d’État, chargée de missions et s’est occupée de la baisse de la natalité ou de l’égalité des sexes sous le premier gouvernement Abe. Elle a ensuite été ministre en charge des Archives publiques sous le cabinet de Fukuda Yasuo. Kamikawa est surtout restée dans les mémoires pour son mandat au ministère de la Justice (depuis 2014) sous le second cabinet Abe, en présidant à l’exécution de 13 membres de la secte Aum, jugés coupables de l’attentat au sarin dans le métro de Tokyo en 1995.

Aucune raison impérieuse ne semblait justifier le remplacement du si fiable Hayashi par l’inexpérimentée Kamikawa. D’autant que Nishimura Yasutoshi était maintenu à son poste de ministre de l’Économie, du Commerce et de l’Industrie et que Takaichi Sanae restait ministre de la Sécurité économique. Hayashi a dû trouver la décision difficile à avaler.

Certains ont émis l’hypothèse que Hayashi avait déplu à Kishida en se rendant en Ukraine en compagnie de Mikitani Hiroshi, le directeur général du groupe Rakuten qui avait critiqué le « nouveau capitalisme » de Kishida. Mais la véritable raison est sans doute ailleurs. L’explication la plus convaincante serait que Kishida cherche à redorer son image publique en nommant une femme à la tête du ministère des Affaires étrangères, une première en 19 ans. Et qu’il cherche ainsi à égaler un record, avec un cabinet ministériel comptant cinq femmes. Cela expliquerait également que Takaichi ait été maintenue à son poste malgré qu’elle ait publiquement contesté Kishida sur la question du financement de l’augmentation du budget de la défense.

S’emparer de la diplomatie

Lors de la conférence de presse évoquée ci-dessus, un journaliste a demandé à Kishida pourquoi il avait jugé nécessaire de remplacer son ministre des Affaires étrangères, un poste où la continuité est considérée comme un atout majeur. Bizarrement, Kishida s’est justifié en déclarant : « Les ministres ont certes un rôle important à jouer, mais la diplomatie des sommets est tout aussi cruciale. Or, j’ai l’intention de jouer personnellement un rôle majeur dans cette diplomatie des sommets. »

Un cadre du ministère confiait sa stupéfaction. « C’est un peu comme si l’on disait : “Peu importe qui est à la tête du ministère des Affaires étrangères, je vais m’occuper moi-même de la diplomatie”. J’ai été surpris que cela soit dit de but en blanc. »

Les prises de positions de Kishida sur le sujet sont peut-être dues aux épreuves qu’il a lui-même traversées quand il était aux Affaires étrangères sous Abe. Car, bien qu’il ait été celui ayant réussi à se maintenir le plus longtemps et sans interruption à la tête de ce ministère, les médias ont presque toujours parlé de la « diplomatie Abe ». D’autre part, quand les ministres des Affaires étrangères japonais et sud-coréen ont annoncé l’accord de décembre 2015 portant sur la question des femmes de réconfort, les nationalistes japonais de droite ont lancé leur vindicte contre Kishida. Pourtant, Abe lui-même m’a confié un jour que Kishida n’avait pratiquement joué aucun rôle dans l’élaboration de cet accord et que c’est le cabinet du Premier ministre qui était chargé de l’affaire.

On a l’impression que le style de Kishida ressemble à celui d’Abe, sa ligne diplomatique est dictée par le sommet. Il semble vouloir compenser la frustration ressentie quand impuissant, il était ministre des Affaires étrangères.

Fade et sympathique, mais calculateur

Kishida a longtemps été vu comme un centriste, conciliant et soucieux de parvenir au consensus. Ce style contraste fortement avec le leadership souvent dominateur et intransigeant d’un Abe ou d’un Suga Yoshihide, son prédécesseur immédiat. Aujourd’hui encore, Kishida garde l’image d’un « gentil », sérieux et effacé. Mais la gestion de la crise du Covid-19 ou de la guerre en Ukraine lui a donné la confiance, et il fait montre d’un empressement surprenant à s’attaquer à des questions politiquement risquées. Quand le nouveau cabinet dit avec insistance vouloir « relever les défis qui ne peuvent plus être repoussés », j’y vois un signe de la montée d’adrénaline politique de Kishida.

Un animateur de talk-show télévisé a récemment plaisanté sur le talent remarquable de Kishida à être « inintéressant », tout en soulignant qu’il réussissait sans tambour ni trompette à mettre en œuvre des mesures qui normalement auraient suscité d’énormes protestations, comme le doublement du budget de la défense ou le redémarrage des réacteurs nucléaires du pays. Sa personnalité fade et sympathique permettrait à Kishida réduire les tensions pourtant inhérentes à l’élaboration de sa politique.

Mais sous cette apparence se cache un politicien calculateur dont le goût pour le pouvoir ne cesse de croître. On décèle derrière ce remaniement ministériel de septembre, l’ambition de Kishida de briguer un second mandat à la tête du PLD et, donc, de prolonger son mandat de Premier ministre. Certes, le nouveau cabinet compte 11 nouveaux membres (sur 19 ministères), mais la majorité d’entre eux sont issus de factions rivales, des anciens qui sont d’habitude écartés. Or, ces éternels recalés ne brillent guère par leur « capacité à faire avancer les choses ». Il n’est que trop clair que Kishida les a choisis à la demande des chefs de leur faction, dont le soutien sera indispensable lors de l’élection à la gouvernance du PLD prévue pour l’automne prochain.

La thèse d’une première femme « Premier ministre »

Comme suggéré plus haut, l’autre objectif clé de ce remaniement ministériel était d’améliorer l’image Kishida et de donner un coup de pouce à sa fragile cote de popularité. Pour être réélu à la tête du parti et rester Premier ministre, Kishida doit mener le PLD à la victoire lors des élections à la Diète. Mais, si l’on en croit les sondages d’opinion réalisés tout de suite après, le remaniement n’a pas eu d’écho positif. Si des élections avaient lieu demain, le PLD perdrait très probablement des sièges, ce qui pousserait Kishida à la démission.

Un politicien du PLD avec qui je m’entretenais est allé jusqu’à spéculer que la nomination de Kamikawa par Kishida visait à le protéger d’une telle éventualité. En effet, il suggérait qu’en la nommant aux Affaires étrangères, Kishida préparait sa succession et qu’avec Kamikawa en première femme Premier ministre du Japon, Kishida pourrait continuer de tirer les ficelles depuis les coulisses.

Cette théorie intrigue, mais elle me semble totalement invraisemblable. En effet, les chances que dans un avenir proche, une femme prenne le contrôle du PLD — un bastion de la suprématie masculine — sont infimes. Mais pas de fumée, sans feu. En fin de compte, si ces rumeurs existent et gagnent du terrain c’est que, même au sein du PLD, on pense que Kishida Fumio fera tout pour rester au pouvoir.

(Photo de titre : le Premier ministre Kishida Fumio annonçant la composition de son nouveau cabinet. Photo prise lors de la conférence de presse ayant eu lieu à la résidence officielle du Premier ministre, le 13 septembre 2023. © Jiji)

politique PLD Kishida Fumio