Vers une nouvelle ère impériale, vers un nouveau Japon
La princesse Aiko peut-elle devenir la prochaine femme sur le trône de l’empereur ?
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Une question qui suscite l’intérêt de la population japonaise
Un débat public de quatre heures intitulé « Faire d’Aiko l’héritière impériale » (Aiko-sama wo kôtaishi e) s’est tenu en juillet 2023 à Tokyo. L’événement ne devait accueillir qu’environ 500 personnes, mais plus du double, des quatre coins du Japon, se sont inscrites pour y assister.
Celui qui est à l’origine de l’événement, c’est Kobayashi Yoshinori, 69 ans, dessinateur et auteur d'œuvres telles que le manga Aiko Tennô ron (« La princesse Aiko en tant qu’impératrice », publié en 2023). Les questions relatives à la maison impériale sont l’un de ses thèmes de prédilection. D’anciens membres de la Diète (le parlement japonais), des journalistes et des universitaires, dont Takamori Akinori, chercheur sur les questions impériales et la religion shintô, figure illustre dans ce domaine, se trouvaient parmi les intervenants.
Après la discussion, les panélistes ont abordé la question de l’avénement d’une femme empereur. Le débat était plutôt animé. Kobayashi Yoshinori s’est exprimé en faveur de l’héritage impérial basé uniquement sur la succession patrilinéaire, un argument qui n’est pas nouveau puisqu’il avait déjà été mentionné dans son manga. Panélistes et participants ont pu échanger leurs arguments qu’ils soient pour ou contre le système actuel.
Le mouvement en faveur d’une femme sur le trône impérial est loin d’être récent. Il a pris de l’ampleur au fil des années et a été mentionné dans un rapport publié en décembre 2021 par un groupe d’experts sélectionnés par le gouvernement. Dans ce document toutefois, il n’était pas question que la princesse Aiko accède au trône. La succession impériale est fondée sur la lignée masculine, excluant tout débat sur la question. Selon le système de succession patrilinéaire actuel, ce serait le prince Hisahito, 17 ans, le fils aîné du prince Fumihito (le frère cadet de l’empereur actuel), qui hériterait finalement du trône. Cependant, Hisahito étant le seul membre masculin de sa génération de la famille impériale, la stabilité de la succession ne se présente pas sous les meilleurs auspices. (Voir notre article : La famille impériale japonaise : plus que 17 membres seulement)
Ce groupe d’experts a présenté deux autres propositions afin de conserver la lignée impériale. Il s’agit d’une part d’autoriser les membres féminins de la famille à garder leur statut impérial après leur mariage, car le système actuel ne le leur permet pas. Après leur union en effet, les membres féminins deviennent des citoyens ordinaires et n’appartiennent plus à la famille impériale. D’autre part, il s’agit de permettre la réintégration d’anciens membres de la famille impériale ayant perdu leur statut de noble après la Seconde Guerre mondiale. Les délibérations sur cette question devaient commencer à la Diète en janvier 2022. Cependant, un an et demi plus tard, aucune avancée n’a été observée à ce sujet. (Voir notre article : Comment la famille impériale japonaise est amputée d’une partie de ses membres après la guerre)
Tournons-nous tout d’abord du côté de la Constitution japonaise. Article 1 : L’empereur est le symbole de l’État et de l’unité du peuple japonais. La souveraineté appartient au peuple. Article 2 : Le trône doit être transmis selon une dynastie. Les modalités de la succession sont régies par la Loi de la maison impériale. Aucune disposition dans la Constitution n’interdit l’accession d’une femme au trône impérial et l’opinion publique est depuis un certain temps favorable à une telle évolution.
Mais alors, pourquoi la Diète est-elle si réticente à amender, ou même à entamer un débat, au sujet de la Loi de la maison impériale conformément à l’opinion du peuple japonais, à qui, selon la Constitution, « appartient le pouvoir souverain » ?
Les partisans de la lignée masculine sont puissants
Pour l’auteur Kobayashi Yoshinori, cet échec s’explique par le fait que les partisans conservateurs en faveur de la lignée masculine étaient mieux organisés. Les membres de la Diète ont eu raison des défenseurs de la lignée féminine au sein de la famille impériale.
Selon lui, « les partisans de la lignée féminine ne sont ni plus ni moins qu’un groupe de citoyens ordinaires sans appareil de campagne ». En revanche, les partisans de l’approche de la lignée masculine, eux, ont bénéficié du soutien d’organisations politiques du mouvement conservateur.
« Ils ont exprimé leur opinion et se sont bien organisés. Ils ont fait pression sur les membres du parti au pouvoir, un à un, leur demandant de maintenir le système actuel, en d’autres termes, l’approche de la lignée masculine. Même si les députés du parti au pouvoir ne rejettent pas l’idée d’une femme empereur, leurs réserves freinent le débat sur la question de la succession au trône ».
Kobayashi ne le cache pas : « Il fut un temps où je militais pour la conservation d’une lignée uniquement masculine. »
Néanmoins, ce n’est plus exactement ce qu’il pense. « Parfois, il n’est pas possible pour un couple marié d’avoir un enfant. Et la probabilité d’avoir un garçon est encore plus faible. » Selon le système actuel, les enfants du couple impérial sont les seuls à pouvoir hériter du trône. Seulement, la situation actuelle est critique ; jamais les possibilités de succession au sein de la famille impériale au Japon n’ont été aussi peu nombreuses. Si ce système perdure, fatalement, la succession s’arrêtera et la famille impériale elle-même cessera d’exister. »
Kobayashi explique son point de vue : « Si la princesse Aiko se marie, a un enfant et que celui-ci devient empereur, il s’attirera les critiques de tous les partisans de la lignée masculine. Pour eux, il ne sera qu’un empereur matrilinéaire, avec du sang impérial du côté de sa mère, la lignée impériale ininterrompue disparaîtra. »
Mais pour lui, la succession au trône la plus naturelle est la ligne directe : « L’empereur actuel a une fille, la princesse Aiko. N’oublions pas que jusqu’à l’époque d’Edo (1603-1868), le Japon a eu huit femmes empereurs. Aucun autre pays dans le monde n’en a eu autant. Autrefois, il y avait le choix entre la lignée masculine et la lignée féminine. Mais en 1889, tout a changé. Une loi a été adoptée par le gouvernement réduisant la succession à la lignée masculine exclusivement. Et si de nombreux Japonais pensent que cette approche est une institution japonaise traditionnelle, ils se trompent. Par ailleurs, les époques ont changé. À l’heure de l’égalité des sexes, pourquoi la princesse Aiko, qui est une descendante directe de Sa Majesté l’empereur, devrait-elle être évincée de la succession simplement parce qu’elle est une femme ? » (Voir également notre article : En finir avec le mythe de l’empereur mâle : un nouveau regard sur la société du Japon ancien)
En 2009 et 2010, Kobayashi Yoshinori avait publié un manga en plusieurs tomes. Il y expliquait que la succession impériale par la lignée féminine, c’est-à-dire autoriser une femme à devenir empereur, était la meilleure chose qui soit. En 2023, il a publié un autre manga exposant son point de vue, « La princesse Aiko en tant qu’impératrice ».
Dans cet ouvrage, avec ses caricatures, l’auteur s’attire les foudres des partisans de la lignée masculine. Pour autant, dans le manga, il se présente comme un protagoniste pour illustrer les arguments entre les deux camps. « Le manga est long », reconnaît-il, « mais grâce à lui, la question est traitée en profondeur. Nous avons pu rallier de nouveaux soutiens dans la jeune génération. Ils peuvent désormais tenir tête aux nombreux “machistes” sur les réseaux sociaux et dans les médias. Un grand nombre d’entre eux était également présents lors du débat public. »
Un hiatus d’une vingtaine d’années
En 2005 déjà, un autre rapport rédigé par une commission d’experts à l’intention de l’administration du Premier ministre Koizumi Jun’ichirô considérait que l’idée d’une femme sur le trône faisait planer une épée de Damoclès sur la pérennité d’une ligne de succession masculine stable. En donnant la priorité au « principe de descendance directe », le doucment proposait notamment de ne faire aucune différence entre les descendants masculins et féminins au moment de la désignation du premier enfant en tant que successeur naturel. Ce changement dans le système actuel aurait placé la princesse Aiko numéro 1 pour la succession. Cependant, peu de temps après que le rapport a été publié, la nouvelle de la grossesse de la princesse Kiko (la belle-sœur l’empereur) a été révélée dans la presse. Après la naissance du prince Hisahito en 2006, les propositions en faveur d’une révision de la Loi de la maison impériale ont été enterrées. Le premier mandat d’Abe Shinzô en tant que Premier ministre a ensuite fermement établi la lignée masculine comme critère pour la succession au trône impériale.
Quels sont les projets actuels des partisans des « femmes empereurs » ? Comment pensent-ils permettre à la princesse Aiko d’accéder au trône ? Takamori Akinori est l’un des universitaires qui étaient présents lors du débat public. Il est également l’un des fers de lance du mouvement et auteur d’ouvrages tels que Josei tennô no seiritsu (« Faire accéder une femme au trône d’empereur).
S’agissant de la succession impériale, Takamori se montre plus critique : « Le gouvernement et la Diète ont été négligents. Ils ont laissé la question de l’amendement de la Loi de la maison impériale en suspens pendant près de vingt ans, rendant l’avenir de la princesse Aiko incertain. À moins d’une modification de la législation, la princesse, qui est âgée de 21 ans, pourrait se marier, et selon le système actuel, elle n’aurait d’autre choix que de quitter la famille impériale. Elle deviendrait alors une citoyenne ordinaire. La Diète et le peuple japonais ne se rendent pas compte à quel point le temps presse ».
Propositions d’ordres de succession
Selon le système actuel, trois personnes sont susceptibles de succéder au trône impérial. Dans l’ordre, le prince Fumihito, le prince Hisahito, son fils, et le prince Masahito, l’oncle de l’empereur actuel, Naruhito, âgé de 87 ans.
Les partisans d’une femme empereur et d’une lignée féminine ont proposé un amendement légal qui modifierait l’Article 1 de la Loi de la maison impériale, qui limiterait les possibilités de succession à la lignée masculine. Il serait formulé différemment : « Le trône impérial sera légué aux descendants directs de la lignée impériale. » L’ordre de succession deviendrait alors (1) la princesse Aiko ; (2) le prince Fumihito ; (3) la princesse Kako ; (4) le prince Hisahito ; (5) le prince Masahito ; (6) la princesse Akiko de Mikasa ; (7) la princesse Yôko de Mikasa ; (8) la princesse Tsuguko de Takamado. De cette façon, davantage de membres féminins de la famille impériale correspondraient aux critères et pourraient prétendre à la succession au trône, mettant la princesse Aiko en première place.
Takamori Akinori explique ce qu’apporterait ce changement :
« La révision de la Loi de la maison impériale mettrait la princesse Aiko en première position pour la succession au trône d’empereur du Japon, ou tennô. Le prince Fumihito ne serait donc plus l’héritier présumé au trône. Cependant, il restera le chef de la plus importante branche de la famille impériale. Nous ne pouvons pas anticiper quel choix fera la princesse Kako, la sœur aînée de Hisahito, qui n’est pour le moment pas mariée. Elle pourrait très bien décider de rester membre de la famille impériale et se placerait ainsi troisième en position pour la succession au trône après son père. Le prince Hisahito serait le quatrième en lice et aurait toujours d’importantes responsabilités au sein de la famille. »
Takamori veille à bien garder ses distances avec les personnes qui se sont exprimées contre le prince Fumihito et sa branche de la famille. « Ce sont les mêmes qui continueront à calomnier la famille du prince sans aucun scrupule. Il convient de souligner que ceux qui, comme nous, sommes en faveur d’une femme empereur n’ont aucun point en commun avec les détracteurs des membres de la famille impériale, dont les pratiques sont tout à fait regrettables. »
Il émet des critiques sur les propositions émises par le groupe d’experts du gouvernement en 2021. Pour ce qui est du fait d’autoriser les descendants masculins des nobles qui ont perdu leur statut de membre de la famille impériale après la Seconde Guerre mondiale à récupérer ce statut, il fait remarquer : « Un grand nombre de ces descendants d’anciens membres de la famille impériale sont des descendants d’une lignée lointaine ayant des ancêtres communs avec des empereurs remontant à la période Muromachi, il y a de cela environ 600 ans. Même en vertu des règles qui étaient en vigueur avant le conflit, ils n’auraient pu conserver leur statut de membres de la famille impériale ».
Par ailleurs, l’universitaire fait remarquer que le rétablissement du statut de ces personnes pourrait avoir des ramifications jusque dans la Constitution : « Accorder soudainement un traitement spécial à des personnes qui ont été des citoyens ordinaires depuis plus de 75 ans serait également une forme de discrimination basée sur l’origine familiale, et donc, une infraction de l’article 14 de la Constitution. Les descendants des anciennes maisons de branche ne voudront probablement pas acquérir ce statut impérial dans tous les cas. »
S’agissant de la proposition d’autoriser l’adoption d’héritiers masculins au sein de la famille impériale, le chercheur émet ses propres réserves : « Est-ce que des membres de la famille impériale seraient ouverts à l’adoption d’enfants qui n’y appartiendraient pas ? Les propositions de la faction de la lignée masculine sont tout sauf réalistes et ne reflètent absolument pas le sentiment de l’opinion publique sur ces questions. »
Une décision serait-elle déjà prise ?
À l’automne 2009, alors que la princesse Aiko et le prince Hisahito n’avaient que sept et trois ans respectivement, l’empereur Akihito (aujourd’hui retiré) a fait une déclaration remarquable lors d’une conférence de presse à l’occasion du vingtième anniversaire de son accession au trône : « Je pense que les questions concernant le système de succession impériale devraient être décidées au terme de délibérations au Parlement. Mais pour ce qui est du rôle idéal de la famille impériale à l’avenir, c’est différent. Les points de vue du prince héritier [Naruhito, l’actuel empereur] et de son successeur [le prince Fumihito, son frère cadet], qui la soutient, doivent être respectés. »
Pour Kobayashi et Takamori, la famille a déjà pris une décision concernant le prochain empereur. Le fait que le prince Fumihito ait été officiellement désigné comme kôshi (héritier présomptif) en japonais, plutôt que comme kôtaishi (prince héritier), prend tout son sens. Ils font tous deux remarquer que lors de l’accession de l’empereur Hirohito au trône en 1926, son frère cadet, le prince Chichibu, a également été désigné comme kôshi. Le prince Chichibu perdra plus tard son titre, devenant le numéro 2 pour la succession au trône lorsque Akihito, le futur empereur, a été nommé prince héritier.
Cependant, Takamori Akinori fait remarquer que rendre explicite le consensus de la famille impériale pourrait être une chose difficile : « Il y en a qui disent que Sa Majesté devrait s’exprimer au sujet de la future succession au trône. Cependant, contrairement à la question de l’abdication, qui est d’ordre personnel, celle de la succession au trône a pris une tournure politique sur laquelle il ne peut pas s’exprimer. Toutefois, le peuple, le gouvernement et la Diète devraient chercher à connaître son sentiment sur la question. »
En juin 2013, Kobayashi avait reçu un livre sur l’impératrice Michiko [aujourd’hui retirée], qui est un recueil de propos qu’elle avait formulés en conférence de presse. Par exemple : « Je crois que la famille impériale a existé en accord avec son temps, et qu’à chaque époque, tout en héritant le bagage des traditions passées, elle a également changé, et est devenue ce qu’elle est aujourd’hui. »
La princesse Aiko a eu 20 ans en décembre 2021. Quatre mois plus tard, elle est apparue joviale en conférence de presse pour marquer l’événement, donnant une bonne impression au public. En tant que membre adulte de la famille impériale, elle sera probablement appelée à devenir plus active et à assumer de plus grandes responsabilités. L’idée de voir une « empereur Aiko » n’en deviendra que plus forte.
(Photo de titre : la princesse Aiko lors d’une conférence de presse, le 17 mars 2022 dans le grand hall du palais impérial, après la cérémonie du passage à l’âge adulte. Jiji).