Le Japon à l’ère des migrations planétaires

Une immigration de travail incohérente au Japon : il est temps de se remettre en question

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Le gouvernement japonais a annoncé qu’il allait élargir les avantages qu’offre un visa de travail, notamment celui de faciliter l’obtention d’un titre de séjour permanent sur l’Archipel et de pouvoir faire venir les membres de sa famille. Mais pour le sociologue Higuchi Naoto, cette décision cache un manque de cohérence et de la maladresse. Vers où le Japon se dirige-t-il avec cette politique migratoire ?

Higuchi Naoto HIGUCHI Naoto

Professeur à l’université de Waseda, sociologue. Parmi ses sujets de recherche figurent l’immigration sud-américaine d’origine japonaise, et le chauvinisme japonais. Auteur de « Qu’est-ce qu’une politique migratoire : une réflexion basée sur la réalité japonaise » (éditions Jinbunshoin, 2019).

Une acceptation circonstancielle

Le nouveau visa « compétences spéciales », introduit en avril 2019, constitue un changement politique majeur dans la mesure où il permet à des travailleurs manuels étrangers d’obtenir un permis de travail, en ouvrant la voie au regroupement familial. Cela marquait un changement de cap vers l’accueil de l’immigration, et le sociologue Higuchi Naoto estime que si le gouvernement continue à affirmer qu’il ne s’agit pas d’une politique migratoire, c’est pour ménager la droite du Parti libéral-démocrate.

Le visa pour compétences spéciales de type 1 offre à des personnes ayant des compétences dans douze secteurs d’activités, dont le bâtiment, la construction navale, l’agriculture ou les soins aux personnes dépendantes, la possibilité de travailler au Japon jusqu’à cinq ans. Le visa pour compétences spéciales de type 2, qui n’est pas limité dans le temps et permet le regroupement familial, ne concernait à l’origine que les secteurs du bâtiment et de la construction navale. Le 9 juin dernier, le gouvernement a décidé d’ajouter neuf secteurs à ce visa de type 2, dont la restauration et les industries manufacturières, mais en excluant les soins aux dépendants, catégorie pour laquelle il existe un autre type de visa de longue durée, portant ainsi le nombre total de secteurs où il s’applique à onze.

« L’élargissement du visa de type 2 s’explique entre autres par le fait que les premiers visas de type 1 expireront l’an prochain, et que le gouvernement a répondu positivement aux demandes des milieux économiques. L’incrémentalisme de circonstance, qui voit un cadre originel être élargi pour répondre à une situation existante, est une caractéristique de la politique migratoire du Japon. »

Étant donné que sont recherchées des compétences pleinement maîtrisées, les autorités et les organisations professionnelles élaborent actuellement des tests permettant le passage au visa de type 2.

« On peut s’attendre à ce que de nouveaux secteurs d’activités soient ajoutés en fonction des demandes des milieux économiques. Il est aussi à prévoir que les conditions, y compris la difficulté des examens, deviendront graduellement plus souples. »

Comparaison entre le visa « compétences spéciales » et le visa de stagiaire technique

Nombre de secteurs d’activités / Types de postes Conditions d’obtention et avantages
Visa compétences spéciales de type 2
2 secteurs actuellement, bientôt augmenté à 11 (à l’exception du secteur des soins aux dépendants)
  • Déjà possesseur d’un visa de type 1, éligible pour obtenir le type 2
  • Davantage de compétences avancées sont demandées et examen à passer
  • Pas de contrainte en matière de capacité linguistique
  • Possibilité de faire venir des membres de sa famille
  • Possibilité de changer de type de travail au sein d’un même secteur
  • Renouvelable indéfiniment
Visa compétences spéciales de type 1
12 secteurs
(14 types de postes)
  • Compétences avancées requises ainsi qu’un certificat de capacité en langue japonaise de niveau 4 minimum (JLPT N4) / ou bien possession d’un visa de stagiaire technique depuis trois ans au moins
  • Impossibilité de faire venir des membres de sa famille
  • Possibilité de changer de type de travail au sein d’un même secteur
  • Visa de cinq ans maximum, non renouvelable
Visa de stagiaire technique
87 types de postes
  • Aucune compétence avancée requise
  • Impossibilité de faire venir des membres de sa famille
  • Impossibilité de changer de type de travail au sein d’un même secteur
  • Visa de 3 à 5 ans, non renouvelable

Nombre de travailleurs étrangers au Japon par catégorie

Les stagiaires techniques et les immigrés sud-américains d’ascendance japonaise, brésiliens ou péruviens, ont de fait fourni la main-d'œuvre aux secteurs qui en manquaient dans un Japon qui affichait son principe de ne pas pas accepter l’immigration de travailleurs manuels. La loi sur l’immigration a été révisée en 1989, pour accorder à partir de l’année suivante aux descendants sansei (troisième génération) de Japonais émigrés en Amérique du Sud le droit illimité de s’installer et de travailler au Japon. C’est en 1993 qu’a été instauré le système de « stagiaires techniques », défini comme relevant de « l’aide internationale au développement ».

La première décennie du XXIe siècle a vu plus de discussions favorables à l’accueil de travailleurs étrangers.

« Des idées comme celle d’accueillir dix millions de travailleurs étrangers, ou encore d’accepter de les faire venir au Japon dans la mesure où ils s’engagent à ne rester que trois ans, ont été lancées, essentiellement par les partis au pouvoir et les milieux économiques, mais aucune d’entre elles ne s’est concrétisée. »

Dans le même temps, la durée des « stages techniques » a été prolongée de trois à cinq ans, et les domaines d’activité où ils sont possibles ont été peu à peu élargis. La crise sanitaire a bien sûr eu des répercussions, mais il y a aujourd’hui au Japon plus de 320 000 personnes travaillant avec ce statut. Et ces dernières années ont été élaborés des systèmes permettant aux stagiaires techniques recrutés pour l’industrie du bâtiment en vue des Jeux olympiques de Tokyo de travailler dans ce secteur plusieurs années après la fin de leurs stages, ou encore de lever l’interdiction d’employer des travailleurs étrangers dans l’agriculture dans des secteurs d’activités agricoles des zones économiques spéciales.

Le système des stages techniques disparaîtra-t-il ?

Pour Higuchi Naoto, le gouvernement est sans doute arrivé à la conclusion que le système des stages techniques a été un succès. « Il a permis de fournir aux secteurs économiques la main-d'œuvre qui leur manquait, sans conduire à l’installation au Japon de ces travailleurs. Seuls environ 3 % de ces stagiaires ne repartent pas au bout de leur contrat et deviennent des clandestins au Japon. Le gouvernement estime probablement que ce système de gestion fonctionne. »

L’exécutif n’a cependant d’autre choix que de réviser ce système, qui est condamné au Japon comme à l’étranger pour conduire à l’exploitation abusive des travailleurs étrangers. Son élimination progressive et son remplacement par un meilleur système a alors été annoncé, mais le sociologue pense qu’en réalité son mode de fonctionnement va probablement perdurer.

« Pour obtenir le visa pour compétences spéciales de type 1, il faut avoir au minimum un niveau de japonais N4 (le test d’aptitude en japonais JLPT comporte cinq niveaux, de 5, le plus bas, à 1, le plus élevé), mais une personne ayant travaillé trois ans comme stagiaire technique pourra accéder au visa pour compétences spéciales de type 1 sans examen de langue. Afin de s’assurer les services de travailleurs qualifiés pour ce visa sans s’appuyer sur le système des stagiaires techniques, il faudra organiser un bien plus grand nombre d’examens JLPT dans les pays d’origine de cette main-d’oeuvre, comme le Vietnam. Il faut étudier une bonne année pour arriver au niveau N4... Je doute que les milieux économiques concernés réussissent à élaborer rapidement les tests de compétences techniques à passer en plus de ceux de langue japonaise. Dans la réalité, il sera probablement impossible de s’assurer les services du nombre de travailleurs désiré sans le système des stagiaires techniques qui a l’avantage de permettre l’accueil de main-d'œuvre inexpérimentée. »

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