Percée dans les relations nippo-coréennes : les deux pays seront-ils capables de saisir cette opportunité ?
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Une mission remplie d’obstacles
Au cours de la conférence de presse du 16 mars dernier, le Premier ministre japonais Kishida Fumio a salué la visite du président sud-coréen Yoon Suk-yeol au Japon comme une « étape majeure » du rétablissement des bonnes relations entre les deux pays après une décennie d’animosité.
La « diplomatie de la navette », ou la visite bilatérale régulière, qui avait été interrompue depuis 2011, a bel et bien repris. C’est également depuis cette année qu’un dirigeant japonais n’avait pas tenu de conférence de presse conjointe avec son homologue sud-coréen.
Si Yoon est entré en fonction il y a à peine un an, en mai 2022, sa détermination à renouer des liens de qualité avec le Japon a déjà commencé à porter ses fruits, comme cette récente visite le démontre, et ce, malgré le fort sentiment anti-japonais existant dans l’opinion publique de son pays.
Certes sa capacité de leadership pour résoudre cette question ne peut qu’être louée, mais l’amélioration des relations nippo-coréennes est une mission remplie d’obstacles. En Corée du Sud, il subsiste une forte opposition à la politique japonaise de Yoon, en particulier au sujet de sa solution proposée pour résoudre le problème des dédommagements des Coréens forcés à travailler pour des entreprises japonaises pendant la période coloniale afin de participer à l’effort de guerre. Yoon avait en effet annoncé la création d’une fondation d’intérêt public, la Fondation pour les victimes de la mobilisation forcée par le Japon impérial, qui se chargera de payer les dommages réclamés par les plaignants coréens.
D’autres terrains minés attendent nos deux leaders, avec notamment le sujet du rejet des eaux traitées de la centrale nucléaire de Fukushima dans l’océan Pacifique, prévu pour cette année, et l’opposition coréenne à l’ajout des mines de Sado au patrimoine mondial de l’Unesco, où des Coréens auraient été réquisitionnés pour y travailler pendant la Seconde Guerre mondiale.
Dans le chapitre suivant, nous allons observer plus précisément les implications de la visite du président Yoon, ainsi que les défis à venir.
Qu’est-ce qu’une « réponse sincère » du Japon ?
Ces dernières années, le plus gros obstacle au rapprochement entre les deux pays a été la dispute animée à propos des travailleurs sud-coréens, que j’évoquais plus haut. L’animosité a atteint son point culminant en octobre 2018, lorsque la Cour suprême sud-coréenne a ordonné à deux entreprises japonaises d’indemniser 15 victimes de travail forcé. Ces deux sociétés, en écho avec le gouvernement japonais, ont rejeté cette décision, la déclarant contraire avec le Traité de normalisation nippo-coréen signé en 1965. En réponse, les victimes ont lancé des procédures légales pour faire saisir les comptes sud-coréens de ces entreprises par la justice et les liquider afin de couvrir leurs compensations.
Début mars 2023, Yoon a annoncé un plan pour résoudre cette impasse en compensant les victimes avec l’aide d’un fonds affilié à l’État, approvisionné notamment par des donations d’entreprises sud-coréennes. C’est sur la base de cet arrangement que Tokyo a invité Yoon au Japon plus tard pendant ce mois-là.
En Corée du Sud cependant, l’initiative de Yoon a entraîné de vives réactions de la part des victimes et de leurs soutiens. De plus, d’après un sondage conduit au niveau national par Gallup Korea la veille de cette annonce, seuls 35 % des répondants étaient en faveur d’un arrangement, tandis que 59 % d’entre eux s’y opposaient, puisque cela voudrait dire qu’il n’y aurait ni excuses ni autres compensations du Japon.
Dans le climat politique très polarisé d’aujourd’hui, les partis d’opposition sud-coréens continuent de dénoncer ce plan.
C’est donc dans de telles circonstances que l’administration Yoon devra redoubler d’efforts pour reconquérir l’opinion publique, sans oublier de mentionner les victimes et leurs familles. Mais le président a aussi clairement signifié qu’une « réponse sincère » du Japon était nécessaire pour obtenir la compréhension de la nation. C’est donc finalement la capacité de Tokyo à offrir une telle réponse qui déterminera les chances de succès de ce rapprochement.
De nombreux Japonais se demandent toutefois si l’initiative de Yoon va réellement permettre de résoudre ce problème d’ordre historique, puisque déjà la Corée du Sud n’avait pas réussi à se conformer à l’accord sur les « femmes de réconfort » décidé en décembre 2015 (où le Japon avait reconnu sa responsabilité dans le système d’esclavage sexuel de Coréennes et d’autres femmes asiatiques, mis en place par l’armée durant la Seconde Guerre mondiale, et avait établi un fonds d’un milliard de yens pour dédommager les victimes encore en vie).
Lors de sa déclaration du 16 mars, Kishida avait annoncé que les fédérations économiques au sommet des deux pays établiraient un « fonds commun de partenariat ». Du point de vue du gouvernement nippon, ceci peut sembler être une « réponse sincère », mais pour les Sud-Coréens, ce n’est pas assez. Ils attendent une réponse qui adresse directement leurs griefs historiques, pas une qui offre de renforcer les relations de manière globale et superficielle. Nous avons besoin, afin d’aller de l’avant, de faire un sérieux effort pour rapprocher les perceptions des deux pays afin de les « mettre sur la même longueur d’onde » sur les conditions du bon rétablissement des relations.
Relancer la coopération bilatérale en matière de sécurité
Grâce à la visite du président Yoon, le Japon et la Corée du Sud ont l’opportunité d’échapper à ce cercle vicieux dans lequel les disputes historiques minent tous les aspects de la relation bilatérale, que ce soit les affaires, la coopération en matière de sécurité et les flux de personnes. À la conférence de presse du 16 mars, Yoon a rapporté que Kishida et lui avaient « accepté d’accélérer les discussions visant à augmenter la coopération dans une variété de secteurs, dont notamment la sécurité, l’économie, et les échanges humains et culturels. »
Dans la sphère économique, le Japon a fait un pas en avant pour en finir avec les contrôles que le pays a imposé aux exportations industrielles de la Corée du Sud en juillet 2019, levant les restrictions sur trois matériaux nécessaires à la production de semi-conducteurs et d’écrans. Séoul, en retour, a accepté de retirer la plainte déposée auprès de l’Organisation mondiale du commerce. Yoon se montre optimiste : selon lui, de plus grands progrès économiques sont imminents, tandis que les deux partis ont accepté des discussions intensives pour restaurer leurs statuts de partenaires économiques privilégiés. Le Japon devrait rapidement prendre le relai, avec des actions visant à retirer les contrôles restants sur les exportions sud-coréennes, une des conditions pré-requises pour des discussions productives en matière de sécurité économique.
Dans le domaine sécuritaire, Yoon s’est engagé à « normaliser complètement » l’Accord de sécurité générale et d’information militaire (General Security of Military Information Agreement, GSMIA). Les deux dirigeants ont également acceptés de reprendre les discussions de sécurité entre le Japon et la Corée du Sud, le dialogue stratégique au niveau vice-ministériel, ainsi que d’initier des consultations sur la sécurité économique. La coopération trilatérale entre le Japon, la Corée du Sud et les États-Unis pour contrer la menace nucléaire nord-coréenne a commencé à s’activer depuis que Yoon a pris fonction. Les trois pays ont tenu des discussions sur la politique de défense à différents niveaux, et leurs dirigeants se sont rencontrés deux fois. Dans une déclaration conjointe publiée à Phnom Penh en novembre dernier, Kishida, Yoon et le président américain Joe Biden ont exprimé leur intention de partager toutes les informations d’avertissement sur la présence de missiles nord-coréens en temps réel. Les trois pays ont pris part à des exercices d’utilisation des systèmes d’alertes et de recherche et de traçage de missiles balistiques en août 2022. Ils ont également conduit des manœuvres navales conjointes début avril 2023, après la visite de Yoon.
Les discussions sur la sécurité tenues à Séoul le 17 avril, après un hiatus de 5 ans, ont été une étape importante pour promouvoir la coopération bilatérale en matière de sécurité entre le Japon et la Corée du Sud, mais des obstacles subsistent. L’appareil de défense japonais s’est montré particulièrement méfiant vis-à-vis de son homologue sud-coréen après une dispute qui a éclaté en décembre 2018, lorsqu’un destroyer sud-coréen aurait verrouillé son radar de ciblage sur un avion de surveillance japonais...
Afin de restaurer la confiance entre les deux pays, ces derniers doivent instituer des mesures pour prévenir une récurrence de ce type de problèmes tout en engageant des dialogues à un haut niveau de sécurité. Avec l’administration Yoon, déterminée à considérablement renforcer la coopération sécuritaire avec le Japon, l’administration Kishida se doit de faire son possible pour organiser un sommet « 2+2 » entre les ministres de la Défense et des Affaires étrangères japonais et sud-coréens.
Coopérer dans l’Indo-Pacifique
La visite de Yoon au Japon a également fourni l’opportunité aux deux pays de réaffirmer le potentiel d’une coopération dans la région Indo-Pacifique et avec la communauté internationale.
Après la « Déclaration conjointe nippo-coréenne vers un nouveau partenariat en vue du XXIe siècle », signée en octobre 1998, les deux pays avaient formé un partenariat afin de promouvoir la coopération régionale. Et dix ans plus tard, dans une déclaration de presse consécutive au sommet d’avril 2008, ils s’étaient engagés à « se joindre à l’autre pour contribuer à la communauté internationale ». C’est une collaboration qui avait beaucoup à offrir au monde en termes de biens publics, mais cette promesse avait été suspendue pendant le long gel des relations bilatérales. Le mouvement vers le rapprochement de l’administration Yoon offre l’opportunité de raviver ce rêve.
L’actuel gouvernement sud-coréen s’est donné un objectif diplomatique : celui de transformer son pays en un « État pivot mondial », en contribuant de manière proactive à la communauté internationale. En décembre 2022, il a publié une stratégie pour « un Indo-Pacifique libre, paisible et prospère », en écho avec l’initiative japonaise pour « un Indo-Pacifique libre et ouvert ». Au sommet de mars 2023, le président Yoon a appelé à un partenariat privilégié et à une coopération avec la communauté internationale pour mener à bien ses deux politiques : devenir un État pivot, et offrir des biens publics (avancées technologiques, échanges culturels) au monde.
Le 17 mars, Yoon a prononcé un discours à l’université Keiô, à Tokyo. S’adressant aux étudiants du Japon et de la Corée du Sud, il a déclaré (tel que traduit par le bureau du président de la Corée du Sud) :
« Corée et Japon, deux proches voisins, sont des démocraties libérales qui partagent une fondation bâtie sur des valeurs universelles telles que la liberté, les droits de l’homme et le règne de la loi. Ce fait contient en lui-même un sens tout à fait spécial. Il signifie que nos deux pays doivent assumer ensemble leurs rôles de meneurs, alors que nous nous efforçons d’avancer vers notre objectif commun de paix et de prospérité dans la communauté internationale, à travers la solidarité et la coopération, au-delà de la simple adhésion à des normes internationales et au respect mutuel. »
En effet, le Japon a également tracé une nouvelle voie en matière de politique étrangère et de sécurité. Sa « Stratégie de sécurité nationale » et deux autres de ses documents clés relatifs à la défense ont été révisés à la fin de l’année dernière, et en mars de cette année (peu après le sommet avec Yoon) Kishida a voyagé à New Delhi pour annoncer son nouveau plan pour un Indo-Pacifique libre et ouvert. Cette convergence d’événements a offert une occasion rare au Japon et à la Corée du Sud de se coordonner afin de coopérer sur des questions de stratégie et de politique régionale. Leur capacité à capitaliser sur cette opportunité pourrait avoir d’importantes conséquences sur le futur de nos deux pays et de l’intégralité de la région Indo-Pacifique.
Pour conclure son discours à l’université de Keiô, Yoon a fait une déclaration solennelle aux étudiants : « En tant qu’homme politique responsable de la Corée du Sud », a-t-il dit, « je vais faire de mon mieux, avec courage, afin d’établir un meilleur futur pour les jeunes générations des deux pays ». Si Yoon a encore quatre années devant lui en tant que président pour mener à bien sa mission, les résultats des élections législatives d’avril 2024 pourraient bien lui mettre des bâtons dans les roues, entraînant des conséquences majeures pour l’avenir de sa politique avec le Japon.
Les obstacles à un rapprochement complet sont encore intimidants. Nous ne pouvons qu’espérer qu’envers et contre tout, les dirigeants de nos deux nations aient le courage de continuer à avancer.
(Photo de titre : le président sud-coréen Yoon Suk-yeol à l’arrière-plan à gauche, et son épouse Kim Keon-hee à gauche, dînent avec le Premier ministre japonais Kishida Fumio et sa femme Yûko dans un restaurant de sukiyaki du quartier de Ginza à Tokyo, le 16 mars 2023. Avec l’aimable autorisation du bureau des relations publiques du Cabinet. Jiji)