
Le sport, l’argent et le risque de dépendance malsaine au géant de la publicité Dentsû
Sport Économie Tokyo 2020- English
- 日本語
- 简体字
- 繁體字
- Français
- Español
- العربية
- Русский
Plus on est de fous, plus on rit
Le 17 avril 2014, le géant de la publicité Dentsû a été désigné comme seule agence de marketing au service du comité d’organisation des Jeux olympiques et paralympiques de Tokyo 2020. Dans une déclaration publiée par la suite, l’entreprise s’engageait à mettre à contribution « sa connaissance du secteur sportif et son savoir-faire » et à « mobiliser toutes les ressources du groupe » pour favoriser le succès des JO.
Par l’entremise de Dentsû, le comité d’organisation a rassemblé 68 sponsors, classés selon les montants que ces organisations s’engageaient par contrat à verser. Il y avait 15 partenaires « or », 32 partenaires officiels et 21 soutiens officiels (le parrainage de l’un de ces derniers se limitait aux Jeux paralympiques). Le montant total des fonds ainsi collectés atteignait 376,1 milliards de yens (2,55 milliards d’euros), soit le triple du montant versé en 2012 pour les Jeux de Londres, considéré alors comme un record historique.
Les Jeux olympiques de Tokyo 2020 ont ceci de remaquable qu’ils ont rompu avec la coutume de ne retenir qu’une société sponsor par secteur d’activité. Cette règle absolue, qui avait prévalu de facto dans le secteur sportif, avait entraîné une augmentation des revenus provenant des contrats de parrainage depuis 1984, année des Jeux olympiques de Los Angeles, qui ont donné le coup d’envoi à l’essor du marketing. Le fait de n’avoir qu’un sponsor par secteur d’activité encourageait les entreprises à mettre de côté des sommes gigantesques afin d’éviter de voir de lucratifs contrats de parrainage emportés par leurs rivales, avec l’essor qui en a résulté pour le secteur des sports.
Le monde japonais de l’entreprise avait sans doute prévu que la situation concurrentielle serait similaire pour les Jeux olympiques de Tokyo 2020. C’était la première fois depuis 56 ans que les JO d’été se tenaient au Japon, et les entreprises nippones souhaitaient ardemment être sélectionnées comme sponsors, faute de quoi leur marque de fabrique en aurait souffert. Peut-être ce sentiment de crise inspiré par la peur d’être éliminé par un concurrent se trouve-t-il à la racine du dernier scandale — à l’occasion duquel Takahashi Haruyuki, ancien dirigeant du comité d’organisation et de Dentsû, soupçonné d’avoir reçu des pots-de-vin, a été arrêté. Mais du point de vue de la recherche de sponsors, c’est devenu une affaire de « plus on est de fous, plus on rit ». Les catégories de parrainage ont fait l’objet de subdivisions, et nombre d’entreprises appartenant à des secteurs tels que les médias, la finance, le voyage et l’imprimerie ont pu participer. La démarche adoptée a permis de récolter d’énormes sommes d’argent.
Hors de contrôle
En 2005, Michael Payne, premier directeur du marketing du Comité international olympique, a publié Olympic Turnaround (Volte-face olympique, dont une traduction en japonais est parue en 2008), un ouvrage dans lequel il expliquait comment les jeux olympiques sont devenus la plus grande marque mondiale.
Son expérience des JO a permis à Payne de fournir des détails fascinants. Il rappelle une histoire éloquente remontant à l’époque où le comité d’organisation de Los Angeles était en train de négocier pour trouver des sponsors pour les Jeux de 1984. Le comité semblait sur le point de faire aboutir un contrat avec Eastman Kodak, mais l’entreprise américaine continuait de tergiverser, dans l’espoir évident d’alléger son engagement financier.
En quête d’autres options, Peter Ueberroth, le président du comité d’organisation, s’est tourné vers Dentsû. La société japonaise était représentée par Hattori Yôichi et le jeune Takahashi Haruyuki, deux pionniers des affaires olympiques. La réponse de Dentsû à Ueberroth a consisté à mettre sur les rangs Fuji Photo (aujourd’hui Fujifilm), qui signa un contrat au bout d’une semaine. L’entreprise saisit cette opportunité de faire son entrée sur le marché américain et infligea à sa rivale Kodak un désastre commercial sur son propre terrain.
Suite à cela, Takahashi fut nommé à la tête du département des sports et de la culture de Dentsû, et Payne rédigea une note de service où il suggérait que Takahashi était le dirigeant japonais le plus influent en matière d’événements sportifs et autres.
C’est grâce au succès commercial des Jeux de 1984 que les jeux olympiques sont devenus le plus grand événement mondial. Mais Payne a gardé d’amers souvenirs des Jeux d’Atlanta de 1996, appelés par dérision les Jeux olympiques Coca-Cola. Le géant des sodas avait ses quartiers généraux dans la ville et entretenait depuis longtemps une relation de parrainage avec les jeux. Le comité d’organisation s’est efforcé de mettre un frein à la vague de commercialisation qui a balayé Atlanta à mesure que la ville était envahie par les entreprises rejoignant le cortège olympique. Les étals et les boutiques ciblant les touristes ont surgi de tous côtés, causant un chaos généralisé.
Le CIO a retenu de cette expérience qu’il devait garder une image propre. Il décida d’interdire les panneaux publicitaires sur les sites olympiques et autres afin d’empêcher les vendeurs de tenter de s’y introduire et de faire des profits.
Des zones grises
Payne énumère dix leçons qu’il a tirées des jeux olympiques en s’appuyant sur le mandat qu’il a effectué sous la présidence de Juan Antonio Samaranch. La sixième, et la plus pertinente pour le scandale actuel, souligne l’importance qu’il y a à s’attaquer aux « zones grises », frôlant l’illégalité, qui sont susceptibles d’émerger. Payne insiste sur la nécessité de mettre sur pieds un groupe chargé de la gestion de la marque olympique, faute de quoi, dit-il, le CIO abdiquerait ses responsabilités.
Il s’est avéré qu’il existait bel et bien des « zones grises » dans les contrats de parrainage pour les Jeux de Tokyo qui sont à l’origine du scandale Takahashi. Takahashi vivait au sein d’un tourbillon d’argent, où de grosses sommes en espèces étaient versées sous forme d’ « honoraires de conseil ». Si les membres du comité d’organisation n’avaient pas été considérés de facto comme des représentants du service public, peut-être le scandale n’aurait-il même pas éclaté au grand jour.
L’influence de Dentsû était omniprésente. L’entreprise supervisait toutes les négociations en coulisses. Le patron d’une société de conseil, ancien employé de l’agence, a été arrêté avec Takahashi. Plusieurs employés de Dentsû ont été détachés pour aller travailler au comité d’organisation. Au bout du compte, Dentsû s’est accaparé la majorité des emplois liés au marketing et aucun espace ne semble avoir été ouvert pour un contrôle rigoureux de ses actes.
Au-delà du comité d’organisation, nombre de fédérations nationales des sports japonaises sont tributaires de Dentsû et d’autres agences de publicité pour réunir des sponsors et négocier les droits de diffusion. Les fédérations sportives se reposent sur l’expertise de ces entreprises pour les aider à ne pas être submergées par la complexité des contrats de diffusion, mais le scandale Takahashi montre qu’il est temps de repenser le marketing, particulièrement au moment où le Japon souhaite héberger à nouveau les jeux olympiques.
Tags
média sport olympiques argent JO publicité Tokyo 2020 Dentsu