Comment stopper la folie meurtrière des « invincibles » au Japon ?
Société- English
- 日本語
- 简体字
- 繁體字
- Français
- Español
- العربية
- Русский
Comment expliquer que les « invincibles » sont de plus en plus violents
—Dans votre essai « Espoirs et société polarisée » (Kibô kakusa shakai, éditions Chikuma Bunko) paru il y a 18 ans, vous écriviez déjà cette phrase prémonitoire : « Si les inégalités sociales continuent de s’aggraver, les exclus de la société adopteront des comportements antisociaux. » Que pensez-vous de la récente vague de crimes commis par des personnes qui semblent être dans cette disposition d’esprit ?
La société japonaise est comme fondée sur l’idée que la famille et la cohésion sociale sont à la base de tout. Nous sommes validés par la famille et nos collègues qui assoient nos identités personnelles. Yamagami Tetsuya a été inculpé pour avoir assassiné l’ancien Premier ministre Abe Shinzô en juillet dernier. Notons qu’un membre de sa famille, sa mère en l’occurrence était tellement investie dans une secte [la secte Moon] qu’il se sentait abandonné de tous, famille et collègues. J’ai le sentiment que le nombre de crimes commis par ceux qui n’attendent plus rien, du présent ou de l’avenir, est en augmentation.
—Les changements sociaux sont-ils au fond de ces affaires ?
Oui, jusque vers 1990, grâce à une croissance économique constante, on a pu croire qu’au Japon les inégalités sociales pourraient être surmontées. Les hommes avaient pour la plupart des revenus stables et les femmes pouvaient espérer faire un bon mariage et fonder un foyer. Si les inégalités existaient toujours, on gardait l’espoir qu’en travaillant dur, il serait possible de vivre dans l’opulence. Cependant, au début de l’ère Heisei (1989-2019), des changements structurels dans l’économie japonaise ont généré beaucoup de disparités et de précarité dans le monde du travail. Ce phénomène a conduit à une polarisation de la société, créant de la paupérisation et des inégalités dans l’accès à l’éducation. Beaucoup de travailleurs précaires ont perdu toute chance de percevoir un revenu permettant d’accéder à la prospérité, quels que soient les efforts fournis, il leur était donc impossible désormais de prétendre au mariage. En bref, ils ne pouvaient plus rien espérer de l’avenir.
Les jeunes furent les premiers touchés, mais au fil du temps, le fossé s’est élargi et les personnes d’âge mûr ainsi que les seniors ont fini par être concernés. Dans l’ensemble, tous ceux qui n’avaient plus d’appui familial ou qui ne pouvaient plus compter sur un cadre professionnel ont perdu tout espoir d’avoir un avenir, en d’autres termes ils n’avaient plus rien à attendre de la vie. La société a généré de l’exclusion.
—À votre avis, qu’est-ce qui fait que ceux qu’on appelle les « invincibles » (muteki no hito) commettent de plus en plus de crimes, de plus en plus odieux ?
Pour beaucoup d’entre nous, famille et travail sont les deux éléments à la base de l’identité personnelle. L’emploi et le mariage sont importants car ils permettent de se connecter à la société par le biais des collègues et de la famille. Plus l’inclusion — via ces deux biais — est faible, plus le terreau est propice à des actes violents.
En janvier 2022 dans la préfecture de Saitama, un homme s’est retranché en demandant que sa mère décédée soit remise en vie et il a abattu un médecin. Le suspect s’occupait à demeure de sa mère âgée et vivait de la retraite qu’elle percevait. Il avait ainsi quelqu’un dont s’occuper et qui s’occupait de lui. À la mort de sa mère, c’est son unique connexion au monde qui s’est trouvée rompue. Il s’est alors retourné contre le médecin traitant et a perdu le contrôle.
Nous vivons aujourd’hui dans une société où un certain nombre de personnes ont perdu espoir, mais cela ne les conduit pas forcément au crime. Il y a un autre cap à franchir pour passer à l’acte. L’existence d’autres liens peut retenir le sujet de basculer. Prenons le cas de Katô Tomohiro, condamné à mort suite à la tuerie d’Akihabara en 2008. Se pensant abandonné des siens et de la société, il s’était réfugié sur Internet. Or il a eu l’impression que sa dernière retraite était mise à mal, ce qui a mis le feu aux poudres.
La responsabilité individuelle, une notion qui accule les exclus
—Dans un geste désespéré, les exclus de la société optent presque toujours pour le suicide. Récemment, on a constaté une augmentation en Occident de crime de masse où les tueurs se retournent contre leurs semblables. « Si de toute façon je dois mourir, autant en entraîner d’autres avec moi. ». D’où cela vient-il ?
On se suicide beaucoup plus au Japon que dans le reste du monde. Mais le crime de masse y est moins fréquent que dans les pays développés. Ne pas faire de vague, ne pas importuner reste une préoccupation forte. S’ils finissent par se retourner contre leur prochain, c’est probablement qu’ils ont le sentiment d’être abandonnés par la société. Cela n’est pas sans rapport avec la tendance à parler à tout bout de champ de responsabilité individuelle. (Voir notre article : Pourquoi les « suicides élargis » se produisent-ils au Japon ?)
L’ancienne Première ministre britannique Margaret Thatcher avait affirmé que « La société, ça n’existe pas. (There are no such things as society) », elle rejetait le système d’État-providence et insistait sur le primat de la responsabilité individuelle. En somme, une société vue comme un environnement bienveillant d’entraide et de solidarité n’avait pas lieu d’être pas au Royaume-Uni. L’emprise du néo-libéralisme et la notion de responsabilité individuelle ont ensuite gagné du terrain.
Mais pour les désespérés du monde réel, puisqu’il n’y a plus rien à attendre de la société et vu l’abandon dont ils sont l’objet, n’importe qui peut devenir une cible contre qui se retourner. Ils n’essaient pas de changer la société comme avec les mouvements étudiants ou ouvriers, ni de se rebeller contre elle, ils s’en vengent simplement en entraînant dans la mort quelqu’un qui, lui, semble être heureux.
—On assiste à la diffusion du principe de responsabilité individuelle, notion qui considère que les malheureux qui souffrent des inégalités sociales « n’ont que ce qu’ils méritent ». Cette façon de penser a-t-elle une influence sur la série de phénomènes qui nous occupe ?
Nombreux sont ceux qui, en réaction aux meurtres de masse, disent : « J’aurai préféré qu’il soit le seul à mourir. ». Ce qui est naturel quand on est encore dans l’expectative et que l’on fait partie de ceux pour qui le monde est encore riche de promesses. Mais les exclus, eux, ont le sentiment de ne plus faire partie de la société et ils n’ont pas conscience du préjudice causé. Dans un monde où la responsabilité individuelle est désormais à la base de tout, il est inévitable que de telles affaires se produisent.
Comme le montre l’exemple de la société américaine, se référer à la seule responsabilité individuelle rend impossible d’éradiquer de tels crimes. Les modes traditionnels marchent bien pour les désespérés du réel, les politiques publiques et l’aide sociale permettent de se faire des collègues, une famille et des amis.
La question est de savoir comment créer un tel environnement, et c’est là que le monde virtuel entre en jeu. Je crois que, s’il y a eu si peu d’actes violents de désespoir au Japon, c’est grâce aux pachinkos. Car ce sont des refuges pour ceux qui n’ont aucune reconnaissance sur leur lieu de travail. Il y avait moins de criminalité au Japon parce qu’il y avait suffisamment de pachinko et de personnes adeptes, sans être accros, aux jeux d’argent publics (courses de vélos, de chevaux, de bateaux, etc.). Aujourd’hui, les paris en ligne les ont remplacés. Ils les empêchent de sombrer dans le désespoir en leur donnant une pseudo-reconnaissance dans le monde virtuel.
Une solution ? Du soutien amical
—Alors que notre société inégalitaire se fissure davantage et que les écarts se creusent, quel est selon vous, le meilleur moyen d’aider les exclus de la société ? Auriez-vous des pistes concrètes de politiques publiques à nous proposer ?
Je pense que le seul moyen est d’augmenter, dans le monde réel, les petites relations entre les individus. Je suis au conseil d’administration du Centre national d’aide régionale au mariage et depuis plus de 10 ans, je travaille à promouvoir le mariage au niveau régional. Cette politique publique vise non seulement à lutter contre la baisse du taux de natalité, c’est aussi un processus pour sortir les individus de l’isolement et créer du lien. Il ne s’agit pas seulement de mariages et de foyers à fonder, c’est un processus nécessaire pour sortir les célibataires de la solitude. Même sans aller jusqu’au mariage, il est question de générer du « soutien amical ». Bref, de créer un lieu pour les personnes isolées.
Il faudrait renouer avec une société qui prend soin de ses membres, une société où les individus peuvent se sentir importants, peuvent prendre soin d’eux-mêmes et des autres. Le gouvernement a créé un poste au secrétariat du Cabinet, intitulé « ministre délégué chargé de la solitude et de l’isolement ». On ne sait pas très bien ce qu’il y est fait, mais pourquoi ne pas créer un nouveau ministère, avec un « ministre d’État à l’amitié et à la convivialité » ?
J’ai souvent plaidé pour que le gouvernement et les autorités locales apportent leur soutien aux activités de mariage et j’ai souvent été critiqué car on trouvait « scandaleux que le gouvernement intervienne dans une affaire si privée ». N’est-ce pas typiquement un argument qui relève de la responsabilité individuelle ? Le problème ne vient-il pas justement du fait qu’on a les délaissées, ces personnes que l’on pense responsables, car on suppose qu’elles aiment cet isolement et qu’il vaut mieux les y laisser ?
(Photo de titre : Yamagami Tetsuya, l’homme qui a tiré sur l’ancien Premier ministre Abe Shinzô en pleine rue. Le 10 juillet 2022 à Nara. Kyôdô)